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iSSA, ROUSSEAU.
.LET. ATHÈNES, NILSSON.
C'*. LIÈGE, J. BELLENS.
RES. ROME, BOCCA, LOESCHER.
.,^„. "" \N, BOCGA, FLORENCE, vieusseux.
iCKUAUS, ASDER.
'""ETMEYER, LE SOUDIER, MAX RUBE.
'^LD ET C'«. BUCAREST, SOTDSCBEK ET €*•.
rzE, GENÈVE, pd. dùrr.
tnci ONE, verdaguer. LISBONNE, rodrigues.
r Y d*. LA HAVANE, miguel alorda.
"TANO, SAMλERS, STECHERT, THE INTERNATIONAL NEWS C*.
NOOF, THE NEW ENOLANIJi^^^yi^oUy It:
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JRGET, V. émÏQ frança
u(e traduction ou reproduction t
REVUE DES DEUX MON»/.^
Interdite dans les publications périodiques de la . .
y compris la Suède, la Norvège e i ^.^.^.^^^ by GoOgk
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXVI* ANNÉE. -^ CINQUIÈME PÉRIODE
Toan zxxv. — {•« septembre 1906.
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REVUE
DES
OEUX MONDES
I»WIHI(N
LXXVI» ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TRENTE-CINQUIÈME
* or THE \
(; i'N"!VEr;.;ty },
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 13
1906
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PRESERVATION A^^^
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UN1VER31TY 1
AL F'-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH
TBOISIÊMB PARTIE (1)
Vil
Avez- vous éprouvé, certains matins, à l'heure du réveil accou-
umé, la sensation d'avoir assez dormi pour satisfaire la nature,
et tout à la fois le désir de ne pas vous désenlacer du sommeil,
de A^ous y enfoncer au contraire, de vous y réfugier contre
rinquiétude confuse du jour qui naît, de la vie qui recom-
mence ?
Dans mon petit lit thuringien, assez peu confortable, j'avais
ourtant, cette nuit-là, goûté sept bonnes heures de repos. Depuis
ongtemps je percevais autour do ma demi-torpeur des appels
5 voix sur les terrasses des villas voisines, des pas dans l'esca-
iVf des clameurs d'enfans jaillics de la rue : plus de bruit, môme,
l'a l'ordinaire. Malgré Tauvcnt de la terrasse, une joyeuse
irté do soleil poudroyait dans la chambre : à travers mes pau-
vres volontairement baissées, elle me faisait voir rose au dedans
moi... Tout à rhcure j'avais senti, effleurant mes cheveux, les
lîchcs lèvres de Grilte, brusquement venue à mon clievct, et
voix m'avait dit : *
— Paresseux! à huit heures, au lit ! Esl-ce parce que c't^st
te?... Tu n'as pas honte?... Moi, je vais vite déjeuner et
rtir avecM"* Moloch, voir les préparatifs.
En grognant quelques protestations, je m'élaiç rclourné
i) \oytz la Revue des {•' e l 15 août.
- r» * ^^
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6 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le mur... Les mots de Gritte : fête... préparatifs... avaient
eu pour effet de me rendre le sommeil plus désirable. « Cher som-
meil! pensai-je... réseau protecteur contre les nouvelles heures
incertaines ou méchantes, enveloppe-moi, laisse-moi ne ressen-
tir de ce jour nouveau que sa clarté, tamisée par mes paupières
appesanties, que sa fraîcheur de fin d'été qui glisse par Tentre-
bâillement de la fenêtre. Sommeil, retiens-moi !... Je ne me rap-
pelle plus ce qui me trouble, ce qui m'effraie dans le réveil. Ce
n'est point ime misère physique, mon sang court vif et sain dans
mes membres forts. Ce n^est pas l'appréhension de catastrophes
personnelles : je ne crains rien des hommes, et deux sourires de
femmes me promettent la tendresse, voire lamour. La cause de
mon désir d'inconscience, c'est quelque chose d'indéfini et de
fort, mais je ne sais plus ce que c'est, et il me plaît de l'avoir
oublié au cours de la nuit, car je ne pourrai plus dormir quand
je me le serai rappelé... Enveloppe-moi, cher sommeil, prolonge
mon oubli... »
Soudain, je me dresse sur mon séant, franchement réveillé...
Un coup de canon a tonné au château, et des clameurs de joie,
lancées des villas, delà place, de tout le Luftkurort, y répondent.
Mes yeux ouverts regardent; le soleil triomphe dans ma chambre;
l'ombre d'un drapeau suspendu à la terrasse et dont la' brise
matinale agite la flamme, ondule sur le mur du fond. Et aussi-
tôt je sais pourquoi je ne voulais pas me réveiller, malgré Tado-
rable clarté, malgré la joie de la rue, malgré l'appel de Gritte
et ma promesse de rejoindre la princesse Else à la Fasanerie...
Aujourd'hui, c'est le 2 septembre, le jour de Sedan.
Si Ton tire le canon au château, si les gamines et les polis-
sons de Rothberg-Dorf s'endimanchent, encore que ce soit un
simple mercredi ; si le drapeau bleu de Rothberg-Steinach flotte
à la terrasse entre le balcon de M. Moloch et le mien ; si les oies
grises ou blanches se débattent dans la Rotha avec des clameurs
plus insolentes ; si, enfin, cet après-midi, devant la Cour et le
peuple assemblé, dans le Thiergarten, on doit, au bruit des fan-
fares et des discours, dévoiler ime statue en plâtre de Bismarck,
eu attendant le bronze que Cannstatt est en train de fondre, c'est
parce qu'il y a trente-cinq ans, par une journée de soleil comme
côUe-ci, 17 000 Français étaient tombés et les H7000 survivans
n ayant à choisir que de mourir sans objet ou de se readre,
leur général signa la capitulation qui remettait à Guillaume I*'
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. (
ûus ces vaincus pantelans, avec leurs aigles, leurs enseignes,
leurs armes, avec Tépée et la fortune de T Empereur.
Aujourd'hui dans tout TEmpire allemand, on chôme la fête.
Avec Talphabet gothique, les petits gars des écoles, les petites
filles des pensionnats ont appris à vénérer cette date du passé,
Ce jour-là, leur a-t-on dit, TAUemagne est sortie vivante de ses
cendres. La vieille Allemagne céda la place. Devant le monde
ébahi, la jeune Allemagne dressa son épée.
C'est le Sedanstag.
Comme mon cœur est troublé ! Tandis que je me lève et que
je m'habille, heureux d'être seul pour remuer mes vagues pen-
sées, heureux que Gritte même ne soit pas là pour me question-
ler ou même me regarder, je cherche à démêler le pourquoi de
mon trouble.
Bien des 2 septembre ont déjà marqué leur chiffre sur ma*
vie, me laissant indifférent, ou joyeux, parmi la joie ou l'indiffé-
rence de tous les Français. Savais-je même le sens de cette date?
Le savait-on, auprès de moi?.,. Oubli sincère, distraction voulue,
iamais cette date de deuil n'a entravé, les autres années, ma
promenade au Bois, le un déjeuner entre camarades, les rendez-
^ous de laprès-midi, les plaisirs du soir. Pour associer à ces
Jiots: 2 septembre, cet autre mot: Sedan, il faut que je vienne
ci, chez le vainqueur, et que sa joie, toujours aussi provocante
'près tant d'anniversaires, m'offusque, m'inflige un malaise phy-
ique.
« Voyons ! voyons ! est-ce ma faute si Mac Mahon ne s'avisa
as de la marche de flanc de "Frédéric-Charles? s'il se colla
Qprudemment à la voie ferrée ? s'il se rabattit sur Sedan, place
Hestablement choisie? s'il signa, le 31 août, au moment où
innemi commençait de l'envelopper, cet ordre du jour extraor-
■naire: « Demain, repos pour toute l'armée! » Demain, c'était
bataille de Sedan, auprès de laquelle Pavie et Waterloo
ffacent.
« Est-ce ma faute si le général de Wimpfen enleva impru-
tnment à sept heures du soir le commandement à Ducrot, qui
moins sauvait les débris de l'armée ? Est-ce ma faute si l'aveu-
imenl parut, ce jour-là, frapper tout ce qui menait la destinée
la France? Est-ce enfln ma faute si, depuis le milieu d'août,
mpereur souffrait de la pierre?...
« Je suis venu au monde, alors que tout cela était déjà de
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8 REVLTE DES DEUX MONDES.
Timmuable passt^. Nulle douleur rétrospective n'y changera rien.
Mon âme prend-elle le deuil des anniversaires d'Azincourt,
de Trafalgar? Met-elle sa robe de fôte aux anniversaires de Bou-
vines, de Patay, d'Austerlitz?... La vie serait un cauchemar si le
passé Tobstruait toujours de son ombre. Je no suis responsable
que de moi-môme: mon histoire à moi, celle de mon pays durant
ma vie, avec leurs tristesses et leurs joies, suffisent à ma capa-
cité d'émotion. Arrière, fantômes de Thistoire. Je veux laisser
les morts eW errer leurs morts!... »
Ainsi raisonne ma raison, tandis qu'avec un effort de sang-
froid et de méthode j'ajuste les boutons de ma chemise, je choi-
sis un complet dans ma garde-robe, je noue et j'épingle ma cra-
vate... Et pour me prouver à moi-même que les fantômes ne me
dominent pas, je me mets à siffler un air que les gamins d'Alle-
magne lancent depuis quelques mois à travers les échos: Habt
Ilir nicht den kleinen Kohn gesehen?,.. Mais soudain ma main
sursaute. La pointe d'or de l'épingle me pique le bout du doigt.
Un autre coup de canon, parti du château, a retenti formida-
blement dans les gorges de la Rotha.
C'est le 2 septembre, le jour de Sedan.
Tout mon raisonnement aura beau se rebeller là contre, la
volonté du vainqueur me contraint à no pas confondre cette
date avec les autres dates funestes. Les canons du vainqueur,
ses drapeaux, ses processions de vétérans, la clameur môme des
bouches enfantines, m'imposent la réalité de ma défaite, non pas
comme une commémoration historique, mais comme une dure
loi du présent. Oublier? Gomment le pourrais-je?... Le vain-
queur, chaque année, me crie : « A cette date, je t'ai frappé, je
t'ai terrassé! » Et s'il me crie cela si rudement, c'est, — je le
comprends bien, — qu'il pense : « Je t'ai frappé, et tu ne t'es
pas relevé depuis, et je ne tolérerai pas que tu,to relèves!... w
Soit! ne raisonnons plus. Soyons impulsif, comme il l'est.
Puisque ce rappel de la haine héréditaire vient secouer ma
torpeur de vaincu, aujourd'hui du moins, je serai rennemî.Tout
seul ici, puisque le vainqueur y tient, je représenterai le vaincu.
Je ne me terrerai pas dans la maison, de peur que l'on ne dise:
« Ce Français n'ose môme pas se montrer... » On me verra. A qui
me parlera, je répondrai. Si la mesure est dépassée, j'imposerai
le respect comme je pourrai.
... Des sons de fifre, sur la place du Luftkurort, m'attirent à
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. Il
lafcûêtrc, dans la chambre de Gritte où Gritte n'est déjà plus.
Le litre lance ses modulations criardes aux lèvres d'un fifrcur
grisonnant, mais d'aspect encore alerte et robuste. Derrière ce
Tyrtée marche vers le château un groupe de bonshommes dont
quelques-uns, atteints de rhumatismes, ont peine à suivre l'allure
de la sautillante musiquette. Ils sont là une douzaine de monta-
gnards endimanchés, avec des branches de laurier à leur feutre,
la croix de fer sur la poitrine. Quelques-uns môme, pour signi-
fier plus de gloire, portent en bandoulière une écharpe de lau-
riers. Une bannière les précède, portée par un long jeune homme
imberbe, sans doute le fils d'un de ces héros. La marmaille
rolhbergeoiso les escorte de ses cris et de ses hurras. Aux
enêtres des villas, les femmes agitent leurs mouchoirs; des
iiommes en manches de chemise, le rasoir à la main, le menton
)arbouillé de mousse, se penchent, crient : Hoch!...
Dissimulé par les volets, je regarde s'éloigner vers le chdtcau
les dos appesantis des guerriers... Je pense à ceux de leurs
contemporains qui, nés sur la rive française du Rhin, portèrent
les armes contre ceux-ci. Beaucoup sont morts aujourd'hui. Ceux
pii survivent ont pâti, comme les vainqueurs, sous le soleil
cuisant de 1870, sous le gel affreux de 1871. Ils ont fait les
mêmes gestes d'automates, à l'ordre des chefs; ils ont marché
les kilomètres et des kilomètres, le ventre vide, les épaules rom-
pues par le paquetage, à moitié dormans, fiévreux, hallucinés...
Ils ont tiré, abrités tant bien que mal, derrière une souche
d'arbre ou un pli de terrain, sur des masses confuses qu'on leur
lisait être l'ennemi. Blessés, plusieurs ont connu des heures de
lélresse sur le champ de bataille, Thorriblo hôpital de cam-
)agne, la dysenterie, la typhoïde. Tout ce que ces vétérans
l'Allemagne ont souffert, les vétérans de France l'ont souffert
iussi, à ce point que, durant les six mois de guerre, Michel et
Jacques Bonhomme eussent pu, sans gain ni perte, échanger
eurs deslins.
Pourtant, aujourd'hui 2 septembre, Jacques, vieilli, pousse la
harrue ou tourne l'outil comme les autres jours, — tandis que
lichcl, habillé de drap et ceinturé de lauriers, Michel, décoré
^î croix et de médailles, va trinquer sa chope contre celle du
•ince Otto, dans la salle des Cerfs, et s'en retourner avec un
laler de plus dans sa poche.
Vétéran do France, il ne fallait pas être vaincu !
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10 REVUE DES DEUX MONDES.
... Les guerriers ont disparu, j'entr'ouvre les volets, je
regarde par la fenêtre. Tout le Luftkurort est en liesse, les dra-
peaux jaunes à aigle noir, les drapeaux bleus à aigle blanc cla-
potent sous une brise qu'aromatise Thaleine des sapins. Les gens
qui se promènent sentent le dimanche : drap noir et blanchis*
sage frais. Il fait un temps sans nuage que Herr Graus appelle :
le temps du Kaisel*. La demie de neuf heures sonne au carillon
du château.
Seulement neuf heures et demie! Ach! Gott!,., que la jour-
née sera longue! Je l'organise mentalement... Mon rendez- vous
avec la princesse est à dix heures et quart, au pavillon de la
Fasanerie, dans le Thiergarten. La promenade durera jusqu'au
repas de midi. On inaugure Bismarck à trois heures. Le prince,
un sourire relevant sa moustache, a pris soin de m'avertir qu'il
ne comptait pas sur moi pour la cérémonie. J'ai répondu, sur
ce ton d'ironie qui 'l'exaspère, qu'au contraire j'y assisterais parce
qu'il faut être renseigné sur les mœurs des ennemis. Mais il est
convenu avec la princesse que je me tiendrai dans le pavillon de
la Fasanerie, tandis que la Cour et les fonctionnaires paraderont
sur l'estrade... Le soir, après souper, je rentrerai dans ma
chambre, évitant les illuminations, les feux d'artifice, les beuve-
ries et les clameurs.
Au cours de cette longue journée, un seul intermède curieux
est prévu. Collée sur le mur d'en face, une affiche rouge manu-
scrite annonce qu'à l'issue de la cérémonie, le professeur docteur
Zimmermann, de l'université d'iéna, fera une conférence au
café Rummer sur : « Le Sedanstag et le problème de l'AIsace-
Lorraine. » Pauvre Moloch! il n'aura guère d'auditeurs! Les
cinq membres du parti social-démocrate de Rothberg, peut-être,
avec leur chef, le savetier Finck, en tête, à moins qu'un renfort
ne lui vienne de Litzendorf ! Le laissera-t-on seulement parler?
De quel air les Rothbergeois et les habitans des villas lisent cette
affiche! Comme ils secouent les épaules! Des conversations sur-
excitées s'engagent entre les messieurs en redingote et en cha-
peaux hauts-de-forme qui déjà circulent sur la placette... Mais
que se passe-t-il?... Voici venir le garde champêtre qui remplit
en même temps les fonctions d'agent de police, escorté de polis-
sons attentifs. 11 porte un pot de colle avec le pinceau fiché
dedans, et sur le bras quelques longues bandes de papier im-
primé. Il s'arrête devant l'affiche rouge; les promeneurs affluent
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 11
autour de lui, gardant toutefois la distance respectueuse due à
un représentant de lautorité. Le garde, indifférent et métho-
dique, étend la colle sur le revers d'une des bandes, qu'il a
choisie jaune. En deux* coups de pinceau il la fixe diagonalement
sur l'affiche rouge de M. Moloch. Et quand il s'éloigne, les
curieux et moi-même pouvons lire dessus, en gros caractères,
le mot : « Behôrdlich untersagt : interdit par l'autorité. »
« Pauvre Moloch!... pensais-jeen passant, quelques minutes
plus tard, devant l'affiche barrée, en me rendant au parc de la
Fasanerie... Vraiment, pour un savant et un philosophe, il fut
par trop naïf. S'imaginer que le prince tolérerait, le jour de cette
nauguration dont il est si fier, une conférence sur l'abolition du^
Sedanstag et la neutralisation de F Alsace-Lorraine... Pauvre
loloch!... »
Mon cœur sympathisait avec l'honnête, l'ardent vieillard, en
utte contre le uhlan, comme il appelait le prince. Ma raison,
j|le aussi, me disait que la guerre est horrible, qu'il est absurde
le s'entr'égorger parce qu'on prononce le ch de façon différente
t qu'on est né de l'autre côté du fleuve... Mais, hélas! combien
oute protestation logique m'apparaissait inefficace devant l'ar-
eur joyeuse que l'anniversaire de victoire soulevait sur la terre
germanique ! Avec un intellectuel dégoût de moi-môme, j'étais
onlraint de m'avouer que, né Germain, je tiendrais aujourd'hui
our le prince, et que j'applaudirais lourdement à lapposition,
ur laffiche, de la cruelle bande : Behôrdlich nntersagil
... Du Luftkurort au Thiergarten, la promenade dure une
Dgtaine de minutes, en suivant d'abord la route d'Altendorf,
lis un sentier à travers cette verte arène herbue que j'aperce-
lis de ma terrasse. Un pont rustique franchit la sémillante
>tha : et, tout do suite après, on pénètre dans les bois majes-
eux qui environnent la Fasanerie.
Ces bois couvrent presque exclusivement de hêtres un contre-
•l isolé. Le prince Ernst les fit planter lui-môme, il y a
js de cent cinquante ans : aussi n'ont-ils pas Taspect tumul-
^ux des forêts environnantes. Les voitures y accèdent par de
ges allées; des sentiers s'insinuent dans hîs taillis selon des
urbes étudiées. Les sièges de pierre, s<.»us les bosquets,
îtent à la méditation, à la lecture, au repos... Au tournant
in chemin, un pavillon serti de troncs et de branches décore
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12 REVUE DES DEUX MONDES.
une clairière artificielle. Parfois une vieille statue dans le goût
du xviu" siècle ver4it, noircit, s'effrite sous l'entrelacement des
branches, qui, depuis longtemps, la dérobent au soleil... L'âme
du seul philosophe issu de la rude souche de Rothberg survit
dans ce coin du domaine princier. On conserve, on entretient
pieusement le banc circulaire où il s'asseyait pour lire Rous-
seau, Voltaire, les Encyclopédistes, la chapelle rustique qu'il
avait élevée à Dieu, souverain principe des choses, et dont
l'autel est remplacé par une fenêtre ouverte sur le paysage. Le
pavillon môme de la Fasanerie lui servait de « folie. » 11 y con-
struisit un théâtre semblable â celui de Trianon. Des apparte-
mens minuscules, installés dans les combles, servaient aux
soupers et aussi à l'amour, car parfois les comédiennes s'attar-
daient à la Fasanerie, et le nom de la Gombault, une ballerine
originaire du village de Chaillot, près Paris, est célèbre dans la
petite principauté. Trois ans la Gombault vécut à la Fasanerie,
sans d'ailleurs pénétrer jamais dans le château de Rothberg...
Feu le prince Emst, dont la physionomie originale m'avait
dès l'abord séduit, était peu à peu devenu pour moi une con-
naissance, presque un ami. Tous ses portraits m'étaient fami-
liers; j'avais lu toute sa correspondance; je méditais même d'oc-
cuper les loisirs du prochain hiver par un petit ouvrage sur cet
aimable souverain au front fuyant, au nez long et spirituel, aux
yeux ironiques, à la lèvre voluptueuse.
« Merci, cher prince, lui disais- je, tout en gravissant la
douce pente qui menait à la Fasanerie, merci de ménager à votre
futur historien un asile de paix parmi le fracas guerrier de cette
funeste journée... De votre temps, on faisait de belles cam-
pagnes, mais on ne se croyait pas obligé de prolonger la lutte
par des brutalités, au delà de la paix. On affectait d'oublier
galamment les défaites de l'ennemi, et, sur ses propres défaites,
on rimait des chansons. 0 penseur, qui vous battiez si vaillam-
ment, dit-on, à Rosbach et à Hochkirchen, prince qui certain
jour, quand un boulet français éclata à votre bivouac, où vous
écriviez une lettre à la Gombault, vous écriâtes, secouant la
poussière qui couvrait votre papier : « Par Dieu ! ces Français
sont avisés : voilà que je n'ai pas besoin de sable,... » cher prince
philosophe, merci pour cette retraite, merci pour cet ombrage
que je vois plus beau, plus touffu, plus majestueux que vous ne
les vîtes, et qui va me garer, autant que possible, de la victo-
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J^TP^-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. .13
rieuse insolence de vos descendans,... Prince Ernst, mon confi-
dent et mon ami, je vous avoue que beaucoup de choses de TAl-
lemagne d'aujourdliui m'excèdent et me navrent, me donnent
uo profond désir de repasser les Vosges et de revivre dans ma
patrie, la douce France. Je ne serais même pas demeuré jus-
qu'au Sedanstag, si une aimable personne de votre famille ne
m'attachait à la Thuringe au point de me faire oublier mes
rancunes... »
Ainsi méditant, j'arrivai, à mi-chemin de la Fasanerie, k
l'endroit où, — sous un majestueux encorbellement de hêtres, et
dans l'enceinte d'un bosquet de lauriers-roses en fleurs, entre-
tenus en serre et rapportés là dans la belle saison, — le « Banc
lu Philosophé » dressait ses assises vermoulues, encore que
bien des fois réparées, et protégées des intempéries par une assez
laide toiture. Malgré l'ombre des bois, la marche m'avait
échauffé. J'osai m'asseoir sur le banc mémorable. J'essuyai la
sueur de mon visage, puis, les coudes sur les genoux et le front
dans mes mains, je fermai les yeux et je goûtai la tiédeur mur-
murante de ce matin dans les bois... Comme un doux narco-
tique, je sentais réellement l'air pénétrer mes veines et, par lexcès
même de la force et de la vie qu'il y injectait, les engourdir.
Les pentes, feutrées de feuilles déchues, les pentes où fuyait
la colonnade des hêtres tournoyaient doucement, se mêlaient,
s'estompaient devant mes yeux clos. El voici que tout à coup,
assis à côté de moi sur le banc, j'aperçus le prince philosophe
avec ses souliers boutlés d'argent, ses bas rouges, sa culotte et
sa redingote lie-de-vin, le gilet de peluche jaune fou, la haute
cravate, la petite perruque nouée, et, dans les doigts, la canne
jaune à pomme d'or et la tabatière de Saxe. Posé sur le banc,
son tricorne nous séparait. Le prince ne parut nullement surpris
de mon voisinage. Il me parla même familièrement, comme s'il
répondait à mes propres pensées.
— Mon jeune ami, me dit-il, c'est fort agréable, j'en conviens,
our distraire votre exil d'ici, d'intriguer avec ma petite bru-
e ne vous ferai pas de morale. Sur les rapports des sexes, mes
dées sont indulgentes. D'ailleurs, il ne me déplaît pas que ce
ioudard d'Otto soit quelque peu... (Ici le prince prononça cor-
•ectemcnt un mot très français.) Toutefois, mon expérience doit
lettre en garde votre jeunesse contre les conséquences de cette
atrigue. Ma petite bru est romanesque : comme elle détient eu
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14 REVUE DES DEUX MONDES.
outre un vieux fonds dHionnètetê allemande, et qu'il lui répugne
de trShir son mari sous le toit et même sur le territoire de
Tépoux, elle commence à méditer un enlèvement... Vous sou-
Hez? Il vous flatte, jeime Français de \'ingt-six ans, le projet de
Vous échapper & travers le monde avec une princesse amou-
reuse?... Avez- vous réfléchi à la condition du précepteur pauvre
qui enlève la princesse, et avec la princesse ses bijoux et ses
rentes?
— Monseigneur, répliquai-jo, si tant est que la princesse
Veuille être enlevée, elle n'a qu'à laisser à Rothberg-Schloss ses
rentes et ses bijoux. Je suis vigoureux et courageux. Une femme
à nourrir ne m'embarrasse pas.
Le prince, qui reniflait une prise, rit si fort qu'il éparpilla le
tabac sur son gilet de peluche.
— Mon jeune ami, fit-il, vous ne pensez pas sérieusement
que la princesse Else s'accommodera toute sa vie de votre petit
gain de bourgeois ruiné, qui lui procurera tout juste de quoi
manger, et une bonne à tout faire pour la servir.
— Ne m aime-t-elle donc pas ?
— Heu !
— En tout cas elle se comporte comme si elle m'aimait...
A chaque instant, ce sont des billets tendres, des rendez-vous,
de furtives étreintes... Oh !... rien encore de décisif...
— Je sais, je sais, fit le prince.
— Faut-il vous avouer, Monseigneur, que tout cela, qui
toucha d'abord ma seule vanité, a fini par émouvoir mon cœur?
Maintenant, les jours où ce n'est pas le Sedanstag et où votre
petit-fils Otto ne m'énerve pas trop avec la patrie allemande, je
ressens, gr&ce à Else, quelque chose qui ressemble à du bonheur.
Le prince secoua sa perruque.
— Jeune homme ! jeune homme ! reprit-il, votre cas est bien
mauvais. Vous êtes en train d'oublier qu'une princesse et un
précepteur ne peuvent jamais faire des amans durables, surtout
si cette princesse est Allemande et le précepteur Français... Moi
qui étais plus fin que vous et plus puissant, j'ai essayé quelqpie
chose de bien moins difficile : posséder ici une maîtresse fran«
Caise... Trois années durant, votre compatriote M"* Gombault
s'efforça loyalement à m'aimer et je tâchai de mon mieux à m'en
faire aimer... Remarquez que nous ne nous déplaisions pas phy«
siquement et que j'étais Français, par les mœurs et la culture.
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MONSIEUR Et MADAME MOLOCH. î^
«vitant que peut être Français un honame venu au jour parmi
ces sombres montagnes. Tout alla bien tant que le délire des
sens nous maintint en plein rêve. Mais après six mois passés
ici, nos natures adverses reparurent. Tout nous irrita Tun contre
l'autre. Nous eûmes d'affreuses querelles pour les causes les
pins futiles. J'avais assigné comme séjour, à ma maîtresse, la
Fasanerie et tout le parc où nous voilà. Or elle était hantée par
une seule ambition : habiter le château... J'avais beau lui expli-*
quer que l'usage immémorial de mes ancêtres avait respecté
cette demeure vénérable et que les gens de Steinach s'uniraient à
ceux de Rothberg pour me faire un méchant parti, si je désho-
orais cet asile par des turlupinades amoureuses, elle n'en
émordit point. <« Mon gentil Robert (ainsi simplifiait-elle le nonf
B Rothberg) je coucherai sous les courtines de l'empereur
lunlher ou je m'en retournerai à Chaillot. » Jamais je ne pus
lire entendre à celte fille, qui pourtant n'était pas stupide, que
e lit d'un empereur allemand n'est pas fait pour une catin, fût'
lie de Chaillot... De son côté, elle me reprochait une certaine
mquerie, au point culminant de nos entretiens^ et l'habitude
lont je ne pus, il est vrai, me défaire, de l'apostropher alors
ivecun tendre mépris dans ma langue maternelle, a Âppelle-moi
»mme tu voudras en français, me disait-elle : je comprends
ôutes les passions des hommes. Mais pas dans ton baragouin
achevai... Cela m'ôte tout agrément... » Monsieur, vous êtes
ûstruit et je vous en fais juge, est-on mattre de sa langue en de
3lles minutes?... Tout cela finit comme vous pouvez penser:
i Gombault réussit à me faire sortir de mon caractère pacifique^
uand elle me vit en colère, elle boufTonna ; jamais je ne sus plus
^ qu'elle pçnsait. Or, nous autres Allemands, nous ne détes-
ns rien tant que l'ironie. A Paris, parmi vos lettrés, je la sup-
rtais jBncore, et il me semblait que je la comprenais. Rentré
ins mon gîte de Thuringe, elle me bouleversait et j'y répon-
ûs à la prussienne : par des coups. La Gombault, lasse d'être
avachée, trouva moyen de s'échapper de mes États, avec un de
38 piqueurs. Ils allèrent en Bavière, où je crois ^bien que le
Ole fut pendu, tandis qu'elle-même devenait la maîtresse d'un
ancier. Quant à moi, monsieur, j'écrivis des vers français sur
.te trahison^ mais la méditation me fit comprendre qu'il devait
advenir ainsi et qu'un prince héréditaire allemand ne peut
pparier à ime jeune gourgandine de Chaillot, sans qu'il en
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16 REVUE DES DEUX MONDES
résulte mille froissemens^ qui leur seraient épargnés si le prince
était né à Versailles ou la gourgandine à Rudolstadt.
£t le prince, Tair satisfait de son propos, me dévisageait de
ses yeux gris.
— Monseigneur, répliquaî-je, un peu piqué, ne croyez-vous
pas que la distance est tout de même moindre, du précepteur à la
princesse, que du prince à la catin?
— Elle n'est moindre qu'à votre sentiment, mon jeune ami.
Vous avez les idées d'un Français, et les Français ont fait la
Révolution ; mais, pour la faire ils ne nous ont pas consultés.
D'ailleurs vous avez mal compris mon récit si vous croyez que
la différence de rang soit le grand obstacle ; c'est la différence
de race, ou, comme vous dites, je crois, dans votre jargon mo-
derne: l'âme étrangère.
— Soit, Monseigneur... Mais une remarque, encore. Vous
ne ressentiez l'un pour l'autre. M"* Gombault et Votre Altesse,
qu'un attrait physique assez brutal. Tandis que la princesse
m'aime.
— Heu ! fit encore le prince en jouant avec le couvercle de
sa tabatière... Et vous?
— Moi, Monseigneur... Mais, je l'aime aussi !
Un tel éclat de rire, à cette réponse , secoua le personnage
en habit lie-de-vin que je sursautai sur le banc, et j'allais, je
crois, oublier tout à fait les distances sociales et gifler l'imper-
tinent philosophe, quand soudain deux bras m'enlaçant par
derrière, deux mains nouées sur mes yeux à ^impro^âste, arrê-
tèrent mon élan... Je me débattis; en me débattant, je chassai
la torpeur de rêve que ce coin hanté avait répandue autour de
moi. D'un effort énergique, je me retournai, debout... et je me
trouvai face à face avec Gritte, qui riait aux éclats de l'autre
côté du banc, tandis que mon jeune élève Max, à quelques pas
de distance, m'observait avec gaîté.
— C'est joli, s'écria Gritte, c'est joli, mon docteur de frère,
de vous endormir sur les bancs, à peine sorti de votre lit. Il y a
déjà une heure que. En-herbe et moi, nous faisons de la litté-
rature.
Max vint me serrer la main. L'irrespect de Gritte pour son
ami princier avait promptement passe toute limite. Du mot
Erbprinz, prince héréditaire, elle avait fait d'abord : Prince-en-
herbe, puis plus sommairement : En-herbe. Elle ne lappelait
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rw^f
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 17
ainsi, bien entendu, qu'en tête à tête, ou devant moi. Max ne
protestait pas : je ne lui voyais même pas ces mouvemens de
brusque brutalité que je connaissais, et par où la rude nature
des ancêtres reparaissait de temps à autre sous la douceur mater-
nelle. Max était encbainé par Gritte. Dans Talanguissement de sa
quatorzième année, je devinais bien que ma jolie sœur lui appa-
raissait conmie la charmante première incarnation de la femme.
— , Savez-vous, monsieur le docteur, me dit-il, qu'il m'est
plusieurs fois advenu à moi-même de m'assoupir sur le banc
du philosophe? C'est, je crois, la faute de ce buisson de lauriers-
roses environnant. Et chaque fois j'ai rêvé de mon aïeul, le prince
Fritz, en son habit lie-de-vin... Excusez-nous de vous avoir
réveillé. Ma mère est déjà à la Fasanerie, et vous y attend.
Nous reprîmes ensemble le grand chemin sablé. Max ap-
puyait doucement sa main sur mon bras gauche, Gritte me tenait
par la main droite... Ils m'entraînaient de leur pas de gamins
impatiens, et leurs bavardages s'entre-croisaient autour de moi
conmie les anneaux d'un jeu de grâces.
— Prince Max, dites à mon frère que je commence à ne pas
mal prononcer le ch.
— Oui... c'est joli quand vous parlez... joli et doux comme
le parler des petits enfans. Et moi, est-ce que je fais des progrès
en français?
— Vous parlez un peu moins mal. C'est grâce à moi. ;
— Et à monsieur le docteur.
— Non, à moi toute seule; mon frère ne vous bouscule pas
assez. Tu sais, Loup?ajouta-t-elle, changeant de sujet, il y a des
tas de drapeaux, là-haut, à la Fasanerie, et une estrade avec du
velours rouge avec des franges d'or. La statue, empaquetée de
calicot, a l'air d'un gros pain de sucre. Tout cela est très laid.
N'est-ce pas. En-herbe?
Max fit une moue. Les criticpies de Gritte sur le luxe et le
'goût de la principauté le chagrinaient. Il se borna à répondre :
— L'endroit est joli. Il y a de beaux arbres et la maisonnette
est si gracieuse!... Tiens! un cavalier...
Nous prêtâmes l'oreille. On entendait, dans le vaste silence
du sous-bois, le pas d'un cheval descendant alei«tement la côte,
s'ébiouant, faisant cliqueter la gourmette et les anneaux du
mors. Au premier tournant, nous reconnûmes le major, sur sa
jument Dorothée.
TQMK xzxv. — igo6. 2
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18 REVUE DES DEUX MONDES. **
Max quitta mon bras et se mît à marcher militairement. Son
visage avait changé, avait repris cette expression de sournoise-
rie hostile qu'il m'avait opposée naguère, aux premiers jours de
mon préceptorat. Le comte de Marbach arrêta net sa jument à
dix pas de nous et appela :
— Monseigneur!
Max avança au pas prussien, la main en coquille contre la
visière de sa casquette.
— Vous voudrez bien, Monseigneur, dit le comte, prendre lô
commandement du détachement qui, cet après-midi, rendra les
honneurs devant le monument. Ordre de Son Altesse!
' Max ne bougea pas, mais je vis les muscles de ses joues se
contracter. D'un salut, le major le libéra. Il poussa sa jument;
en croisant Gritte et moi, il nous salua avec un empressement
affecté.
Revenu à mon côté, Max resta quelque temps silencieux^
puis il me dit :
— Il sait que je ne voulais pas commander cette manœuvre,
et que mon père m'avait permis de rester simplement sur l'es-
trade... Mais il veut m'être désagréable et vous peiner, parce
que c'est le Sedanstag... TQuand je serai prince régnant de
Rothberg, il n'y aura plus de Sedanstag à Rothberg... et lui,
le Marbach, si je peux le jeter en prison et l'y faii-e mourir
lentement...
Les yeux de Max s'injectèrent de feu, ce feu que j'avais vu
étinceler parfois dans les yeux de son père, et qui incendiait,
sous la crasse des années, les prunelles de certains portraits
d'ancêtres, au château.
c< Mon sensible et pacifique élève, pensai-je, est tout de
même bien de la lignée de Gunther. . . »
Nous arrivions à la Fasanerie, vaste esplanade plantée de
tilleuls en quinconces, que fermait, au fond, une sorte de petit
Trianon en stuc, joliment patiné par le temps, a\^jC deux bâti-*
mens perpendiculaires à un seul étage, pour les communs. De-
puis longtemps, peut-être depuis le temps de la Gombault, nul
faisan ne paradait plus dans cette faisanderie, dont le gardien
élevait prosaïquement la volaille domestique destinée à la table
du château. Mais le lieu demeurait charmant, d'une précieuse
grâce vieillotte. Gritte avait raison, c'était pitié de le voir au-
jourd'hui, défiguré par les drapeaux aux tons criards, l'estrade
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 19
rouge, le paqpiet de calicot du monument, les cantines provi-
soires que Herr Graus faisait installer. La maison elle-même
était décorée de lauriers, qui recouvraient, sous Tappui des fe-
nêtres, les serviettes de plâtre modelées par Tarchitecte.
A l'une de ces fenêtres, une forme blanche et blonde apparut.
Mon cœur se gonfla doucement. « Le prince philosophe n'y en-
tend goutte, pensai^je ; j'aime, on m'aime... et c'est exquis! »
Laissant les deux enfans se poursuivre à travers les quinconces,
je hôtai le pas vers la maison. Un vestibule circulaire y donnait
accès à un étroit escalier tournant : en haut, penchée sur la
rampe, la princesse m'attendait.
Entre elle et moi, c'était l'époque amoureuse où nulle parole,
nul geste n'ont encore remué la lie trouble des sens, mais où le
besoin de la présence, de la solitude à deux à pris la force d'une
idée fixe... Le rendez- vous de ce matin, dans l'ancien séjour de
la Gombault, n'avait pas d'autre objet que de nous procurer à
tous les deux quelques instans de cette précieuse solitude. Et
comme nous ressentions encore, l'un devant l'autre, un peu de
honte de notre hantise, nous cherchions d'instinct les coins les
plus sombres, môme quand nous étions seuls, pour ne pas voir
nos yeux au moment où nos lèvres se cherchaient, A peine eus^
je rejoint la princesse que sa main, toute froide d'émotion,
m'entraîna dans le corridor le plus proche, vide et noir... En de
pareilles minutes seulement, il nous semblait que la vraie fonc-
tion de notre vie présente s'accomplissait. Mais presque aussitôt
une sorte de révolte de lïnstinct social, de la pudeur convenue,
nous contraignait à corriger notre attitude. Désunis, nous échan^
gions des propos dont nous sentions la niaiserie ou l'artifice, et
qui cependant faisaient trembler nos voix.
— Nous allons visiter le théâtre, si vous voulez... murmura
faiblement Else, s'écartant de moi. Je crois que vous ne le con-
naissez pas... On ouvre si rarement la maison I
— Oui, répliquai-je. On dit que c'est fort curieux. Je vous
remercie.
Et, bien que la conséquence naturelle de ces paroles eût été
de s'acheminer vers le théâtre, nous nous réfugiâmes de nou-
veau dans l'angle le plus obscur, jusqu'à ce qu'un écho des voix
de Gritte et de Max, qui jouaient autour de la mabon, vînt
nous réveiller...
— Venez, me dit la princesse. C'est par ici.
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
On gagnait la scène par une étroite galerie longeant la grande
dimension du bâtiment. Je suivis la blanche silhouette d'Else,
La princesse portait une robe de toile faite à Paris, qui lui
seyait à merveille, ainsi que le chapeau de bergère en paille fine
dont elle était coiffée. « Je sais fort bien, pensai-je, que je me pré-
pare à faire, pour cette robe blanche et ce chapeau de bergère,
des folies décisives. 0 princesse chérie, que vos lèvres sont élo-
quentes quand vous ne vous en servez point pour parler!... » Et
j'avais hâte d^atteindre la scène parce que j'y espérais des coins
sombres et de la solitude. * "
Je ne me trompais pas. Cette scène minuscule recelait deux
excellens coins sombres, Tun derrière un portant dont la toile
en lambeaux figurait un bosquet de myrtes, l'autre à l'entrée du
magasin où se remisaient jadis les quinquets... Quand ces deux
cachettes furent dûment utilisées, nous visitâmes les loges des
artistes, qui me surprirent par leur nudité, la salle, décorée
agréablement, — et nous rejoignîmes par le corridor opposé les
appartemens de la Gombault. Là, il faisait clair; aussi ai-je fort
bonne mémoire des lieux : une chambre, un boudoir, quelques
cabinets difformes, c'était tout l'appartement. Partout le sol était
simplement carrelé de rouge : en revanche, les murs s'ornaient
de peintures et de pâtisseries d'un assez joli goût. La chambre
avait des boiseries blanches à filets rouges : les tentures étaient
de perse blanche et rouge à sujets indiens. Le lit, haut et
étroit, avec ses frontons triangulaires, ressemblait un peu à un
cercueil monté sur quatre grosses roues. Les meubles étaient en
perse, sur des bois laqués de blanc à filets rouges. Quelques toiles
médiocres représentaient des Amours à la façon de Boucher, mais
plus mal dessinés encore que par le maître. Des camaïeux en
grisaille ornaient le dessus des portes. Le plafond était si bas
que nous le touchions aisément de nos bras levés.
Le boudoir de la Gombault témoignait d'une recherche plus
digne de la maîtresse d'un prince. Quelques bergères dédorées
laissaient apercevoir la forte toile des sièges, sous la soie bleue
élimée, où, parmi des urnes et des guirlandes, se becquetaient
des colombes. Les murs se paraient de glaces, de haut en
bas : sur les baguettes cannelées des cadres, l'or avait été éco-
nomiquement remplacé par une peinture jaune en trompe-
l'œil... La cheminée en marbre gris était surmontée d'un bon
portrait de la comédienne, costumée pour un bal et le masque
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 21
à la main. Elle avait la figure ronde et rose, de3 yeux petits
et bruns y des cheveux châtains magnifiques, et semblait po-
telée sous le flottant d'un domino feu. Je regardai avec sym-
pathie cette compatriote qui avait, comme moi, connu dans ces
mômes lieux Texil et Tamour... Et soudain je remarquai, sus-
pendue au côté droit de la gaine de la cheminée, une cravache
ayant pour manche une jolie pomme d'or h guirlandes. La prin-
cesse qui avait suivi mon regard, me dit :
— Oui... C'est la cravache du prince Ernst. Qu'en faisait-il
ici? Je me le demande... v
Moi, à qui d'abondantes lectures et ma méditation sur le banc
du philosophe avaient révélé l'opinion du prince touchant Tâme
étrangère, j'admirai la naïveté de ma souveraine.
— Voici, me dit Else, en me montrant une bergère devant
lune des fenêtres, où vous vous réfugierez tantôt, pendant la
cérémonie.
Je ne l'écoutaîs guère. Je la regardais. Et je ne pus m'empê-
cher de témoigner combien par ce matin de soleil, sous la toile
blanche et la blanche paille de riz, elle me ravissait.
— Chère princesse, lui dis-je, souffrez cet aveu de votre
obscur sujet : jamais vous ne lui êtes apparue plus jolie. Je n'au-
rai aucime peine, cet après-midi, à me distraire de la cérémo-
nie officielle qui m'importune. Je n'aurai qu'à vous regarder.
Elle devint toute rose de contentement, et, du même coup,
intimidée comme une fillette à qui Ton adresse un premier com-
pliment. Ayant vainement cherché quelque chose à me répondre,
elle se contenta de dire :
— Allons regarder les robes de la comédienne.
Elle m'entraîna et, tout à côté du corridor, ouvrit la porte
d'une vaste pièce, juste assez haute pour s'y tenir debout. Les
persiennes closes de l'unique fenêtre tamisaient une [blonde
pénombre. L'air était imprégné d'une odeur étrange, une odeur
d'humanité fanée, mêlée à cette âcreté anisée que laissent les
parfums dont l'âme s'est évaporée.
J'ouvris la fenêtre et les persiennes. De ce côté, la pente
dévalait, abrupte et presque dénudée, vers la Rotha, tandis qu'au
flanc du ravin le chemin carrossable descendait en zigzag sur
Liizendorf.
En me retournant, je vis que la princesse avait ouvert les
armoires scellées aux murs. L'odeur de chair fanée et de vieux
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22 REVUE DBS DEUX MONDES.
parfums s'exaspérait (ians la chambre. Des robes, des costumes
Ide la Gombault étaient le» suspendus à d'énormes crochets ron-
gés de rouille, tout co qu'elle avait dû laisser, sans doute à re-
gret, le soir de sa fuite avec le piqueur. Jupes de Golombine,
péplums, manteaux de cour, mais surtout d'innombrables cor-
sages baleinés, des cloches de soie à raies et à fleurettes, des
brocarts et des brocatelles, quelques fourrures mangées par les
mites jusqu'au cuir, tout cela avait enveloppé le corps agile et
voluptueux de la comédienne, et point assez d'années encore
n'avaient coulé pour qu'aujourd'hui le parfum de la femme ne
demeurât distinct, parmi toutes ces odeurs de choses vermou-
lues et moisies.
— Regardez, fit Else, qui maniait un corsage avec des doigts
dégoûtés, regardez la rude étamine dont on doublait ces jolies
soies... La peau des femmes, alors, n'était vraiment guère sen-
sible.
Je ne répondis pas : j'évoquais, non sans trouble, la pim-
pante fille de Chaillot à cette même place, choisissant la parure
de la journée, puis tendant les lèvres à son amant princier.
Ah ! libertine Gombault, quels arômes enivraient l'air de cette
chambre où triompha la grâce demi-nue de ton corps vi-
cieux ?... Else posa le corsage, se retourna vers moi. Et le soleil,
cette fois, avait beau entrer à pleine fenêtre, il n'arrêta pas un
baiser si fougueux que le chapeau de bergère s'écroula soudain,
entraînant la somptueuse chevelure blonde, dont l'odeur vi-
vante, en s'éparpillant sur mon bras qui soutenait la taille
ployée en arrière, vainquit le parfum des amours abolies et de
la beauté morte.
' — Vous m'aimez, n'est-ce pas, vous m'aimez? murmura la
bouche fiévreuse d'Else.
— Je vous aime, lui dis-je.
El ce fut la première fois que je le lui dis sincèrement.
Mes mains ardentes et maladroites cherchèrent à relever
la moisson des cheveux. Mais Else fut reprise d'un accès de
pudeur :
— Allez regarder par la fenêtre, me dit-elle, et laissez-moi
me recoiffer.
J'obéis. J'allai m'accouder à la fenêtre... Le grand air, loin
de me dégriser, m'enivra : il était calme et lumineux. « Voici,
pensai-je, une heure décisive de ma vie. Mon sort se noue en
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 23
ce moment. Ah! qu'importe Tavenir... Je veux mon bonheur,
et je suis heureux... »
Là-bas, au tournant de la longue vallée que parcouraient
mes yeux, le petit village de Litzendorf faisait luire ses ardoises
et les paratonnerres de ses cheminées d^usine. La vie me parut
exquise comme la couleur du ciel, comme le goût de Tair...
Puis, tout à coup, une boule de fumée blanche se leva dansTair,
aux abords de Litzendorf : presque aussitôt, un coup de canon
retentit. La parole évangélique surgît dans ma mémoire : « Et
le coq chanta pour la troisième foisl »
« Vraiment, pensai-je, je ne suis qu'un frivole Français!
Tout & rheure j'ai senti vibrer en moi Tâme de ma race, la forte
haine héréditaire m'a sanglé le cœur... Puis, parce qu'une
femme vêtue de blanc m'a donné h boire l'haleine de ses lèvres,
me voilà tout à la galanterie. Ils n'oublient pas, eux... Dans le
moindre village de la montagne, même en cette lointaine Thu-
ringe, le canon tonne... »
La princesse interrompit mes réflexions en me touchant
l'épaule. Comme je me retournais, elle devina mon angoisse, et
sa cause.
— Vous voilà de nouveau hostile, murmura-t-elle, parce que
c'est aujourd'hui le Sédanstag ! Ni vous ni moi n*étions nés
quand cette bataille s'est livrée, et vous êtes pour cela mon
ennemi, à l'heure où vous me dites que vous m'aimez. Ce n'est
pas vrai ! vous ne m'aimez pas !
— Mais si, je vous aime.
— Non, reprit-elle avec une chaleur qui anima ses yeux et
ses joues, et la fit plus jolie; non, vous ne m'aimez pas. Si vous
m'aimiez, votre pays ne compterait plus pour vous. Jeune fille,
quand j'ai suivi ici le prince Otto, que j'aimais alors, j'ai oublié
Érlenbourg, et si jamais une guerre eût dû armer une principauté
contre l'autre, j'aurais été pour Rothberg contre Erlenbourg.
Je ne sus que répondre : et elle-même ne me demanda pas
de réponse.
Nous redescendîmes l'escalier tournant ; par le vestibule en
hémicycle, nous regagnâmes l'esplanade des tilleuls. Le charme
délicat qui nous avait enveloppés dans l'ancienne demeure de la
Gombault s'était évanoui : au contraire, sur cette esplanade
transformée en un lieu de fête, tout choquait à présent mes
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24 REVUE DES DEUX MONDES.
yeux... On tendait les cordes destinées à maintenir le publie
pendant la cérémonie. Des voitures apportaient des verres et des
tasses qu on installait sur des cantines provisoires. La laideur des
joies officielles triomphait du charmant décor dédié par le prince
philosophe à sa maîtresse.
— Où sont votre sœur et le prince? questionna Else. Je ne
les vois nulle part.
En effet, ils avaient disparu. J'interrogeai un sommelier de
Herr Graus que je voyais occupé à empiler des bouteilles dans
une des cantines.
— Son Altesse le prince héritier et la jeune demoiselle sont
entrés là tout à Theure (il montrait Textrémiié des communs),
à Tendroit où tantôt on remisera les voitures de la Cour. Ils
doivent y être encore avec le petit Hans, le frère de lait du
prince, qui m'a mené ici et va me ramener.
Juste à ce moment nous vîmes le trio sortir des remises. Max
tenait ^familière ment Hans par Tépaule, et semblait lui donner
des ordres que l'autre recevait avec un air d'hésitation. Gritte
marchait un peu à l'écart : ce fut elle qui nous aperçut, nous si-
gnala. Max congédia Hans et accompagna Gritte jusqu'à nous.
Il avait des joues animées et, dans les yeux, ce je ne sais quoi
de dissimulé, de presque mauvais, qui de temps en temps lui
troublait le regard. La princesse embrassa Gritte tendrement. Je
demandai au prince :
— Que diable faisiez- vous dans les communs avec Hans ?
Max, sans me regarder en face, murmura :
— Hans nous montrait comment on a préparé les remises
pour abriter les voitures de la Cour, cet après-midi. C'est très
bien disposé. Et aussi les écuries.
— Princesse, fis-je, voilà votre calèche qui s'avance pour
vous ramener au château.
— Voulez-vous que je vous jette à votre villa? dit-elle en
m'adressant un regard moitié ordre, moitié prière. J'ai, dans cette
pensée, fait atteler la calèche au lieu de la Victoria; nous y
tiendroTis quatre, fort à notre aise.
— Merci, princesse, dis-je... Gritte et moi, nous redescen-
drons à pied par les raccourcis.
Sans répondre, Else me quitta vivement, emmenant le
prince. Quand nous fûmes seuls, à travers les sentiers du bois,
Gritte me dit :
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MONSIEUR ET MADAME MO LOCH. élo
— Loup, qu'est-ce que fa donc fait la princesse ; pourquoi n'as-
tu pas voulu que nous rentrions tous les quatre dans sa voiture?
J'arrêtai la marche agile de ma sœurette, et je lui dis :
— lîcoute !
Par-dessus le murmure des hôtres et les mille bruits de la
forêt, des clameurs montaient de la vallée, tant du côté de
Rothberg que du côté de Litzendorf. Rothberg envoyait les notes
graves des basses d'une fanfare, qui jouaitja Garde au Rhin.
A l'approche de midi, les coups de canon se faisaient plus nom-
breux au château: il en partait un toutes les minutes. Et d'autres
répondaient, des villages de la Rotha comme de ceux de la mon-
tagne ; leurs détonations répercutées parles mille couloirs et les
mille écrans des forêts de Thuringe.
Les yeux joyeux de Gritte devinrent attentifs.
— Écoute tout cela, lui dis-je. Toi, tu es née il y a quatorze
ans, et tu n'as entendu parler des luttes entre l'Allemagne et la
France que comme d'événemens historiques, comme de la guerre
do Sept ans ou des batailles napoléoniennes. Moi, plus vieux que
toi, je n'ai connu aussi tout cela que par l'histoire. Je n'ai jamais
vu de casque à pointe projeter son ombre sur le sol français.
Comme l'individu est pour lui-même fe centre de tout, toi
et moi nous ne souffrions guère de ce qu'on eût ôté deux
provinces à la mère patrie, ne les ayant jamais connues fran-
çaises. Et nous ne nous sentions guère plus lésés que respon-
sables dans cette défaite. Ainsi nos générations inclinaient de
plus en plus à l'indifférence, à l'oubli pacifique... Mais écoute...
et rappelle-toi! Le vainqueur ne veut pas de notre oubli. Il cé-
lèbre chaque année, avec jactance et fracas, l'anniversaire de nos
désastres; les jeunes Allemands nés, comme loi et moi, -bien
après Sedan, veulent leur part de la gloire d'hier, et veulent nous
infliger notre part d'humiliation. Gritte, tu es une fillette de
quatorze ans : toutes ces choses te sont indifférentes... Mais tu te
marieras, tu auras des enfans,.. Alors, tu te rappelleras. Au-
jourd'hui, regarde bien la fête; écoute bien les Hoch! et les fan-
fares; tressaille aux salves d'artillerie. Il ne nous faut rien
perdre de tout cela, afin que plus tard, rentrés dans la patrie,
nous fêtions aussi, à notre manière de vaincus, le 2 septemibre,
nous rappelant que, malgré tant d'années échues, et môme dans
une bourgade perdtie de Thurin)fô, en Allemagne, ce jour de fin
d'été est toujours le Sedanstag... Maintenant, allons déjeuner!
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
VIII
Les clairons sonnèrent, un roulement de tambour imposa si-
lence à la foule venue de Rothberg, d'Altendorf, de Litzendorf,
de Steinacb, de toutes les villes et de tous les villages environ-
nans, plaine et montagne, pour aJssister à l'inauguration du mo-
nument provisoire de Bismarck dans le parc de la Fasanerie.
Tambours et clairons annonçaient les voitures de la Cour.
Il était deux heures et demie après-midi. Le temps si frais
le matin s'était brusquement échauffé, faute de la brise qui,
toute la matinée, avait soufflé dos couloirs de la montagne. L'air
vibrait dans l'éclat du soleil, coname au cœur de Tété. Les dra-
peaux pendaient immobiles le long des hampes. Et les voitures
de la Cour apparurent, parmi le respectueux silence du peuple
assemblé.
Du boudoir de la Gombault, où je m'étais rendu à l'avance,
afin de ne pas me mêler à la foule, je les vis arriver, défiler
J'étais seul : ma sœur Gritte avait préféré accompagner M. et
M"* Moloch. Gritte était encore à l'âge où la chaleur du soleil,
la poussière, le bruit, la bousculade de la foule sont des diver-
tissemens. Je crois bien aussi qu'elle voulait voir de plus près
parader son ami Max en tenue de lieutenant.
La première voiture, carrosse de cour bleu et blanc, aux cou-
leurs de Rothberg'Steinach, contenait le prince Otto en uniforme
de colonel de uhlans : le prince commandait fictivement un ré-
giment en garnison sur la frontière française. A ses côtés, en
capitaine de la Landwehr, siégeait un long vieillard exténué, le
directeur prussien du cercle de Steinacb, qui représentait à la
fête l'empire allemand et le roi de Prusse. Dans la voiture sui-
vante, Victoria légère joliment attelée de deux jumens blanches,
la princesse Else, seule avec M"' de Bohlberg, fut très acclamée
par la foule. Puis vinrent des landaus où se carraient d'abord
le major de Marbach, l'air inquiet, le geste agité (sans doute
les coups de canon, durant toute la matinée, avaient troublé
ses nerfs), puis les fonctionnaires supérieurs de la principauté,
l'aumônier, le ministre de la police, baron de Drontheim, avec
sa grosse épouse tout en taffetas noir et sa mignonne sœur Frika
tout en mousseline bise ; le ministre de la voie publique et des
forêts, le directeur des postes, l'architecte du palais, et enfin des
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UONSIEUR Et MADAME MOLOCH. %7
seigneurs de nulle ipaportance accompagnés de leurs femmes.
Quelques-unes de celles-ci étaient agréables; le peuple, en les
voyant appararaltre, murmurait des allusions auxquelles le nom
du prince Otto se mêlait. Le passage de M^^' Frika, surtout, sou-
leva un murmure qui ne parut pas déplaire & cette jolie per-
sonne effrontée. Dans la dernière voiture s'épanouissait Herr
Graus .lui-même, mais un Graus de parade, vêtu d'un frac taillé
presque en habit de cour, la chemise à jabot bouffant sur le
thorax, une double brochette de décorations suspendue à son
revers gauche... C'est que Herr Graus était le président du comité
de la statue.
Tous ces équipages débarquèrent leur contingent chamarré
devant l'estrade d'honneur, fonctionnaires, dignitaires et dames
prirent leur place autour du siège plus élevé réservé au prince...
Les cochers virèrent devant l'estrade et s'en allèrent remiser aux
communs.
La foule, qui avait acclamé, admirait maintenant. Foule res-
pectueuse et docile, dont les têtes innombrables, rouges et
suantes, moutonnaient autour de l'espace vide réservé, —devant
la statue, — à l'estrade des dignitaires et à la tribune des ora-
teurs : les femmes, sous de légers costumes de toile, qui laissaient
de\iner leurs formes généreuses; les hommes revêtus de la
triste livrée noire du dimanche. Seules, quelques familles de
montagnards, descendues des hauteurs deRennstieg, relevaient
la vulgarité de cette foule par le rouge brodé d'une jupe de
femme, le bleu d'une veste d'homme, une coiffe de dentelle ou
un grand chapeau de feutre. Des soldats faisaient la police de
l'assemblée. Ils la faisaient rudement. Un gamin, ayant eu l'au-
dace de grimper sur un hêtre pour mieux voir, fut appréhendé si
violemment et corrigé si dru par deux de ces gaillards en uni-
forme, que, le visage taché de sang et de larmes, on le vit sWfuir
comme un lièvre dans la forêt, sitôt lâché, renonçant au plaisir
de voir inaugurer Bismarck, guéri de toute curiosité.
Quand tout le monde officiel fut installé, il se fit un silence
pendant lequel les liens qui maintenaient le voile de la statue
furent coupés. Et soudain, dans une immense acclamation, dans
la fanfare des orchestres jouant la Garde au Ithin, les voiles
tombèrent. Tous les fronts étaient découverts, tous les regards
M tournaient vers la haute image casquéei l'image do titan ger-
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28 RE\aJE DES DEUX MONDES.
manique appuyant sur un glaive droit sa lourde main, tandis
qu'à son côté, un dogue aux yeux mauvais montrait les dents.
Commandé par le prince Max, charmant sous son uniforme de
lieutenant, le détachement de la garnison présentait les armes.
La princesse, debout à côté du prince, acclamait, applaudissait
aussi.
Moi, dissimulé derrière les rideaux du boudoir, je me .gour-
mandais.
« Pourquoi est-ce que je souffre? Je ressens quelque chose
de comparable à la douleur causée par la perte d'un ôtre cher,
par rirréparable de la mort. Oui, c'est bien cette révolte, cette
rage contre le destin révolu. Ah ! raisonnons pourtant ! Il est na-
turel que ce pieu pie allemand célèbre son avènement à la gloire,
à la fortune, à la domination. Il est juste qu'il coule dans le
bronze l'image des artisans de sa fortune, il est humain que son
enthousiasme éclate, quand on lui montre ces images au milieu
d'un concours de peuple, en un jour commémorât! f do bataille
gagnée... Soyons ferme ! Regardons en face la réalité. Je ne peux
pas empêcher que Bismarck ait existé, qu'il ait fondé l'unité
allemande, et que, grâce à lui, je sois né dans une France dé-
membrée et humiliée... »
La iVacht am Rhein achevée, l'orchestre avait commencé un
long morceau intitulé sur le programme Siegessymphonie, ou
symphonie de la Victoire, dont l*auteur était Herr Baumann,
maître de chapelle du château. C'était une musique, comme tant
de musiques allemandes modernes, dans le goût italien teinté
de wagnérisme. Pendant qu'elle sévissait, je ne pouvais toujours
détacher mes yeux du géant de simili-bronze, lourdement appuyé
sur le glaive plat, la pointe posée sur un roc... Il me personni-
fiait le destin.
Qu'est-ce que le destin des peuples? Est-ce leur sol, Tair
qu'ils respirent, leur ciel, leur climat? Ce que produit, eu
hommes, telle partie de la terre, est-il aussi constant que ce
qu'elle produit en botes et en arbres ? Ou bien le destin cst-il au
contraire l'effort de chaque individu, combiné dans l'espace et
dans la durée? C'est tout cela et c'est encore autre chose. Lo
Destin, c'cat la cause imprévue, inescomptable à Tavance, qui
finit par faire pencher Tévénement. Et cette cause m'ap parais-
sait bien aujourd'hui être Tenfant miraculeux que tel ou tel
peuple voit naître à certain jour, — celui que Carlyle appelle le
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCU. 29
Héros et Nietzsche le Surhomme. Le destin, c'est Jeanne d'Arc;
c'est Guillaume le Conquérant; c'est Bonaparte. Le destin, c'est
Bismarck. Toutes les théories des héros- résultantes ne pré-
vaudront pas contre ce fait éclatant : s'il n'y avait pas eu un
Bonaparte, et s'il n'y avait pas eu un Bismarck dans l'histoire
contemporaine, cette histoire serait autre : elle ne ressemblerait
en rien à ce que ces surhommes lont faite. A l'ordinaire, l'his-
toire n'est en effet qu'une résultante d'infiniment petites forces
ou chaque individu (même ceux qui sont au gouvernement) n'a
que la part d'une composante élémentaire. Mais, à certaines
heures, naissent des hommes qui résument en eux une force ca-
pable d'intégrer, d'orienter toutes les autres forces élémentaires
de la nation. Ceux-là changent vraiment le destin des peuples et
du monde. Ou plutôt ces hommes sont le Destin.
... Sous le grand soleil que pas un souffle de brise ne tem-
père, je vois, de ma fenêtre, comme dans une étrange fantasma-
gorie, la foule suante et bruyante, l'estrade rouge et chamarrée,
les soldats de Rothberg l'arme au pied, le visage brun, l'air
rude; et, parmi les musiciens, le long Kapellmeister à che-
veux gris bouclés qui s'agite éperdument sur sa propre musique. ..
Tout cela je le vois vaguement. Je ne vois nettement que le
Titan de faux bronze, avec sa lourde poigne maintenant l'épée
verticale sur le roc, et le mauvais dogue, menaçant des yeux et
des crocs, à côté de lui. Le soleil de trois heures fait luire la
patine neuve. Une odeur de poussière et de chair qui fermente
monte de l'esplanade et vient se mêler, dans le boudoir de la
Gombault, à l'odeur vétustç des murs, au subtil relent d'huma-
manité morte. Je me sens vague et grisé.
Je regarde le Titan do bronze, figure du Destin. Et je mé-
dite sur ce qu'eût été le destin du monde, si cette figure formi-
dable n'eût pas surgi. Cependant continue l'interminable Sièges-
symphonie,
1815...
Tandis que les alliés entrent en France pour la seconde fois,
là-bas, dans la marche de Brandebourg, en la petite bourgade
de Schœnhausen, il naît un fils à un hobereau. Dur enfant,
tout de suite, même au temps où celte tête ravagée et casquée
que voilà s'ornait de boucles blondes. Les paysans s'émerveillaient
de le voir chevaucher, au galop fou, dans le domaine paternel.
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
Passent les années : voilà le petit hobereau étudiant à Gœttingue.
Bien qu'il rêve déjà de Tunité allemande, il ne peut s'entendre
avec la Bunchenschaft^ cette association d'étudians qui avait
juré de faire rÂUemagne une et libre. Ces étudians sont ratio-
nalistes, trop parleurs, trop juifs. Dans un Korps aristocratique,
avec d autres petits hobereaux particularistes, il fera meilleur
ménage. Tel il arrive, en 1833, à Berlin, où il va compléter ses
études.
Il en revient bretteur irascible, flanqué de dogues mons-
trueux, ayant eu vingt-huit duels, dont un seul lui laisse une
balafre. Sa force, sa raillerie aigué le rendent redoutable : mais
le doctrinarisme de l'école romantique et traditionaliste le li-
gotte... Fonctionnaire un instant, le souci des domaines pater^
nels endettés le ramène à la terre : dix années durant, il vivra
ainsi, gentilhomme cultivateur. Ce sera sa vraie vie. Il s'inté-
ressera sincèrement aux gelées nocturnes, aux bêtes malades, aux .
mauvais chemins, aux brebis affamées, aux agneaux morts; à la
disette en paille, en fourrage, en pommes de terre, en fumier.
« Plus que toute la politique, déclare-t-il lui-même, une bette-
rave m'émeut! » Mais ce rude terrien, ce chasseur brutal est un
liseur. Des ballots de papier imprimé, — rien que des livres
sur l'histoire allemande et anglaise, — envahissent Kniephof,
sa résidence. Les hobereaux du voisinage n'en reviennent pas.
Pourquoi ce hobereau, qui boit et court le cerf, comme eux,
s'amuse-t-il à lire? Bismarck est liseur. Il est aussi senti-
mental, tendre pour sa sœur, tendre pour sa femme... En 1849,
inopinément, il est élu à Rathenow député prussien. Dè§ qu'il a
parlé, la camarilla royale reconnaît qu'elle a trouvé son orateur
et son chef.
Il ne ressemble encore nullement au grand cuirassier que
voilà. Il est svelte, chevelu, barbu parmi les hobereaux rasés.
Dans sa face embrasée, tannée, luisent d'énormes yeux gris, assea
beaux. Son éloquence est embrouillée comme un ciel d'orage,
mais soudain l'éclair en jaillit, et la foudre frappe... Il appelle
le peuple : « Cet âne déguisé de la peau d'un lion et brayant sur
les places publiques. )h II nie que l'opinion publique soit la
volonté populaire... C'est le souverain seul qui sait écouter en
soi l'écho mystérieux du vouloir providentiel des peuples. Le
Parlement est une nef do tous : honte et mépris au système
anglais I CerteSi les rois sont menés par des fomme^^ des am-*
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 31
bitieux, des courtisans et des rêveurs. Mais la suzeraineté royale
n'en est pas moins l'expression de la légitimité de la noblesse...
.., D'un vif coup d'archet, le bon Bofkapellmeister a stimulé,
ramassé Tardeur de ses interprètes. Les cuivres s'époumonent,
las fifres jettent des notes stridentes, la grosse caisse s'évertue
ianocemment h imiter le canon... Je comprends qu'après Bis-
marck politique, Herr Baumann prétend évoquer Bismarck guer-
rier. Par quel mariage d'instrumens, par quelle combinaison
d'harmonie pourrais-tu, laborieux assembleur de notes, figurer
cette alliance quasi amoureuse de l'astuce et de la force, qui dis-
tingue de toute autre œuvre humaine l'œuvre de ton héros? Au
diable tes fifres et le comique fracas de tes peaux d'âne ! Laisse*
moi rêver à ce que dut ôtre la pensée, sous ce front énorme,
quand elle se résolut, sans que ce fût indispensable, au parti san-
glant : car il voulut les guerres, ce Titan I Évidemment il avait
cette foi : que certaines grandes reconstructions ethniques ne
se cimentent bien qu'avec du sang. En 1849, il ne tint qu'à lui de
faire, sans coup férir, l'unité allemande. La diète de Francfort
Toffre au roi de Prusse. C'est Bismarck qui ne veut pas, contre
toutes les volontés, contre la Cour, surtout contre les femmes de
la Cour, Époque tragique où parfois ce bon serviteur de la Mort,
énervé des résistances de la vie, arrache, pour se calmer, en sor*
tant d*une dispute, des serrures aux portes, avec la clé...
Comme il veut plus fort que tous les autres, c'est sa volonté
qui triomphe. Trois guerres en six ans. Trois fois, pour les en-
gager, le môme procédé : abuser l'ennemi avant de le frapper.
Une diplomatie de guet-apens prépare invariablement la saignée. ,.
Plus tard, dans la retraite, en buvant de la bière, il reconnaîtra
lui-même, avec un gros rire, que cette manière fut la sienne.
Autant que d'avoir terrassé les ennemis à la bataille, il sera fier
de les avoir roulée sinistrement. Beau Joueur du reste, ayant
mis sa vie sur la carte. Est-il une plus tragique image de la des-
tinée en gésine que celle-ci : le grand cuirassier blanc, à cheval
depuis treize heures, les cuisses gonflées par la chevauchée,
s'est arrêté à l'est du champ de bataillj. Sa jument alezane, les
rén^) sur le col , broute les blés verts de Sadowa, humides
de sang. Le soir approche. La lutte est encore indécise : mais il
semble bien que la Prusse a perdu l'enjeu. Le cuirassier blanc
charge son pistolet et allume un cigare. Les yeux sur l'bo^
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
rîzon, il le fume avec lenteur, car il a mesuré sa vîe à la lon-
gueur du cigare... Peut-on se garrotter plus étroitement avec
le destin?... Voici les dernières bouffées du cigare; les cris des
Autrichiens annoncent la victoire, Bismarck arme son pistotet...
Soudain, derrière le nuage de poussière soulevé par les vain-
queurs, le canon tonne. C'est le canon du Kronprinz. Le « coup
du Capricorne, » une fois de plus, a réussi. Bismarck abat son
pistolet, jette le culot mâchonné de son cigare, et, ramassant sa
jument alezane des rênes et de Téperon, galope aux nouvelles,
le cœur à l'aise...
Quelqu'un a dit fort justement : les Allemands sont longs, —
c'est-à-dire qu'ils s'expriment volontiers longuement, qu'ils
écoutent sans impatience les tongs discours, que les longues cé-
rémonies ne les lassent pas. La symphonie de la victoire dura
une bonne demi-heure. Je dois convenir qu'elle sonna ses der-
niers accords parmi la distraction de toute l'assistance. L'atten-
tion ne se réveilla que quand Herr Graus monta les degrés de la
tribune des orateurs... Son discours, pourtant, fut plat. Il répéta
de cent façons que la grandeur de l'Empire allemand était
l'œuvre de cet homme de plâtre bronzé, accompagné d'an
dogue, que l'empire allemand était éternel, qu'il était la Force
et la Justice, que le rôle de tout Allemand digne de ce nom
était de soutenir l'Empire, de donner sa vîe pour l'Empire. Il
insista (avec une maladresse qui embrunit le front du' prince
Otto) sur l'importance de cette istatue d'un des fondateurs de
l'Empire en un point du territoire que la magnanimité dudit
fondateur avait laissé libre. Tout cela fut débité sur un ton de
suffisance, avec des mots scientifiques, des néologismes pom-
peux, un usage à tort et à travers de citations des poètes et des
philosophes, tout le pédantismo à la grosse que l'enseigne-
ment primaire allemand insuffle à ses disciples. On l'applaudit
peu. Il était plus envié qu'aimé à Rothberg; les social-démo-
crates de Litzendorf l'accusaient d'être un espion à la solde de
Berlin.
Le directeur prussien du cercle de Steinach lui succéda.
C'était un maigre et long personnage à lunettes. Il narra prolixe-
ment les principaux événemcns de la vie de Bismarck. J'ad-
mirai comment l'histoire s'affadit, contée par un sot. Dans le
verbiage du Kreisdirector^ le Titan se ratatinait aux propor-
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MONSIEUR ET MADAME MQLOCH. 33
lions d'un heureux bureaucrate. Sa tragique carrière tenait toute
dans une feuille de signalement.
« En 183S, Son Altesse le roi Guillaume I" le délégua à la
Diète de Francfort. Il y prit rang juste après le délégué autri-
chien. En telle année, il fut ministre... En telle autre, il fut chan-
celier... En telle autre, il eut le grand cordon de TAigle... »
Ainsi parlait le sous-préfet prussien, parmi la respeclueuse
attention de la foule suante et de la cour bâillante. Et Ton de-
vinait que pour son étroite cervelle, Sadowa et Sedan n'avaient
pas eu de plus haut objet ni de résultat plus marquant que de
consacrer un exceptionnel fonctionnaire, un rond-de-cuir phé-
nomène, battant pour longtemps le record des promotions et
des ordres.
Comme il achevait sa péroraison, proposant ingénument aux
fonctionnaires présens et à venir l'exemple de Bismarck, les
premiers nuages apparurent sur le bleu ardent du ciel. Et un
léger coup de brise fit frissonner les drapeaux et les oriflammes.
L'orchestre enleva un air de marche. Puis le prince Otto se
leva. Il se fit un profond silence, si profond qu'on entendit les
^oiles claquer sur les hampes. Il parla de l'estrade, et, sans
loutepour marquer ime différence avec les autres orateurs, fut
très bref. Sa voix sèche avait de la force, et pénétrait.
« Habitans de Rothberg, dit-il, nous avons voulu faire coïn-
cider ici trois événemens : l'anniversaire de la victoire des vic-
toires; l'inauguration de la statue d'un des plus grands Alle-
mands qui aient jamais vu le jour ; et l'incorporation des recrues
le l'année.
« Jeunes soldats, contemplez à côté de vous les figures mar-
tiales des vétérans nés sur le même sol. Ils furent, eux, les
compagnons de Moltke le Grand, de Guillaume le Grand, de
Bismarck le Grand. Ils ont donné leur peine et leur sang. Beau-
coup de leurs frères sont morts à l'œuvre.
« Respectez ces vétérans, jurez de les imiter. Les temps sont
difficiles; plus d'un estime que, depuis la fondation de l'Empire,
il n'en fut pas de plus incertains, de plus dangereux. Nous, Alle-
mands, nous aimons la paix, mais nous ne craignons pas la
guerre, car Dieu marche avec nous. Jeunes soldats, serrez-vous
derrière votre prince et derrière votre Empereur ! »
Cette fois, l'enthousiasme fut ardent et unanime. Les Hoch!
les : « Vive l'Empereur! » « Vive Son Altesse! » montèrent en
TOUS zxxv. -^ 1906. 3
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34 ftËVÛE tHi bËUl MÔtfDËS.
Violenté daitieui' Vers le ciôl qui, péu k pôu, se voilait dé bfiittiè
et ne versait plus qu'une lumière tamisée. Jô regardais U priû-^
cessé : elle applaudissait à rompre se» gants. Là fièvre ger-
manique Tavait gagnée : ce mari qu'elle n'aimait point, elle
l'applaudissait parce qu'il avait prononcé des parole» allemandes. . ;
Je sentis contre elle de la rancune mêlée étrangement à du
désir... Et un parti, jusque-là incertain, fut arrêté en moi...
Juste à ce moment, ôomme si elle eût senti ma pensée et mes
yeux peser sur elle, Else regarda vers la fenêtre derrière laquelle
elle me savait dissimulé. Je la vis dire quelques mots à Toreille
du prince qui, après hésitation, parut acquiescer. M"* de Bohl-
bei^ se leva aussi; toutes deux quittèrent la tribune par uni
sortie spéciale, ménagée derrière les sièges des souverains.
La manœuvre du détachement commença alors. Le major
avait quitté l'estrade et assistait à la parade commandée par le
prince Max: Links I Rechts!.., Gomme ils défilaient exactement»
ces montagnards de Thuringe, mnés en guerriers! Toujours un
Français sera impressionné par la rigueur mécanique d'une pa-
rade à la prussienne. Toujours il se trouvera en France des ré«
formateurs pour croire que la victoire est au prix d'imiter cette
parade. Moi-même, je n'en pouvais détacher mes yeux. Et j'avais
beau me dire que tout cela n'est que rites, je dus m'avouer que
ces rites m'inquiétaient comme de dangereuses réalités.
En cet instant, la porte s'ouvrit derrière moi : un parfum
d'iris et de jicky me caressa les narines; je me retournai, c'était
la princesse. Un clin de paupières me fit comprendre qu'elle
n'était pas seule. En effet, la silhouette pointue, le visage acide
de M*** de Bohlberg apparurent derrière elle.
— * Ah! monsieur Dubert, fit la princesse, feignant la sur-
prise... J'avais oublié que vous étiez ici:., pardoimez-moi de
troubler votre solitude... Il fait très chaud sur l'estrade et je me
suis trouvée un peu incommodée... Alors j'ai pensé & ce refuge^
ob il y a plus de fraîcheur et moins de poussière.
M"* de Bohlberg regardait hargneusement le plafond. Toute sa
figure exprimait :
ft Quelle pitié d'entendre une princesse mentir si maladi*oite^
ment et si effrontément à la fois I »
Avec l'empressement d'un fidèle sujet, je me levai, j'offris de
me retirer.
*— Non, de grâce, restez, fit vivement la princesse. Je serais
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MONSIEUR ET MiU)AME MOLOCH. 38»
déaolée de vouschasser, monsieur Dubert... Je vais seulement me
reposer quelques instans dans ce fauteuil... Là... Dès que je me
seatirai d'aplomb, je regagnerai l'estrade officielle... Mais vous».
Bûhlberg, ajouta4-elle en se tournant vers la descendante d'Ofc*
tomar le Grand, qui, maintenant contemplait dans les glaces du
boudoir la multiple image de son anguleuse personne, je ne
yeux pas vous priver d'assister à la cérémonie à la place qui
vous est réservée... d'autant plus qu'ici> il fait un peu humide
pour votre sciatique.
— Je suis aux ordres de Votre Altesse, fit sèchement la de-,
moiselle d'honneur.
*<- Allez! allez, Bohlberg... Rassurez le prince... dites-lui que
je me repose un moment et que je rejoins la Cour tout il l'heure.
Allez!...
M^^* de Bohlberg fit demi-tour avec la précision et la grâce
d'im vieux sous*^officier. Â peine avait-cUe refermé la porte» que
la princesse bondit de son fauteuil et \âut m'offrir sa joue«..
— Embrassez-moi, mon sujet i...
Elle ôta le coussin d'une bergère, le jeta à mes pieds et
'assit dessus.
— Ce que je fais est fou, dît-elle. Heureusement que le;
peuple m'aime et s'amuse de mes fantaisies. Mais, sûrement» le
prince me grondera ce soir. Car ses espions ordinaires lui racon-
teront que nous sommes restés seuls. Je me compromets pour
vous. N'ôtes-vous pas fier de compromettre une princesse
régnante ?
Je l'assurai que j'étais gonflé d'orgueil. « Mais pourquoi (oh-
jectai-je à part moi), pourquoi me le fait-elle dire? m Elle reprit :
— Je suis contente aujourd'hui. On m'a beaucoup acclamée.
Les gens de Steinach eux-mêmes, qui sont Prussiens» me
regardent un peu comme leur souveraine. Notre fête est jolie. ««
Avez-vous admiré les pittoresques costumes des montagnards ?
Malheureusement Torage menace. Je voudrais qu'il n'y eût pas
d'orage jusqu'à la fin.
« Ame étrangère ! pensai- je, empruntant le mot du prince
Ernst... La voilà qui oublie le sens désobligeant pour moi de ce
qu'elle appelle notre fête. Et pourtant elle m'aime. »
Le bruit des acclamations nous attira vers la fenêtre. Dissi-
mulés derrière les persiennes entrecloses, nous vîmes s'achever
la manœuvre. Après des marches, des conversions, des double*
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
mens, des alignemens divers, le prince Max ramenait son déta-
chement en bataille devant la statue du Titan au dogue. Preste
et gracieux, il courait au bout de la file, vérifiait l'alignement,
puis reprenait en avant son poste de chef. Sa voix enfantine, trou-
blée par la mue, mais déjà exercée au commandement, faisait
jouer unanimement les mécaniques humaines. Et tel est Tattrait
des rites guerriers que cet enfant, dont je savais Tâme de philo-
sophe, semblait se complaire à son métier d'apprenti héros.
— Gomme il est beau, mon fils ! s'écria la princesse avec
orgueil... Il serait au besoin un guerrier comme ses ancôtres.
Elle disait cela pour elle-même... Une fois de plus j'eus l'hu-
miliante conviction d'être un accessoire dans sa vie, un acces-
soire capable, il est vrai, d'usurper à certaines heures la place
principale, de vaincre tous les devoirs sociaux et conjugaux,
mais un accessoire.
Pourtant elle quitta la fenêtre, regagna la bergère dédorée et
me dit :
— Venez près de moi.
J'obéis. Else continua :
— Ce sot de Marbach va parler, il dira des choses qui vous
irriteront. Donnez-moi votre main; ne Técoutez pas; oubliez
tout ce qui n'est pas moi.
Je lui sus gré de cette gentille pensée. Je m'agenouillai à ses
pieds sur le coussin : ainsi nos places de tout & l'heure étaient
échangées. Elle se renversa sur le fauteuil et m'abandonna,
d'abord sa belle main blanche aux ongles bombés, puis son
buste et son visage... Grâce à cette condescendance princière, le
début du discours de Marbach m'échappa. J'étais à la fois trou-
blé et heureux. Jamais un tel besoin de sentir Else complice, ne
m'avait agité. Un puéril désir de revanche aiguisait ce besoin,
— le désir de prendre quelque chose à qui avait tant pris aux
miens, de voler le voleur. L'air qui peu à peu se chargeait d'une
énervante électricité, le relent de cette maison hantée par le sou-
venir d'une belle fille amoureuse, peut-être je ne sais quel pué-
ril sadisme à nous trouver ensemble serrés l'un contre l'autre,
presque en public, — tout conspirait à nous attendrir.
— Redites-moi, balbutia Else, redites-moi que vous m'aimez !
Et je lui redis, sans avoir besoin, il me sembla, de forcer
ma pensée ni ma voix, ce tout petit mot, tellement grand qu'il
est vide, s'il ne contient tout.
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 37
— Soyons sages, murmura-t-elle, le souffle entrecoupé. Bohl-
lerg peut entrer d'un moment à Tautre, si le prince m'envoie
chereher. Asseyez-vous sur une chaise auprès de moi, bien genti-
ment.
Dans cette accalmie qui suit les violentes caresses incom-
plètes, cette accalmie où les muscles sont] morts, où les nerfs
faiblissent et s'assoupissent, — proches Tun de l'autre et les
doigts entrelacés, nous entendîmes le comte de Marbach, qui
continuait son discours fréquemment interrompu par les applau-
dissemens et les Boch!,.. Le comte avait une voix de stentor, et
il articulait ses phrases comme autant de commandemens mili-
taires. Pas un mot ne nous échappa.
Il disait :
« Si grande que soit cette Allemagne que vous devrez peut-
être défendre par les armes, jeunes soldats, songez qu'elle est
petite à côté de ce qu'elle sera, de ce qu'il faut qu'elle soit, grâce
à TOUS. Dans un espace d'années qui sera court, nous devons voir
ceci : le drapeau germanique abritera 86 millions d'Allemands
et ceux-ci gouverneront un territoire peuplé de 130 millions
d'Européens. Sur ce vaste territoire, seuls les Allemands exer-
ceront des droits politiques, seuls ils serviront dans la marine
et dans l'armée, seuls ils pourront acquérir la terre. Ils seront
alors, comme au moyen âge, un peuple de maîtres, condescen-
dant simplement à ce que les travaux inférieurs soient exécutés
par les peuples soumis à leur domination... »
Ces extraordinaires propos, qui me semblaient dénués de
toute espèce de sens commun, j'en avais suivi peu à peu
l'impression sur le visage d'Else. Je dus constater qu'elle était
d'accord avec cette vague foule qui les écoutait. Quand des ton-
nerres d'applaudissemens éclatèrent sur la dernière phrase,
évoquant l'image de l'Empire du moyen âge restauré au profit
de l'Allemagne, la main de la princesse quitta ma main, et elle
e précipita vers la fenêtre en applaudissant. Ce fut un mouve-
nent instinctif, dont elle fut gênée aussitôt après. Son regard
vitamon regard et nos mains ne se joignirent plus.
A mon tour je m'approchai de la fenêtre : le discours de
Marbach m'intéressait, décidément.
11 continua, la voix de plus en plus rude et le ton plus violent :
« Jeunes soldats, cet espoir qui est dans notre cœur d'AlIe-
^^ds, ce vaste espoir auquel nous initia le héros que voici, le
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'•'T^m
38 REVUE IXS8 DEUX MONDES.
prince de Bismarck , vous entendrez peut-être quelques malheu-
reux le renier, le bafouer... Oui ! c'est la honte de notre temps
que des Allemands osent se dresser contré l'Allemagne, et dire :
Nous te voulons petite ! Ils sont peu nombreux, mais ils existent;
presque chaque ville en compte quelques-uns. Au nom de vagues
idées de liberté et de fraternité, celles mêmes que Bismaixk haïs-
sait en haïssant la France, ib proclament la déchéance de la
Force, sous prétexte de faire triompher la Pensée... Mauvais
citoyens, ennemis jurés de la patrie, de TEmpereur et de notre
prince bien-aimé ! Je suis sûr qu'il n'en existe aucun dans vos
rangs ; mais je sais, hélas ! qu'il en est dans la principauté, et
même dans Rothberg. N'avons-nous pas subi, aujourd'hui même,
jour de patriotique commémoration, la douleur de voir un Alle-
mand, iin fils de ce Rothberg qui a donné un empereur à la
patrie, annoncer sous des formes ambiguës qu'il protesterait,
en somme, contre l'érection de ce monument ! »
La foule conspua ce mauvais citoyen,
« Il a affiché cela sur les murs iie la ville, poursuivit le
major, et les habitans n'ont pas lacéré l'affiche et chassé Timpu-
dent I La magnanimité de notre cher souverain laisse à cet ennemi
le droit d'habiter notre sol : et notre souverain a raison, car cet
homme n'est qu'un insensé. Mais votre devoir, à vous, jeunes
soldats, est de vous détourner avec horreur d'un tel homme, la
honte de ce pays et de cette heure... Méprisez-le I Honnissez-le I
De pareils citoyens ne sont pas dignes d'enseigner des Alle-
mands ! Honte à eux ! Gloire au prince de Bismarck, modèle de
l'Allemand ! »
Un tumulte d'applaudissemens, mêlé à une confuse rumeur,
accueillît cette péroraison.
Mais à ce moment il se passa une chose inattendue et vrai-
ment extraordinaire, si extraordinaire, que la stupeur même
qu'elle provoqua la rendit possible.
Par-dessous la corde qui barrait à la foule l'accès du centre
de l'esplanade, un petit vieillard dont les cheveux blancs s'en-
volaient autour de sa figure simiesque, vêtu de noir, l'ample
redingote ouverte sur un gilet blanc, passa lestement. Il traversa
l'espace vide entre la foule et la tribune et y grimpa... Ce fut
si bref, si imprévu, que personne ne songea à l'empêcher. D'ail-
leurs, le prince Max, qui commandait le détachement, resta im-
passible, et quand le major comte de Marbacb, qui remontait
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MOiNSIEUR ET MADAME MOLOCH. 39
les degrés de Testrade officielle, eut repris sa place, il aperçut,
installé dans la tribune, le docteur Zimmermann lui-môme, qui,
de sa claire voix haute, commençait, imposant silence à la foule
d'un geste de la main :
— On m'a insulté, on m'a prêté des actes et des projets qui
ne sont pas les miens... Si Ton m'interdit de me défendre, le
monde apprendra par moi que la pensée est esclave sur le terri-
toire de Rothberg.
— Dehors ! dehors 1 hurla le major du haut de son estrade.
Et il allait s'élancer, quand le prince lui saisit le bras et le
fit 86 rasseoir. Moloch continua :
— Je serai bref. Ce que je voulais expliquer dans ma confé^
rence, je le résumerai en quelques mots. Et je me permettrai de
rappeler aux compatriotes qui m'écoutent que cette guerre de
France, — œuvre de Bismarck, — je l'ai faite. J'ai reçu une balle
française dans la sixième côte droite. L'orateur qui m'a précédé
n'a jamais été blessé, lui, sinon dans sa raison, et par le pétard
inoffensif d'un nègre.
On rit. Le major. Prussien et hobereau, était impopulaire à
Rothberg,
— J'ai donc, peut-être, poursuivit le petit homme, quelque
droit à parler d'une fôte pour laquelle j'ai payé mon écot... Eh
bien! cette guerre où triomphèrent l'intelligence, la volonté, la
patience allemandes, un homme a empêché qu'elle fût belle,
antant que peut l'être une chose de mort.
•— Qui cela? qui cela? cria la foule.
Malgré sa mésintelligence avec le prince, le professeur Zim-
mermann gardait cependant auprès de beaucoup de gens le pres-
tige de sa célébrité européenne, et la plupart des Rothbergeois
ne laissaient pas d'être assez fiers de lui. D'autres le regardaient
simplement comme un original, ou une façon d'illuminé. En
sorte que la foule semblait jusqu'à présent plus amusée qu'hos-
tile. Un certain nombre d'échauffés crièrent seuls : <( A bas ! à
bas ! » Mais la plupart des auditeurs s'amusaient à répéter en
manière de scie ; « Qui ça? qui ça? »
Au premier rang de cette foule, je reconnus ma sœur Gritte,
qui semblait se divertir extrêmement. Elle adressait des signes
cabalistiques au prince Max, qu'elle essayait vainement de faire
rire sous les armes... Près d'elle, tout en taffetas aubergine,
M*** Zimmermann, appuyée sur la corde de ses deux mains
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40 REVUE DES DEUX MONDES.
gantées de filoselle, levait vers son héros des yeux d'extase.
— Qui ça? criait la foule.
Quand le tumulte fut à peu près apaisé, Moloch, montrant
du doigt rhomme au dogue, le Tilan de bronze, cria :
— Celui-ci!...
Cette fois, les clameurs hostiles dominèrent. Le major, sur
son estrade, eut un sursaut : et je vis pâlir, entre ses bandeaux,
le visage de Frau Doctor.
Mais la grêle et perçante voix du petit savant à tête blanche
força de nouveau la curiosité et le silence.
— Je vous répète que celui-ci a terni devant l'histoire la
gloire de l'Allemagne uniGée. Allemands qui m'écoutez, rien
ne vous sert de clamer : « Nous avons toujours raison, et l'his-
toire ne saurait ne pas nous donner raison. » L'histoire n'est
pas écrite par les Allemands tout seuls. C'est la conscience uni-
verselle qui dicte ses jugemens. Or, la conscience universelle,
admirant l'énergie, le courage, l'intelligence de cet Allemand
que voici, dira : « Il a demandé son succès à l'astuce et au men-
songe; il l'a déshonoré par la cruauté. Et son crime a été d au-
tant plus grand que tout ce qu'il a fait pouvait être fait sans as-
tuce, sans mensonge et sans cruauté... »
, La foule devenait houleuse et franchement ennemie. Quel-
ques voix pourtant crièrent :
— Écoutez ! écoutez !
— Oui, écoutez-moi, reprit Moloch. N'ai -je pas le droit de
parler aujourd'hui, jour des vétérans? Ne suis-je pas moi-môme
un vétéran?...
— Bravo ! firent les mêmes voix.
— Je vous disais que l'œuvre de cet homme aurait pu s'ac-
complir sans tant de férocité. Je le prouve. En 1849, à la Diète
de Francfort, une députation vint offrir à Frédéric-Guillaume IV
roi de Prusse, la couronne impériale. Le souverain inclinait à ,
accepter : qui l'en empêcha? M. de Bismarck, »son ministre.
Oiïerte par des mains roturières, il paraît que la couronne im-
périale ne valait rien. « Je ne veux pas, dit le ministre, mettre
sur les épaules de mon souverain un manteau d'hermine doublé
de rouge. » Quand il le mit vingt ans plus tard sur les épaules
de Guillaume I®% l'hermine était pourtant doublée de rouge : le
sang de deux peuples avait fourni la couleur.
Moloch s'arrêta un instant, pour reprendre haleine, et aussi
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yjpT^rw^î
MONSIEUR ET MADAME SIOLOCH. 4l
pour juger de Peffet de ses paroles. Evidemment, elles causaient
un certain malaise à la foule. On ne protestait plus. On chu-
chotait. Sur l'estrade, des conciliabules commençaient. Le
major conférait avec le prince.
Moloch continua imperturbablement :
— Voilà mon reproche à cet homme de fer : avoir inuti-
lement taché de sang l'histoire de TAllemagne. Voilà pourquoi
il me déplaît d'entendre quelques sots le proposer pour modèle
aux jeunes générations allemandes. Ce sont des mauvais chefs,
ceux qui vous disent cela. Par de tels propos ils ont mis le
monde entier en défiance contre rAllemagne et, tôt ou tard,rAl-
lemagne en pâtira.
-r- Je proteste donc au nom de la pensée allemande et de la
pensée humaine, contre les propos tenus tout à l'heure sur mon
compte par un personnage dénué de toute qualité pour méjuger.
Le mauvais citoyen, c'est celui qui, par pusillanimité ou pour se
faire honneur à lui-même, trahit la vérité...
L'allure, l'énergie, la solennité de Moloch, s'amplifiaient de
phrase en phrase. Je vis le major de Marbach se lever, des-
cendre rapidement les degrés de l'estrade officielle. Moloch aussi
le vit, et face à face, tandis que son adversaire atteignait l'es-
pace vide ménagé autour de la tribune, il cria:
— Bismarck est mort, bien mort. Méfiez-vous des faux
Bismarck qui pullulent aujourd'hui dans l'Empire. Tenez, en
voilà un ! conclut-il en montrant le major.
Le major s'arrêta et commanda :
— Sergent Kuhler! quatre hommes ici, pour expulser ce fou!
Les quatre hommes s'avancèrent avec le sergpnt, et s'arrê-
tèrent, hésitans, au pied de la tribune.
— Fou ! répéta Moloch, agilant ses petits iras, d'un air me-
naçant. Mon cerveau en vaut cent comme le vôtre, pauvre minus
habens! Je n'ai qu'à regarder Técartement de vos yeux, la forme
1 poire de votre tête, lobtusion de votre angle facial, la dissy-
iétrie de vos oreilles et tout votre corps, pithécanthrope ! pour
tre certain que je suis en présence d'un dégénéré.
— Sortez-le de force de la tribune ! commanda le major.
Mais montez donc, Kuhler!
Le sergent Kuhler, un lourd Thuringien à barbe fauve, gra-
illes degrés. Avant qu'il eût atteint Moloch, celui-ci lui posa
^ main sur l'épaule.
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42 REVUE DES DEUX MONDES.
— Camarade, lui dit-il, arrête! Ne te déshonore pas en bous-
culant un vétéran de la grande guerre. Je vais descendre : laisse-
moi seulement passer.
Le sergent effaça tant qu'il put sa poitrine. Moloch descen-
dit et, s'arrôtant au pied de la tribune, devant le major :
— La force est stupide, dit-il. J'ai dans mon laboratoire
assez de force, sous un verre de montre, pour détruire toute la
force dont tu crois disposer contre moi, homunculus! Mais à
quoi bon? La vertu immanente des choses aura raison de toi et
de tes pareils. Rappelle-toi ma prédiction : Tu as voulu tuer
ridée. L'Idée te tuera! .
Ayant ainsi parlé, le docteur Zimmermann, tête nue, che-
veux au vent, son chapeau haut-de-forme à la main, tra\^rsa
l'espace ménagé autour de la tribune. Vainement sa femme lui
criait : « Eitel ! Eitel ! » Il était à ce point surexcité qu'il ne la
vit pas, qu'il ne l'entendit pas. Il piqua droit devant lui dans la •
foule qui lui livra passage. Il gesticulait, il clamait : « Ceux qui
ont voulu tuer l'Idée, l'Idée les tuera!... » De notre poste d'ob-
servation, nous le vîmes, la princesse et moi, gagner les com-
muns où étaient remisées les voitures de la Cour. Il y pénétra
sans difficulté, car elles n'étaient gardées par personne... Quel-
ques assistans le suivaient à distance, mais un geste du prince
ramena vers l'estrade officielle l'attention de la foule. Un pro-
fond silence s'établil, car on comprit que le souverain allait
parler.
— Mes* concitoyens, dit-ii, vous avez entendu une voix mal-
faisante : je l'ai laissé parler exprès, pour qu'il fût établi que la
parole est libre dans mes Etats, et aussi pour prouver aux enne-
mis de la patrie que leurs cris n'ont pas d'écho à Rothberg. .. La
fête qui nous réunit ici n'en a été que plus grandiose. Au triom-
phe de Bismarck, le bouffon lui-môme n'aura pas manqué au-
jourd'hui. Mes concitoyens, vous allez tous unir vos voix pour
le chant sacré de la patrie allemande, la Garde au Rhin.
Ces paroles, lancées d'un ton net, ferme, militaire, soule-
vèrent une sincère émotion. Les applaudissemens, les clameurs
ne cessèrent qu'aux premiers accens du chant national. Alors,
les têtes se découvrirent, et même sur Testrade tout le monde
fut debout. Les voix graves des hommes, les voix claires des
femmes s'unirent aux accords de l'orchestre, qui les soutenait.
Cela eut une vraie grandeur, que je compris : car l'amour de la
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MONSTEUK ET MADAME MOLOGH. 43
patrie, quand son expression reste digne, ne blesse pas le cœur
d'un étranger. Même la voix d'Else, penchée devant moi à la
fenêtre, ne me choqua pas, quand elle fredonna les paroles de
l'hymne :
« Un appel résonne comme l'écho du tonnerre,
« Comme un cliquetis d'armes et comme le bruit des vagues.
Vers le Rhin, vers le Rhin allemand I
« Qui veut être le gardien du fleuve?... »
Aux dernières mesures, le prince et les dignitaires se levèrent.
Commandé par Max, le détachement d'infanterie s'avança, fit
reculer la foule. Dans l'espace libre vinrent se ranger une à une
les voitures de la Cour, toutes les voitures, sauf celle de laprin-
— Nous reviendrons ensemble, àpied, par le lacet qui des-
cend sur Litzendorf, me glissa Else à l'oreille. J'ai envoyé ma
voiture m'attendre au Banc du philosophe.
Au moment où elle prononçait ces paroles, mes yeux eurent
une double sensation simultanée : je vis le major remonter $eul
dans sa Victoria et une vive flamme blanche jaillir de l'arrière de
cette Victoria : puis, soudaine, tonnante, formidable, une explo-
sion secoua l'air autour d'un bloc mouvant de fumée dense, qui
était la voiture elle-même. La foule s'enfuit dans des clameurs,
les chevaux des autres voitures de la jCour se cabrèrent, diffici-
lement maîtrisés par leurs cochers. Quant à la Victoria du
major, centre du nuage, son attelage l'emportait à toute allure, le
siège du cocher vide, vers le pavillon qu'elle contourna, puis
vers la route en lacet de Litzendorf.
— Courons par là, me dit Else, nous verrons!...
Par là, c'était la garde-robe de la Gombault, la fenêtre ouverte
sur la vallée. Je suivis la princesse. La Victoria du major, dont
la capote s'était à moitié relevée, dévalait au galop éperdu des
deux chevaux bais, manquant à chaque tournant de bondir par-
dessus l'accotement. Des soldats essoufflés essayaient vainement
de la suivre.
— Mon Dieu ! il va se tuer, murmura Else. Ah !...
Elle recula, les mains sur ses yeux... Un des chevaux, puis
l'autre sur lui, s'étaient abattus. La voiture avait tourné d'un
quart de cercle, en travers de la route; les chevaux entravés
dans les traits ruaient éperdument. Puis, subitement, ils se cal-
mèrent, ne furent plus qu'un amas de croupes et de jambes à
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44 REVUE DES DEUX MONDES.
demi engagé sous ravant-train de la voiture. Déjà les soldats
Tatteignaient et s'empressaient.
— Qu'est-il arrivé? murmura Else, qui n'osait regarder.
— On abaisse la capote, dis-jey suivant la scène des yeux...
On sort le major. Il ne bouge plus.
— Mon Dieu! serait-il mort?
Else se rapprocha, et jeta par la fenêtre un regard à la fois
efFi'ayé et curieux.
La foule courait, ou plutôt roulait maintenant en torrent tu-
multueux vers le lieu de l'accident. Des soldats installèrent sur
une civière le corps inanimé du major,'le remontèrent le long de
la côte, tandis que d'autres écartaient rudement les importuns.
On relevait les chevaux, dont l'un boitait. On constatait les dégâts
de la voiture; on explorait la caisse d'arrière toute noire de
poudre, et la capote fendue dans sa hauteur.
La princesse était fort troublée.
— Un attentat à Rothberg ! un attentat anarchiste ! qui a pu
commettre cela?
Comme elle prononçait ces mots, se parlant à elle-même, nos
yeux se rencontrèrent, et nous y lûmes la même pensée au même
instant.
— Lui? Vous croyez que c'est lui, n'est-ce pas? fit Else.
, Mais déjà je repoussais Tidée.
— Non! non! ce n'est pas lui... Ce n'est pas possible! Je
connais le docteur Zimmermann, c'est le plus digne et le plus
pacifique des hommes.
— C'est lui ! c'est lui! j'en suis sûre, insista la princesse. Lui
seul manie des explosifs de cette puissance... N'a-t-il pas menacé
le major, tout à l'heure ?... Ne lui a-t-il pas dit qu'il le tuerait ?...
Oh! Louis... N'êtes-vous pas efi'rayé pour votre Else qu'un tel
homme habite notre territoire?... Il va peut-être faire sauter le
château.
Elle se réfugia contre moi, d'un geste si amical que je faillis
répondre : « Eh bien ! n'y rentrons pas ! » Mais déjà elle se dé-
gageait :
— Ne restez pas ici, mon ami. Le prince n'avait pas quitté
le Thiergarten au moment de l'attentat. Il va me faire chercher.
Il ne faut pas qu'on vous trouve avec moi. Partez le premier, je
vous en prie... Et tâchez qu'on ne vous voie point sortir.
— Soit ! répliquai- je. Par où sortir?
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 45
— Par les coulisses du théâtre. Venez avec moî.
Nous suivîmes le même corridor que le matin, oubliant
cette fois dy chercher les coins sombres. Une porte donnait sur
un petit bosquet feuillu, humide même en cette journée d'été.
La clé était sur la serrure. Mais nous eûmes quelque peine à
ouvrir; la serrure était rouillée, les verrous aussi ; les bois
avaient joué.
— Vous voilà dans le Thiergarten réservé, me dit Else ; vous
retrouverez aisément votre chemin.
— Et vous, princesse? qu'allez- vous faire?
— Je vais attendre Bohlberg là-haut, dans le boudoir. Elle
ne peut manquer de monter à ma recherche. Je dirai que je me
suis un peu évanouie de peur, que je ne me suis plus senti la
force de descendre... Enfin, j'inventerai quelque chose.
Nos lèvres s'effleurèrent furtivement, distraitement. Et la
preuve qu'Else était distraite me fut donnée par ces mots, qu'elle
dit aussitôt que son baiser lui laissa le loisir de parler :
— N'avez-vous pas remarqué que, juste après avoir menacé
de mort M. de Marbach, le docteur Zimmermann s'en est allé
tout droit vers les remises des voitures?
— Il n'avait pourtant pas d'explosif sur lui !...
— Il a déclaré au major qu'il portait dans le verre de sa
montre de quoi faire sauter le château ! Mais on vient... On me
cherche . . . Sauvez- vous ! . . .
Elle me poussa un peu vivement dehors, et referma la porte
derrière moi. « Ainsi, me dis-je, la Gombault devait pousser
dehors le piqueur du prince Ernst, quand, au milieu d'un entre-
tien avec ce personnage, le prince s'annonçait à l'improviste... »
Puis, ma pensée revint à l'attentat, au major, au docteur Zim-
mermann.
» Else a raison ; toutes les apparences sont contre ce pauvre
Moloch. Pourtant je jurerais que Moloch n'est pour rien dans
l'aventure. »
Un sentier que l'herbe effaçait et que barraient de place en
place les ramures folles des taillis me ramena, en contouruant
le théâtre, jusqu'à Tesplanade des Tilleuls. La foule y était
encore compacte. Elle avait forcé les cordes et se massait main-
tenant au pied du pavillon de la Fasanerie. Je compris qu'on
avait dû porlor le major dans le pavillon.
— Il est là? demandai-je à Hans, qui regardait la façade de
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46 HTvms Dfes DEUX mondîss.
ses gros yeux naïfs, comme si, à force d'attention^ il espérait
voir an travers.
L'enfant tressaillit. Il balbutia :
— Oui... On vient de l'apporter.
C'était son arrivée qu'avait perçue la fine oreille d'Else.
La foule s'ouvrait respectueusement devant moi sur le mol :
« Hof'dienstI Service de la Cour » que je ne manquai pas de
-prononcer comme un magique Sésame ! Je rentrai sans difficulté
dans le pavillon et je gravis l'escalier.
La plupart des fonctionnaires étaient groupés dans le vesti-
bule et dans Tescalier, très en émoi. Ce que j'entendis au
vol confirmait Thypothèse de la princesse sur l'auteur de l'at-
tentat.
— Personne autre, ici, ne manie la dynamite.
— C'est un acte de folie commis par un fou inoffensif à l'or-
dinaire, mais que la contradiction a exaspéré.
— On va l'arrêter.
— On va l'interner...
J^atteignis la chambre de la Gombault. Je n'y trouvai ni la
princesse, ni Bohlberg. On m'assura que la princesse n'avait pu
supporter la vue de ce corps inanimé qu'on apportait, et s'était
fait ramener au chftteau. Le major était étendu sur le lit, sa tu-
nique ôtée, sa chemise ouverte. Le médecin de la Cour l'auscul-
tait. Alentour, le prince Otto, le prince Max, l'aumônier... Cela
sentait les sels et le vinaigre. Comme je passais le seuil, le
médecin se redressa et se retourna.
— Absolument rien de lésé, dit-il. Simple syncope, causée
probablement par l'émotion.
— Le major, demanda l'aumônier, quand il était au service de
l'Empereur chez les Herreros, n'a-t-il pas déjà été victime d'un
coup de mine?
— Oui. Et il a reçu alors ce que nous appelons médicalement
le choc, — c'est-à-dire l'impression cérébrale indélébile. Mais,
tenez ! il revient à lui.
En effet, le major soulevait péniblement la tête au-dessus de
l'oreiller. Ses paupières s'entrouvrirent, il murmura :
— Ne tirez pas! ne tirez pasi Je veux... je veux...
Il retomba épuisé. A ce moment, j'observai le prince Max.
Il ne quittait pas des yeux le visage du comte de Marbach. Il
était très pâle. A la vue du mouvement qu'avait fait le patient, un
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 47
flux de sang inonda ses joues et je reconnus dans son regard
l'éclair haineux que j'y avais déjà va passer.
— Messieurs, fit le docteur, il faudrait me laisser seul avec
le malade, si Son Altesse n'y voit pas d'inconvénient. Les nerfs
ébranlés requièrent un parfait repos.
— Nous vous obéissons, Klingenthal, fit le prince. Messieurs,
descendons !
Justement, le ministre de la pouce enirait. Il se fit un grand
silence.
— Eh bien? demanda le prince. Vous pouvez parler, Dron-
theim,
— Monseigneur, le criminel a été arrêté au moment où il
regagnait sa villa.
— A-t-il avoué?
" Nullement! il a même prétendu ignorer l'attentat.. «
— Quelle impudence 1
— Il dit avoir entendu l'expiosion, mais avoir cru que c'était
une pièce d'artifice à laquelle on mettait le feu.
— En plein jour 1
— Ou im coup de canon.
— Il n'y a pas de canon à la Fasanerie.
— C'est ce que je lui ai répondu. Il a d'ailleurs déclaré qu6
l'accuser d'attentat anarchiste était absurde, que toute sa vie
proteste là contre.
Le prince médita.
— Peut-être, après tout, ce malheureux n'est-il que fou.
— Je ne crois pas, Monseigneur, répliqua le ministre de
la police. Ses réponses étaient pleines de bon sens et même
d'adresse. Pour moi, il joue la bizarrerie.
— A-t-il demandé à me voir?
— Non, Monseigneur. Il a demandé à voir sa femme. J'ai cru
devoir refuser, et, si Voke Altesse n'y voit pas d'inconvénient,
je le maintiendrai au secret.
Le prince réfléchit encore un mstant. Sui le lit de la Gom-
bault le comte poussa un gémissement et articula quelques
syllabes sans suite.
— Descendons, messieurs I
Tout le monde suivit le prince. Quand Max arriva devant
moi, il 0ie sembla qu'il allait me parler. Mais son regard se
déroba; il ne dit rien et passa.
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48 REVUE DES DEUX MONDES.
Dehors, la foule acclama le prince Otto. Pour les Rothber-
geois, leur chef héréditaire venait d'échapper à la mort. Ils lui
firent un accueil chaleureux.
Le ministre de la police m'offrit très aimablement une place
dans sa voiture pour regagner le Luftkurort. Je préférai me
mêler au peuple dont les mille voix émues commentaient l'évé-
nement. Ces voix exprimaient généralement le désir de lyncher
le pauvre Mo loch. Les femmes surtout débridaient leur colère :
et même des lèvres tendres des jeunes filles, jaillirent les cris de
mort. Je rejoignis le négociant saxon et sa blonde épouse, avec
lesquels j'avais voyagé, naguère, entre Steînach et Rothberg.
— Quelle affaire, me dit-il... Voilà qui sera un souvenir pour
nous deux, eh! Gretel? d'avoir assisté à un attentat anarchiste?
— On devrait faire sauter ce misérable avec sa propre dyna-
mite, reprit Gretel, pour qu'il soit déchiqueté en morceaux
comme exemple. Il n'y a plus de tranquillité au monde, si, au
milieu d'une fête, une bombe peut vous détruire. Vous savez,
monsieur, que mon mari a tout juste échappé à la mort?
— Quoi, m'écriai-je, vous avez été touché?
— Non, reprit le négociant. J'étais à côté de la voiture du
prince Otto, Gretel au contraire cherchait celle de la princesse
Else. Supposez, monsieur, que c'eût été la voiture du prince qui
eût sauté; je périssais & l'âge de quarante-six ans. Heureuse-
ment le misérable s'est trompé de voiture. Et alors, j'étais trop
loin de celle du major. Je n'ai même rien vu.
Ainsi devisant, nous étions sortis du Thiergarten, et, la Rotha
passée, nous remontions la côte vers le Luftkurort. Des piquets
de soldats nous croisaient : tout le détachement avait été main-
tenu sous les armes, sans doute afin d'inspirer la confiance aux
bons citoyens et la terreur aux mauvais. Le ciel, lentement as-
sombri au-dessus des montagnes, suspendait sur la contrée la
menace d'un orage qui n'éclatait pas. Et le château se dessinait
en jaune sur le fond obscurci du ciel.
Aux abords du Luftkurort, j'aperçus Herr Graus qui, toujours
en frac, pérorait, très entouré.
— La police a apposé les scellés sur l'appartement et sur le
laboratoire. Rien ne pourra en être enlevé. Il faut que la loi
soit appliquée... Ah! monsieur Dubert, fit-il en me reconnais-
sant... J'ai à vous parler, monsieur le docteur Dubert!
Il m'entraîna à l'écart, comme pour une confidence.
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t
MONSIEUR ET MADAME MOLoSfcK^^^i 49
— Il se passe une chose grave, monsieur Dubert... Quand le
docteur a été arrêté, il rentrait dans la villa avec sa femme et
votre jeune sœur...
— Eh bien?
— On a emmené le docteur sans lui dire de quoi il s'agis-
sait. La t^'rau Doctor et la jeune demoiselle sont rentrées dans
la villa. Puis on est venu mettre les scellés sur l'appartement du
docteur et alors la Frau Doctor s'est retirée dans la chambre
de votre jeune sœur.
— Elle a bien fait.
— Je ne dis pas non : seulement maintenant, la fouie est sous
la fenêtre de la chambre, et elle pousse de mauvais cris.
Je laissai HerrGraus et je me hâtai, au pas de course, vers les
villas. Une trentaine de braillards amassés sous la fenêtre de
Gritte criaient : « A bas Zimmermann ! A mort l'assassin ! »
Je m'approchai d'eux :
— Messieurs, dis-je, le coupable présumé est sous les ver-
rous. Il n'y a dans cetle maison que deux femmes sans défense,
dont l'une est Française et a quatorze ans : c'est ma sœur. Je
demande à votre courtoisie de vouloir bien vous éloigner.
Ce petit discours produisit un bon effet. Après quelques con-
ciliabules, les manifestans s'écartèrent et me laissèrent entrer. Je
grimpai vivement l'escclier; je frappai, en me nommant, à la
porte de Gritte. Elle m'ouvrit elle-même, rouge, animée.
M"* Moloch était assise, immobile, à peine plus pâle que de cou-
tume.
— Ah! te voilà, fit Gritte. Il est temps. Je crois que ces gens-
la veulent nous écharper.
— Tu es une bonne petite, dis-je en l'embrassant. Ne crains
rien, il n'y a pas de danger.
— Je n'avais pas peur, répliqua Gritte.
— M. Dubert a raison, fit M""' Moloch amèrement : ces
ivrognes se contenteront de hurler. Mais mon mari est en
prison.
Cependant une nouvelle cohue de manifestans arrivait de
Rothberg-Village et se massait devant la villa Else. Les cris
redoublèrent : un petit caillou frappa une fenêtre voisine. Je re-
gardai dans la rue : Herr Graus accourait, tenant un papier à
la main. Il monta sur un banc devant la villa Else et dit :
— Voici le télégramme que notre bien-aimé prince envoie à
TOME XXXV. — 1906. 4
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SQ REVUE I>ES DEUX MONDES.
rinstant à tous les chefs d'État et qu'il daigne vous communi-
quer ;
(c Miraculeusement sauvé du péril qui menace aujourd'hui
tous les souverains, je rends grftce au Dieu tout-puissant qui
m'a épargné les effets d'un terrible attentat!...
a Otto, prince de Rothberg. »
Les acclamations furent assourdissantes. Mais la foule aime
encore mieux honnir qu'acclamer. Quand Herr Graus fut des-
cendu de son banc, les cris de : « A mort Zimmermann ! A mort
l'assassin ! » jaillirent de plus belle.
— Venez toutes deux dans ma chambre, dis- je à M"* Moloch
et à Gritte. Vous y serez en sûreté et vous n y entendrez plus ces
braillards.
M"* Moloch y consentit. Gritte préféra rester avec moi, à
observer la foule qui grossissait et toujours criait: « A mort!
à mort! » Elle couvrait maintenant la petite place; ce n'étaient plus
seulement de vagues ivrognes : les redingotes, les chapeaux
de soie se mêlaient aux toilettes bourgeoises des femmes. Et
voilà que tout à coup, des pentes qui bordaient la place et dé-
valaient vers la Rotha, une, deux, dix, trente, plus de cent oies
apparurent, attirées, selon leur coutume, par le bruit des cla-
meurs humaines. Col tendu, bec bâillant, plumes hérissées,
elles se rangeaient en arrière-garde derrière l'armée des insul-
teurs, et, plus fort que tout, de leurs voix stridentes, il me sembla
qu'elles clamaient aussi :
— A mort Zimmermann !
Marcel Prévost.
{La quatrième partie au prochain numéro.)
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LETTRE SUR LE TRAVAIL
(1)
I
Dans la situation présente, peut-«n s'abstenir de toute ré-
flexion sur les utopies républicaines? Le silence serait un
malheur, et, pour mon compte, je le romps.
Si la France veut la République, la République sera. Le Gou-
vernement Provisoire affirme qu'elle existe, et demande en même
temps la consécration de la République à une Assemblée Natio-
nale, dans àé& termes et avec des moyens qui ne laissent aucun
doute sur le vote universel. Un journal, qui a fait le Gouverue*
ment, devient tout à coup le plagiaire de rintimidation. Il déclare
traître à la patrie quiconque proposerait une autre forme de
gouvernement que la République. Ce journal nous donne ainsi
la liberté de faire ce qui lui platt. Après le bon plaisir monar-
chique^ nous avons le bon plaisir terroriste. Cet article est pré*
maiuré, voilà tout. Il y a eu des réclamations. Dans six mois
elles ne seront plus possibles.
Le Gouvernement Provisoire actuel n'écoute pas plus le si-
Ci) Cette importante étude politique et sociale de Balzac fait partie des archives
du Ticomte de Spoelberch de Lovenjoul. Elle est complôtement inédite, et date
du printemps de 1848. Quelques mois après, l'auteur partit pour la Russie, d'où
il ne revint qu'en mai 1850, marié et mourant.
Intitulée successivement : Lettrt au commerce et Lettre sur la chose publique,
Balxac lui donna définitivement pour titre : Lettre sur le travail. Une seconde
étude, annoncée à la fin de celle-ci, n'a sans doute jamais été écrite. En tous cas,
•Ue n'a pas été retrouvée.
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33 REVUE DBS DEUX MONDES.
kiice que ne Técoutait Louis-Philippe. Beaucoup de gens,
effFt3rés de leur succès, sont revenus à l'idée de la Régence. Mais
o?s braves gens s'abusent. La France entière voudrait la Régence,
que la Régence serait impossible, par le refus certain de ceux
qu^on pourrait désirer pour Régens. On a parlé d'Henri V. Mais
le chef de la maison de Bourbon a refusé pour deux raisons de
jamais régner en France. Je ne dirai rien de la première, car la
seconde suffit : tV ne vetd pas.
Quant à prendre un prince étranger, de la maison de Bourbon,
c'est une proposition contre laquelle la France entière se soulè-
verait.
Ainsi, la maison de Bourbon est, par sa propre volonté, par
le vœu de la plus grande partie de la nation française, à jamais
déshéritée du trône.
On ne fait pas plus des Rois qu'on ne fait du^ bois. Il faut
beaucoup de temps, des conditions telles, qu'il a fallu le génie
de Napoléon et son bonheur pour les esquiver, car il ne les
remplissait pas. Néanmoins, quatre millions de votes ont créé
sa dynastie, et malgré l'état où se trouve cette famille, elle a
pour elle l'élection, un droit, une consécration. Si la France est
obligée de se donner une espèce de Doge, comme en Angleterre,
elle ne peut le trouver que là.
Quoi qu'on fasse, le mouvement de 1848 sera semblable à
celui de 1688 en Angleterre; nous réaliserons le gouvernement
parlementaire que voulait la coalition de 1839, et nous nous
raccrocherons à ime branche de Hanovre quelconque, un peu
plus tôt, un peu plus tard.
Voici ce qui va nécessairement arriver.
La future Assemblée Nationale n'aura pas de centre, car elle
sera le pouvoir exécutif, comme le fut la Convention, les mi-
nistres ne pouvant être que ses délégués. Elle se partagera fata-
lement en gauche et en droite, et la gauche se composera des
républicains radicaux, de ceux qui représenteront les idées de
Fourier, les idées communistes, et le radicalisme républicain.
. Si la gauche est en majorité, je ne veux pas prévoir quelles
seront ses dissensions intestines. Elles seront violentes. Mais, si
cette gauche a la majorité, j'en appelle à tous les hommes de
bon sens; la France n'est pas perdue, les nations ne mourant
pas ; mais elle sera dans l'anarchie, ou sous le régime radical,
pendant fort longtemps.
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LETTRE SUR LE TRAVAIL. 53
Sî la droite est en majorité, si elle a six cents voix sur
neuf cents, eh bien, que deviendra-t-elle devant une minorité à
laquelle la révolution de Février donne le droit d'appeler les
masses h son secours? Je ne réponds pas à cette question;
chacun y répondra dans son for intérieur.
On doit la vérité à son pays. La voici. Je ne la vends pas, je
la donne.
Ceci est le côté politique de notre état actuel. Mais voici le
côté des intérêts privés.
Les mots : organisation du travail y signifient coalition des
travailleurs, et ce mot de travailleur a pour unique traduction le
mot ouvrier. On a supprimé, comme par enchantement, tous les
autres travaux : ceux de l'intelligence, ceux du commandement,
ceux de Tinvenfion, ceux des voyageurs, ceux des savans, etc.
Aussi, les ouvriers ont-ils admirablement compris la coali-
tion. Ils sont enrégimentés, ils ont des chefs et des représentans.
En un moment tous les salaires ont doublé, par la restric-
tion du temps de travail; et, par la plus-value de la journée, la
production diminue nécessairement, et l'objet produit devient
plus cher.
Pense-t-on à créer des acheteurs ? Tout au contraire, on les
supprime, par les dangers évidens de la situation politique.
Mais, en maintenant (ce qu'il ne faut concéder que pour faci-
liter la discussion) autant d'acheteurs pour les produits ren-
chéris qu'il s'en trouvait pour les produits précédens :
Primo. Les produits précédens s'écouleront avant les produits
renchéris;
Secundo. Par suite de ce retard, les produits renchéris per-
dront de leur valeur.
C'est la ruine certaine des fabricans.
Passons par-dessus ces deux inconvénieos ; admettons, par
un miracle, que la situation commerciale soit identiquement
celle qui régissait la France en janvier 1848. Voyons le résultat
de cette opération.
Dès que les salaires sont doublés, les objets de consomma-
tion suivent cette marche, car le blé coûtera plus cher, soit par
l'élévation des salaires des ouvriers forains et à domicile de
l'agriculteur, soit par le renchérissement des transports; ainsi
des loyers, etc. Donc l'ouvrier , avec ses dix heures de travail et
sa journée plus rétribuée, se trouvera dans la même situation
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54 REVUE DES DEUX MONDES.
qfu'auparavant. U mangera, il consommera son salaire. Il n'y
aura Hen d'amélioré dans sa condition. Il faudra renoncer au
placement à l'étranger des produits renchéris. La consommation
intérieure restera seule à la fabrication française.
Nous prêtons, par le silence sur de pareils résultats, une
force incalculable à la désorganisation sociale, qu'on appelle la
question sociale.
On ne veut plus de privilèges, d'aucun genre, ni d'aucune
espèce. Mais alors il faut supprimer les douanes, qui créent des
privilèges aux industries protégées. Que devient alors le com-
merce français? Il serait frappé au cœur par cette mesure, car,
si vous renchérissez vos produits, l'industrie étrangère inondera
la France de ses produits à meilleur marché. Si vous protégez
tous les produits renchéris, ce sera une déclaration de guerre
pacifique aux industries étrangères, qui vous répondront par
des prohibitions pareilles, et le commerce extérieur périt !
Pendant dix-sept ans, Louis-Philippe a constamment oublié^
sacrifié, les intérêts moraux, politiques, de la France à l'exté-
rieur, au profit du commerce et de la prospérité de la France.
Il avait amené ainsi la prospérité matérielle à Uji degré inouï.
L'ensemble du commerce intérieur et extérieur dépassait deux
milliards. Tout cela, dans l'intérêt de sa dynastie, et il achetait
cette paix à tout prix en abandonnant l'honneur du pays dans
toutes les questions extérieures.
En 1840, j'imprimais ceci (1) : que s'appuyer sur les inté-
rêts, c'était s'appuyer sur rien ; que le commerce, la bourgeoisie
repue, était la plus trompeuse de toutes les forces, et c'est
la Garde Nationale qui a, en effet, renversé Louis-Philippe, car,
en France, Thonneur est plus cher que l'argent, et si vous
trahissez trop visiblement l'honneur d'une nation elle se révolte,
comme le plus lâche finit par avoir du cœur, quand il reçoit un
soufQet devant trop de monde.
On va loin avec des finesses de maquignon normand, mais
on ne peut pas aller vingt ans ainsi dans un pays comme la
France, et l'on tombe la dix-huitième année.
Cette prospérité commerciale de deux milliards reviendra-
t-elle? Il ne faut pas y compter. De longtemps on ne reverra ce
chiffre.
il) Voyez dans le troisième et dernier numéro de la Revue Parisienne (fondée
^ar Balzac), qui parut le 25 septembre 1840, Tarticle intitulé : Sur les Ouvriers.
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LETTRE SUR LE TRAVAIL. 55
Maintenant, pour sauver la France, il faut ourdir la conspi-
ration du bien, comme la conspiration du mal a éclaté, avec ra-
pidité. Au lieu d'envoyer à l'Assemblée des gens sans éducation
ni instruction, comme le désire un citoyen-ministî'e, il ne faut y
ea^voyer que les sommités du pays en tous genres, car nous
auirons plus de chance d'y trouver de grands politiques, et il
fa^it surtout y envoyer des gens de courage, qui présentent des
foroes imposantes et résolues aux opinions désorganisatrices.
II
Le temps est la fortune, toute la fortune de l'homme, comme
il est celle des États, car toute fortune est l'œuvre du temps et
du mouveinent combinés, pour nous ser\nr d'une expression al-
gébrique qui comprenne toute espèce d'activité. Dire à l'homme:
« Tu ne travailleras que tant d'heures par jour, » c'est réduire
le temps, c'est entreprendre sur le capital humain. Supprimer le
travail à la tâche, c'est encore pis, selon nous, c'est s'inscrire en
faux contre ce grand principe chrétien, social : « A chacun selon
son œuvre. » Ces deux propositions sont en elles-mêmes un
attentat à la liberté individuelle, à la richesse privée et à la ri*
chesse publique. C'est, enfin, la tyrannie, au nom d'une théorie
spécieuse, fausse à l'application. C'est l'exercice régimentaire
substitué à la production libre et spontanée. Nous voyons, avec
désespoir pour les ouvriers eux-mêmes, cette erreur, qui part
d'ailleurs d'une secte économique dont la bonne foi, dont le
désir de bien faire, ne sont pas douteux. Mais examinons le ré-
sultat de cette théorie, appelée l'organisation du travail, et qui
ne nous en a donné jusqu'à présent que la désorganisation.
En abolissant le marchandage (en haine des marchandeurs
seulement), et en réduisant les heures de travail, quel est le
quotient social, quel est le quotient particulier de cette opé^
ration?
Vous nivelez la production en disant : « Tu n'iras pas plus
lom. » C'est la réduction du commerce général, c'est préparer le
triomphe de la production anglaise sur la production française^
car l'Angleterre ne désarmera pas ses ateliers comme nous les
nôtres ; elle restera sur pied de guerre. Nous ne pensons pas
qu'on s'arrête à l'observation que les maîtres payeront des heures
en sus. D'abord, ce serait le renchérissement de la production,
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56 REVUE DES DEUX MONDES.
et nous pouvions à peine, dans l'état de choses ancien, lutter
avec TAngleterre, la Suisse et l'Allemagne. Nous n'avions plus
que l'avantage du goût de nos artistes en fait de formes et de
dessins.
Puis, le Gouvernement Provisoire a déclaré que les heures
retranchées devaient être données à Tinstruction, à la moralisa-
tion des ouvriers. Ainsi, dans les deux cas, c'est donc la restric-
tion de la production, c'est le : « Tu n'iras pas plus loin ! » de la
fabrication. Tel est le quotient politique: réduction du commerce
général, conséquemment réduction des revenus de l'État, fournis
par le mouvement commercial. Le commerce total allait naguères
à deux milliards et quelques cents millions, A quel chiffre tom-
bera-t-il? Napoléon, en 1812, dans le fameux budget de 1813,
s'applaudissait d'avoir amené le commerce de cent 'trente-six
départemehs à sept cents millionsl
Maintenant, voyons le quotient particulier.
Il y a de bons, il y a de médiocres, il y a de mauvais ouvriers
dans tous les corps d'état, et, pour ne pas les blesser par cette
triple distinction, nous leur dirons que la république des lettres
compte, et a de tout temps compté, de bons, de médiocres, de
mauvais écrivains. Aujourd'hui, la république des lettres se
compose d'en^'iron mille personnes, dans la littérature propre-
ment dite, de six cents dans la littérature dramatique. Combien,
dans l'une et l'autre catégorie, y a-t-il de célébrités? Chacun
peut répondre, et n'y usera pas ses doigts. Maintenant, combien
y en a-t-il qui gagnent, en moyenne, vingt mille francs par an,
en y comprenant ceux qui gagnent phis? Nous ne serons démen-
ti par personne en les mettant à cinquante, et c'est énorme !
Combien gagnent dix mille francs en moyenne? Cent^M plus!
Composez le total de ce que payent le théâtre, le journal, et la
librairie, vous ne trouvez pas, en effet, deux millions. Dans les
sciences et la polémique, la proportion est moindre. Eh bien, ces
nombres ne représentent pas le dixième du total.
Selon nous, l'accord de la santé, de Yintelligence et de la
main est au moins aussi rare chez les ouvriers de tous les corps
d'état, que l'accord du talent et de idi volonté ch^z les travailleurs
intelligentiels. On compte les bons ouvriers dans tous les arts
et métiers, et les ouvriers le savent très bien. Ils se connaissent
parfaitement entre eux et s'estiment en raison de leur valeur,
absolument comme des auteurs. Ne sont-ils pas les auteurs de
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LETTRE SUB LE TBAVATL. 57
toute production matérielle, aidés par Tinventeur? Enfin, vous
les trouvez si rares en agriculture, les bons ouvriers, que vous
les stimulez par des prix et des concours dans des comices !
Mais admettons, par une exception faîte en faveur de la main
sur V esprit^ qu'il y ait autant de bons ouvriers que de médiocres.
Quant aux mauvais, nous ne pensons pas qu'on veuille réformer
Tétat. de choses à leur profit ! Eh bien, en supposant égalité de
noiabre entre les bons ouvriers et les médiocres, vous immolez
les gains fort légitimes du bon ouvrier à l'uniformité du salaire
denxctndé pour les médiocres! Vous empêchez le bon ouvrier de
fairo à la tâche tout l'ouvrage qu'il peut et veut faire ! Vous lui
interdisez d'avoir une famille ! En effet, vous immolez la famille
au célibat^ en donnant cent sous pour dix heures de travail à
l'adulte de dix-huit ans comme à l'ouvrier de quarante ans, à
l'inexpérience comme à l'expérience, au père de famille qui a
trois bouches, au moins, chez lui, tandis que le célibataire peut
n'avoir que sa blouse sur le corps, un faible loyer et nulle autre
charge que celle de ses besoins.
Vous tuez donc la famille chez le peuple. Tuer la famille,
n'est-ce pas tuer la consommation ? Réglementer ainsi le travail
par l'uniformité du salaire et la limitation des heures, c'est
d'abord la destruction de la société, minée dans sa base. Puis,
c'est la ruine de la production dans son essence. Vous obligez
ainsi le bon ouvrier à ne travailler que comme travaille le mé-
diocre. Pourquoi ferait-il mieux, s'il n'est pas mieux payé?
Tel est le quotient particulier de votre opération.
L'ouvrier est un négociant qui, pour capital, a sa force cor-
porelle, et il la vend à un prix débattu. Quand il y joint un
capital en argent, il devient maître. S'il y a beaucoup d'ouvriers
sur un point donné du globe, la valeur de la force tombe en
raison de son afQuence, de même que le prix de telle marchan-
dise tombe, par le même phénomène, souvent au-dessous de sa
valeur réelle. L'ouvrier entre dans le partage des bénéfices de
l'opération avec son patron, absolument comme le capitaliste,
qui préfère une prime immédiate au gain futur d'ime spécula-
tion, car l'ouvrier est payé de son temps, de sa force, de son
concours immédiatement, et, par privilège^ avant tout gain,
toute réalisation de l'affaire, la loi l'a privilégié ! Nous ne savons
pas comment l'on met toutes ces vérités si simples, si patentes,
eu oubli.
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58 REVUE .DBS DEUX MONDES.
L'ouvrier vaut vingt franos par jour en Amérique, il vaut
quinze francs en Russie, il vaut cinq et dix francs à Paris et à
Londres, selon sa puissance de travail. Et c'est parce que sa force
abonde à Paris et à Londres, que la France et TAngleterre four-
nissent rAmérique, la Russie et lo monde, de mille choses que
les autres pays ne peuvent établir à si bas prix.
Pourquoi Touvrier reste-t-il à Paris et à Londres, et ne va-t-il
pas en Amérique, en Asie, en Russie? Parce que, dans ces pays,
la production est inégaie, sans suite, et qu'il n'est pas dans uû
milieu où la vie soit aussi facile que dans ces deux centres
immenses. Si les pays où il est rare, lui donnent vingt francs, ils
lui en demandent vingt et un pour le loger, le nourrir, l'ha-
biller, et ils ne l'environnent pas de jouissances comme à Paris
et à Londres. Est-il défendu aux ouvriers de mettre leurs forces
en commun, de s'établir, de devenir maîtres ? Non. Des ouvriers
ont essayé, des ouvriers habiles, courageux, et qui n'ont man-
qué ni d'audace, ni de bonheur; ils ont élevé la première maisoa
de Paris, ils ont été les mieux faisant, et ils ont fait faillite 1
Leurs lois intérieures étaient draconiennes ; il n y avait ni cou-
lage, ni perte de temps ; ils ont été sublimes, ils ont été sou-
tenus, nous les avons admirés, et ils sont tombés néanmoins, et
nous défions de mieux organiser le travail qu'ils [ne] l'avaient
organisé.
Changer le mode amiable entre le maître et l'ouvrier, c'est
ruiner le commerce du pays, qui résout, à son profit, le pro*
blême de la fabrication.
Vouloir introduire l'Égalité dans la production individuelle
par l'égalité des heures de travail et du salaire, c'est vouloir réa-
liser la chimère de l'égalité des estomacs, de la taille et des cer-
veaux; c'est vouloir égaliser les capacités; c'est aller contre la
nature ! Mais, parmi les ouvriers qui composent cette Lettre^ il
en est qui lèvent quatorze mille lettres dans leur journée, d'autres
dix mille, d'autres sept mille I Des enfans de dix ans n'en
lèvent que deux mille l S'il fallait les payer à la journée, vous
renchéririez les livres de cent pour cent. Voilà l'image de ce
que vous faites pour toute la production française.
Nous étions dans cette croyance naïve qu'il y avait au moins
une chose jugée en politique, et surtout en France; c'était que
jamais CÉtat ne doit intervenir dans tes affaires privées et com"
merciales, autrement que par le droit commun. Or, quelle inter^
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LETTRE SUR LE TRAVAIL. 59
ventioii que celle de régir les sources de la production ! L'Ëtat
est et sera toujours la dupe de toute interventiou dans les
affaires de commerce; il ne doit ni entraver, ni secourir le com-
merce; il ne faut au commerce que la protection générale que
l'Angleterre lui accorde. En 1830, le fameux prêt au commerce
a été tout bonnement une vente , où le commerce a eu le gouver-
nement pour acheteur, à la risée de tous les gens qui ont suivi
cette opération. C'est la dernière expérience ; l'État y entrait en
protecteur. Aujourd'hui, il y accourt comme médecin. Eh bien,
il est en train de tuer le malade. Les mesures, en apparence
salutaires, comme celle de retarder les échéances, sont funestes.
Les échéances se retardent d'elles-mêmes. Le dépôt des mar-
chandises et la négociation du récépissé, ce Mont-de-piété ^n
commerce, sera, ou une vente déguisée, ou le commerce^ si,
peu qu'on lui prête, ne dégagera rien. L'essence et le fondement
de tout commerce, c'est la liberté. La confiance, la méfiance ne
se donne ni ne se ramène par des décrets. Décréter la confiance
c'est, comme disait Hoche : « décréter la victoire. » C'est joli,
mais c'est impossible. Réglementer le travail, c'est plus, c'est
l'absurde de la tyrannie. La vie est un combat, la vie privée
comme la vie sociale, comme la vie commerciale, comme la vie^
ouvrière, comme la vie agricole, comme la vie des nations
entre elles. Décréterez- vous que les terrains secs produiront
quand les terrains humides produisent, selon les caprices des
saisons? Aussi, de ce combat sort-on vainqueur ou vaincu,
riche ou pauvre, oublié ou glorieux, heureux ou malheureux,
selon ses forces ou son bonheur. Pourquoi faites-vous aujoiir-
d'hui une exception en faveur de l'ouvrier ? ,Vous ne regardez
que les mains calleuses ; vous privilégiez donc une sueur entre
toutes les autres ? Âvez-vous donc pesé dans vos mains les mal-
beors de tous les citoyens? Âllez-<vous répartir tous les actes da
vaudeville sur toutes les tètes des vaudevillistes ? Donnerez-voua
de l'ouvrage è. tous les cerveaux? Chaque acteur jouera-t-il tant
de quarts d'heure par soirée? Les négocians courbés, les larmes
aux yeux, sur leurs carnets d'échéance, n'auront-ils que tant de
minutes par jour à s'essuyer les yeux ? Le travail de toute una
nation ne se scinde pas! A chacun son lot, selon sa force. Ce
travail embrasse toutes les productions. Eh quoi ! vous procla-
mez la liberté, au lieu de définir les libertés que chacun conserr
vera, remise faite de son obéissance à la patrie, et vous êtes ca
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60 REVUE DES DEUX^ MONDES.
train de donner des lettres patentes à la médiocrité du travail, à
sceller sous un cachet de plomb la spontanéité des efforts, sous
prétexte que les patrons opprimaient leurs ouvriers. Ah ! nous
admettons qu'il y a des limites en toutes choses, et en vous
reprochant une théorie inapplicable, nous ne tomberons pas
dans Tabsurde de la pratique actuelle. Le prix des denrées ali->
mentaires est la balance et la règle des salaires. Un État, où les
bons et sages ouvriers en travaillant tant qu'ils veulent; tant
qu'ils peuvent, ne trouvent pas l'aisance pour leur famille, cet
Etat est mal ordonné. Mais alors la faute n'est plus aux patrons;
c'est le crime de l'État. La punition de cet État, c'est le drapeau
noir des ouvriers de Lyon,, portant écrits ces mots terribles, qui
sont moins une accusation qu'une condamnation : Du travail ou
la mort!
Les gouvernemens ont tort. Leur crime alors est une mau-
vaise répartition des impôts, une fautive assiette des taxes. Aussi,
selon nous, est-ce là la plaie de la France, et là est aussi le
remède, car la France, comme nous l'avons écrit ailleurs,
quoique le pays le plus spirituel du monde, veut à la fois impo-
ser beaucoup la terre, et avoir le pain à bon marché! Nous
serons les victimes de ce problème sans solution, si l'on n'y met
ordre, et promptement; mais, non par des mesures révolution-
naires : par un système bien étudié, logique et juste, qui saisisse
la consommation et non la production
Ici, nous ferons observer que, depuis la catastrophe de Lyon,
les ouvriers et les prolétaires ne sont pas [au s] si à plaindre en
France qu'ailleurs. Le chiffre de leurs économies à la caisse
d'épargne est de plus de deux cents millions, soustraction faite
des livrets bourgeois, qui sont de cent cinquante millions. Les
ouvriers, de la plupart des corps d'état à Paris, ont une caisse
commune, une caisse qui leur permet de faire leurs grèves,
de régenter les patrons, et de dominer la spéculation.
Aujourd'hui, la question de l'organisation du travail, en
démontant la machine commerciale, met en péril les ouvriers.
Aussi, les orateurs du système en sont-ils arrivés à demander aux
ouvriers le dévouement du soldat sur le champ de bataille. Mais
comment peut-on oublier que le soldat n'a, sur le champ de
bataille, à s'inquiéter ni de sa famille, ni de son pain, ni de son
vêtement, ni de ses outils de guerre, que le général en chef, la
France, ou le sol ennemi, lui fournissent tout. On a toujours
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LETTRE SUR LE TRAVAIL. 61
beaucoup de courage, en France, quand on n'a que du courage à
donner.
Au lieu de s'occuper de réglementer le travail, de l'organiser,
l'État devrait bien, à Timitation de l'Angleterre, favoriser la
vente, chercher, ouvrir, des débouchés à la production nationale.
Voilà la seule manière de protéger l'ouvrier et le commerce. Et
c'est ce qu'a toujours fait admirablement l'Angleterre.
ftu'est-il arrivé, depuis qu'au lendemain de la plus terrible
des commotions politiques, vous substituez la discussion à l'ac-
tion? Le capital^ qui vous écoute, se disperse !
Oh! sachez-le bien, le capital est un oiseau hors des atteintes
du plomb de tous les décrets possibles, de toutes les mesures
révolutionnaires. Aucun pouvoir, si agissant que vous l'imagi-
niez, n'a pu le saisir. Compulsez l'histoire. Au moyen âge, les
plus cruels supplices ont-ils arraché deux deniers de leurs tré-
sors aux Juifs? Louis XIV, en 1707, a-t-il pu se faire donner de
l'argent? Quand, en se prostituant à Samuel Bernard, et impo-
sant la vanité de ce Juif, nommé comte de Combert, il en a tiré
dii millions, Samuel Bernard a fait faillite, car ses créanciers ont
refusé les bons de caisse de Desmarets (1). La Régence, avec la
confiscation partagée entre le délateur et TÉtat (énormité digne
de Tibère), a-t-elle atteint les espèces d'or et d'argent? Enfin, la
Convention a-t-elle pu arrêter la dépréciation de ses assignats,
appuyés par la peine de mort, et hypothéqués sur les biens
nationaux? Non ; à tous ces fameux exemples irrécusables, non!
Et Ton commence à violenter l'argent ! Eh bien, vous reculez
d'autant, à chaque fausse mesure, le moment où le capital
reviendra commanditer l'industrie française, et conséquemment
le travail. Le capital pense tout ce que nous écrivons, mais sans
le dire, car le capital est muet, comme il est sourd à toutes les
violences. Saisi par une faillite, plus vaste que celle produite par
Law, le capital vous écoute, il vous laisse entasser des décrets
sans force ni prise sur lui, il contemple les ruines que vous
accumulez, et il voit tarir les sources de la production par des
discussions fatales, stériles en bien, fertiles en maux, et il s'en
va, ce capital, il se cache, il fuit à toutes ailes, comme en 1720,
comme en 1793 !
L'Angleterre, elle, recueille les capitaux fugitifs. Elle voit
(i) Balzac aTait d'abord écrit : les Bons du Trésor d^ alors.
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62 REYUE DE3 DEUX MUSEES,
d'un œil ravi Tindustrie de rÂlIemagne, de Tltalie et de la
France, indéfiniment suspendue. Elle contemple notre produc-
tion arrêtée pour au moins dix-huit mois. Elle va redoubler ses
efforts, tuer des femmes, des enfans, des ouvriers par milliers,
pour tout établir à bas prix et s'emparer des marchés du globe ;
et nous trouverons encombrement et bon marché partout, quand
nous voudrons recommencer la tutte commerciale. L'Angleterre
donnerait bien cent francs par jour à tous ceux qui siègent au
Luxembourg, pour qu'ils y siégeassent encore pendant six mois.
Ils y font ses affaires, sans le savoir d'ailleurs, car ils ont tous
les meilleures intentions du monde. Seulement, ils ne pourront
jamais réduire le prix des alimens, et là est toute la difficulté*
Le prix du blé domine la question du travail, et le changement
d'assiette des impôts regarde l'Assemblée Nationale. Ainsi, que
fait-on là? Cherchez vous-m6me la réponse.
En ce moment, ce n'est pas assez de tout le bon sens, de
toute Tintelligence de la France; pour rétablir sa prospérité
fabuleuse qu'on a compromise, il faut un Bonaparte industriel^
et, à la République, un o^anisateiir.
La rude guerre qu'on fait au capital^ vie et sang du commerce,
exige une autre lettre, où nous prouverons que le capital est le
travail passé qvii commandite le travail présent^ que le tourmen*
ter, toucher à la propriété de quelque manière que ce soit, c'est
vouloir empêcher le travail avenir^ et nous examinerons la ques-*
tion de Timpdt, qui doit être totalement remanié.
H. D£ Bjllzag.
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L'ENSEIGNEMENT COMMERCIAL
EN FRANCE
ET DANS LES PRINCIPAUX PAYS DU MONDE
« Quelqu un pourrait-il me dire, en peu de mots, ce qu'il faut
entendre par un négociant accompli? » demandait le grand phi-
lanthrope belge M. Solway, au Congrès d'Expansion mondiale
tenu à Mons en 1905. Nous répondîmes qu'il suffitoit d'une phrase
et que le négociant digne de ce nom était celui qui, en lisant
ion journal le matin, pouvait se rendre compte presque instan-^
tanément de l'influence qu'exerceraient, sur les affaires en géné-
ral et sur les siennes en particulier, chacune des nouvelles télé-
graphiées de n'importe quelle partie du monde. Pour cela, il faut
savoir, en effet, beaucoup de choses: il faut connaître la géo-
graphie, ne pas se contenter de se représenter sur la carte le
pays d'où arrive la nouvelle intéressante ; mais, s'il s'agit d'une
marchandise produite par ce pays, être au courant de son impor-
tance relativement aux contrées concurrentes, savoir établir rapi-
dement la pca*ité des cours et, par conséquent, faire les calculs
de poids, de mesures, de changes, de frets et d'escomptes, en un
mot connaître à fond la comptabilité ; il faut être renseigné non
•eolement sur les produits, mais aussi sur la consommation et
sur les marchés commerciaux. S'il s'agit d'une nouvelle finan*
cière, il faut pouvoir se rendre compte de la répercussion qu'elle
aura sur le crédit et sur tout ce qui en dépend ; d'où la nécessité
d'avoir étudié l'économie politique et les sciences financières.
Si, enfin, c'eet une dépèche politique, il faut encore se demander
ee qu'il en résultera pour le monde des affaires. Tous ces raison-
nement, tous ces calculs, toutes ces déductions, il est nécessaire
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64 REVUE DES DEUX MONDES.
de les faire vite, car, dans ce siècle de concurrence télégraphique
internationale, malheur à celui qui arrive après les autres.
Ce n'est pas seulement le négociant qui doit être un savant
en commerce, c'est aussi Tindustriel. Pour faire fortune, il suf-
£sait autrefois, lorsque l'industrie était encore peu avancée, de
trouver quelque procédé nouveau, voire quelque économie dans
le coût de la production. Aujourd'hui tout le monde travaille
à peu près de la même manière et, s'il faut toujours savoir bien
fabriquer, le succès dépend surtout de la façon dont on sait
acheter la matière première et vendre le produit fabriqué ; /'m-
dustrie est devenue commerciale. Aussi la Chambre de commerce
de Cologne a-t-elle pu dire que « le grand négociant et le grand
industriel modernes doivent fournir la plénitude de travail intel-
lectuel pour fonder et étendre les relations les plus diverses dans
toutes les parties du monde; leur regard doit embrasser la civili-
sation de l'univers. » Le génie de Gœthe avait pressenti l'époque
actuelle lorsqu'il écrivait : « Je ne sache pas qu'il y ait d'esprit
plus large et plus cultivé que celui d'un grand commerçant ! »
A côté de chefs munis de toutes ces connaissances, les
affaires modernes, si complexes, nécessitent des employés capables
et, par conséquent, bien préparés et suffisamment instruits. Ces
employés se recrutaient autrefois parmi les hommes exclusive-
ment; aujourd'hui on reconnaît que les femmes sont parfaite-
ment aptes à cette carrière. Il faut préparer toute cette jeunesse
à bien remplir sa tâche. Autrefois, une instruction ordinaire suf-
fisait: au sortir de l'école primaire s'il aspirait à devenir em-
ployé, ou du lycée si sa famille pouvait avoir la prétention de le
faire devenir chef de maison, le jeune homme faisait ce qu'on
appelait son apprentissage. Il entrait dans une maison où il s'ini-
tiait à la routine du genre d'affaires qu'on y traitait et cela suffi-
sait pour assurer plus ou moins son avenir. Peu à peu, cependant,
l'utilité d'un enseignement plus directement approprié s'est fait
sentir, on a créé des écoles de commerce, on a fondé des cours
de perfectionnement et cela presque en même temps dans la plu-
part de ceux des pays qui sont à la tête du progrès. Le besoin
de se renseigner réciproquement a été tel que de fréquens con-
grès internationaux n'ont pas tardé à faciliter l'échange des
idées. Ces congrès ont eu lieu successivement à Bordeaux en
188S et 189S, à Paris en 1889 et 1900, à Londres en 1897, à
Anvers en 1898, à Venise en 1899 et nous en aurons un à Milan
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l'enseignement COMMËftdîAL. 63
u mois de septembre de cette année. L'émulation a été aug-
leiitée encore par la création de nombreuses associations, soit
le négocians animés de Tesprit de progrès, soit d'anciens élèves
les Écoles de commerce, reconnaissans des bienfaits qu'ils ont
irés de cet enseignement. Nous devons une mention toute spé-
iale à la Société internationale pour le développement de ten-
ngnement commercial^ fondée par le docteur Stegemann, à
Association française pour le développement dé l'Enseignement
'chnique et à V Union des associations des anciens élèves des
uoles supérieures de commerce de France.
Le résultat de tous les efforts et l'expérience des pays les
Jus avancés montrent que l'enseignement commercial doit être
Ii\i8é en deux séries : l'une destinée à la formation du futur
:orps commercial, l'autre au perfectionnement du personnel qui
«^ fait déjà partie. A la première série appartiennent les écoles
primaires supérieures, les écoles pratiques de commerce et d'in-
dustrie et les sections commerciales des écoles d'enseignement
moderne Handels ahteilungen der Realschulen, les Écoles de
commerce moyennes et les Écoles supérieures de commerce,
enfin la création moderne par excellence des Facultés de com-
merce. A la seconde série ressortissent les cours du soir et les
écoles de perfectionnement Fortbildungsschucen.
États et municipalités, mais surtout Chambres de commerce,
corporations et particuliers ont rivalisé d'émulation pour ce
nouvel enseignement. Tous les pays n'ont toutefois pas marché
du même pas ; ceux qui ont été les précurseurs en ont été récom-
pensés par l'avance qu'ils ont prise sur leurs concurrens dans
le développement de leur commerce mondial, mais on peut dire
l'aujourd'hui la nécessité de l'enseignement commercial à tous
s degrés est unanimement reconnue. Les nations qui, aupara-
mt, croyaient orgueilleusement être trop supérieures pour en
oir besoin font en ce moment les plus grands efforts pour rat-
iper le temps qu'elles reconnaissent avoir perdu ; celles qui
it conscientes de la puissance commerciale qu'elles y ont
isée en poursuivent le perfectionnement et Pachèvemenf . Ou
géra des progrès que cet enseignement ne cesse d'accomplir
ns tous les pays par l'exposé que nous allons faire et que.noiis)
riserons en trois parties : état actuel dans les principaux pays
monde; — état actuel en France; — améliorations qtlîr est
arable d'effectuer dans notre patrie.
TOME XXXT. — 1906. K
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66 BETOB DES DEUX MONDES.
I
Pour nous conformer à la courtoisie internationale, nous
adopterons Tordre alphabétique pour la revue des pays étran-
gers, mais il se trouve précisément que celui qui, d'après cette
manière de procéder, vient en tète est aussi celui (|ui, de Taveu
général, occupe le premier rang dans l'enseignement technique.
Il est toutefois difficile d'énoncer pour TAUemagne des chiflFres
statistiques, car deux faits rendent malaisée la comparaison avec
d'autres pays. C'est d'abord que l'enseignement complémentaire
des apprentis et des petits employés y est désigné sous le nom
d'(( écoles » tandis que la plupart des autres nations, et plus juste-
ment selon nous, le qualifient de « cours commerciaux; » c'est en-
suite que, presque toujours, les Écoles de commerce allemandes,
outre les élèves proprement dits qu'elles conservent toute la jour-
née, reçoivent, à de certaines heures, des auditeurs irréguliers.
L'enseignement élémentaire et les cours professionnels y
sont assurés tout d'abord par les sections commerciales des
Écoles d'enseignement moderne Handels abteilungen der Real-
schulen et ensuite par un nombre considérable d'écoles de per-
fectionnement Fortbildungsschulen. L'opinion publique ajoute
une telle importance à ces dernières que la loi du !•' juin 1891
est venue accorder aux États particuliers ainsi qu'aux communes
le droit d'imposer aux apprentis l'obligation de les suivre; on
constate du reste que dans toute l'Allemagne cette obligation
tend à devenir la règle. La progression du nombre de ces écoles
de perfectionnement est presque stupéfiante: de 363 qu'elles
étaient en 1898, elles sont montées en 1905 k 522, dont 237 à fré-
quentation obligatoire, 146 indirectement obligatoires, et seule-
ment 139 facultatives.
Les écoles d'enseignement moyen tant publiques que privées
ne semblent pas avoir augmenté dans ces dernières années; il
y en avait 98 en 1899 d'après l'Annuaire Zimmerman. L'attention
s'est surtout portée, en dernier lieu, vers la création et le déve-
loppement des Handelshochschulen. Ce sont de véritables Facultés
de commerce qui ont pour objet, comme le disent leurs pro-
grammes, de perfectionner l'instruction commerciale de la même
façon que les Universités complètent l'instruction générale. L'Alle-
magne compte actuellement quatre de ces Facultés : à Leipzig,
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ir^'?ar«H ■
L ENSElGNEBfENT CCMOfERCIÀL. 6T
Aii-la-ChaQftUe, Cologne et Francfort ; une cinQUÎème sera ou-
verte'prooliâinement à Berlin. La première en diate est celle de
Leiozig, rondée en 1698. Comme indication de Fétat d'esprit 4e
FAUeaM^fue, il est intéressant de rappeler que cette fondation»
considérée comme un événement important, donna lieu à des
réjouissances publlYpies et fut célébrée par tous les journaux.
Il nous a été donné de visiter dernièrement la Faculté de
Cologne. Pour être admis à en sui\Te les cours, il n'y a aucun
examen d'entrée; il faut, soit être pourvu d'un des diplômes quf
donnent droit au service militaire d'un an, soit avoir passé deux
années dans un bureau commercial. Il y a bien une limite
inférieure d'&ge de dix-sept ans, mais en pratique les élèves on|
nne moyenne de vingt et un à vingt-deux ans. Les cours générauxv
obligatoires pour tous, et qui durent quatre semestres sont la
comptabilité, le droit, l'économie politique si admirablement
désignée par le mot : Wolkswirtschaftslehre^ enfin, l'anglais ou
le français au choix de l'élève, plus une autre langue étrangère.
Outre ces cours généraux, les élèves doivent choisir l'une des
trois branches suivantes : la section de géographie et de mar«
chandises, ou la section des assurances et sociétés, ou enfin la
section de technologie comprenant la mécanique, la chimie et la
physique. Chaque élève, à son tour, est obligé de parler pendant
trois quarts d'heure sur un sujet qui lui est donné et qui sert
ensuite de discussion entre le professeur et toute la classe. Pour
donner une idée d'ensemble de cette belle école, il suffira de dire
que le Conseil municipal de Cologne construit en ce moment
pour elle un bâtiment qui coûtera 4 millions de marks et que
l'entretien en est assuré non seulement par la taxe d'écolage de
ses 330 élèves réguliers [Immatrikulierte) et 'de ses 45 audi*
teurs libres Rospiianten^ mais encore par les revenus d*un ca-
pital de 1 million de niarks qui lui a été consacré par M. von
Âfevissen et par une subvention annuelle de 60 000 marks que lui
alloue la Ville.
L'enseignement des jeunes filles se développe beaucoup en
Allemagne ; s'il ne comprend pas encore d'école, supérieure, on
peut constater néanmoins qu'elles sont admises dans certaines fa-
cultés : quant aux écoles moyennes et élémentaires, leur nombre
ne cesse de s'accroître: de 4S, il est monté actuellement & 186.
Comme le. dj.t très justement M. Torau-Bayle dans le remar-
quable rapport présenta par lui au ministre du Commerce de
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68 IlEVUE DES DEUX MONDES.
France en 1900, renseignement commercial en Allemagne est
dû à l'initiative privée, l'État n'a presque jamais l'entreprise ou
la direction d'une école de commerce; ce sont les municipalités
et surtout les corporations qui ont développé cet enseignement ;
c'est la nation elle-même qui s'est organisée pour la conquête
commerciale du monde et elle Ta fait par deux grands facteurs
sociaux; l'école de commerce et l'esprit d'union de ses négo-
cians. Il ne serait pas juste d'oublier de mentionner la grande
association allemande pour le développement de l'enseignement
commercial Deutscher Verband fi'ir dos Kaufmannische Unter--
richtswesen dont le siège est à Brunswick. C'est elle qui a pris
l'initiative des Congrès nationaux de Leipzig en 1897, de Hanovre
en 1899 et de Kiel en 1904.
L'Angleterre est do tous les grands pays celui qui est entré
le dernier dans la voie de l'enseignement commercial propre-
ment dit. Se complaisant orgueilleusement dans la suprématie
de son commerce et obéissant à son esprit conservateur, elle n'a
reconnu la nécessité de fortes études commerciales que -lors-
qu'elle a été effrayée par la concurrence de l'Allemagne. Un
livre célèbre, Made in Germany, et le Congrès international
tenu à Londres en 1897 l'ont enfin décidée à entrer dans le
mouvement. Lord Roseberry et M. Chamberlain en sont les plus
chaleureux partisans. C'est par l'enseignement supérieur qu'elle
a commencé en créant des Facultés de commerce et des sec-
tions de Banque, d'Assurances et de Transports dans les Uni-
versités de Londres, Birmingham, Liverpool, Leeds, Nottingham,
Slieffteld,Newcastle-on-Tyne, Reading, Southampton, Dundee et
Manchester. Cette dernière s'est récemment annexé l'important
collège commercial d'Owens fondé en 1901. Môme les deux
vieilles Universités d'Oxford et de Cambridge font leur possible
pour répondre aux besoins nouveaux en instituant des examens
et des grades pour les langues \âvantes et les sciences commer-
ciales. Toutes les écoles anglaises sont ouvertes aux femmes, mais
elles n'en profitent guère jusqu'ici.
L'Autriche a comme rAllemagno de nombreuses écoles de
commerce des trois degrés et toutes très appréciées. Le haut
enseignement est donné par la Scuola Superiore di Commercio
de Triesie et par l'Académie d'exportation de Vienne. La pre-
mière a été fondée en 1877, grâce à la généreuse donation du
baron Pasquale Revoltella. Elle vise surtout la préparation au
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l'enseignement commercial. 69
commerce d'exportation, particulièrement celui de TOrieut
La seconde a été ouverte en 1898 pour former des jeunes gens,
capables de représenter le commerce au ti*i chien à l'étranger
et de répondre aux obligations qui incombent aux consuls
commerciaux ; elle a aussi des cours spéciaux pour la formation
de professeurs et pour des spécialités, telles que le droit, les
transports, et les assurances. Les élèves ont à leur disposition les
Qollections du célèbre Musée commercial de Vienne, si bien di-
rigé par le professeur Schniid.
L'enseignement moyen du degré supérieur est donné pur
vingt-quatre écoles publiques de deux années de classes que
rÉtat subventionne, et par une trentaine d'écoles privées. Pour
donner une idée de l'estime dont l'enseignement commercial
jouit en Autriche, nous citerons l'Académie de commerce de
Vienne, fondée en 1858 et appartenant aujourd'hui à la corpora-
tion de l'Académie de commerce. Elle est dirigée par un Conseil
d'administration composé de négocians et d'industriels. En 1904,
elle était fréquentée par 849 élèves et elle a compté depuis sa
fondation plus de 18 000 élèves. La corporation a dépensé depuis
l'origine 5 millions de francs pour son école, qui «est installée
aujourd'hui dans un immeuble magnifique ayant coûté
1250000 francs; le fonds de retraites constitué pour les profes-
seurs dépasse 250000 francs.
Les écoles de perfectionnement (cours commerciaux pour
employés et apprentis) sont actuellement au nombre do 118 en
Autriche. Ces cours ont généralement lieu le soir Je sept à
neuf heures; ils ne sont pas obligatoires, mais ils sont néanmoins
assez fréquentés et les patrons s'y montrent très favorables.
Comme les pays catholiques en général, l'Autriche n'adm(?.t
pas les jeunes filles dans les écoles do garçons et les femmes
n'ont ainsi à leur disposition, jusqu'à présent, qu'une quinzaine
d'écoles élémentaiies qui leur sont spécialement destinées.
L'État, les provijices, les villes, les Chambres de commerce,
les corporations, les négocians, môme les Caisses d'épargne accor-
dent annuellement à l'enseignement commercial sous ses diffé-
rentes formes des subventions nombreuses aont le total dépasse
13SOO00 francs. C'est grâce à ces subventions et à la faveur du
public guc cet enseignement est très prospère et bien installé
dans des locaux spéciaux, vastes et quelquefois luxueux.
La Belgique eut le pays qui contient proportionnellement lo
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70 RBVUE DBS DBUX M0KDB8.
plus grand nombre d'écoles de commerce de tous les degrés et de
cours commerciaux. On pourrait presque dire que cet enseigne-
ment y est exubérant ; il y a concurrence entre les pouvoirs pu-
blics, l'initiative privée et les associations religieuses ou indus-
trielles. La variété des diplômes y est infinie; un arrêté royal du
28 septembre 1896 a créé la licence du degré supérieur en sciences
commerciales et consulaires, et des arrêtés royaux successifs
ont étendu et développé cet enseignement par l'organisation
d'une licence en science commerciale (arrêté du limai 1901);
un arrêté ministériel du 13 novembre 1901 a créé pour l'Institut
supérieur de commerce d'Anvers un diplôme de sciences colo-
niales; enfin un groupe de négocians et d'industriels s'est signalé
récemment par la création originale d'un jury central de comp-
tabilité et de correspondance commerciale institué sous le pa-
tronage de l'État. Ainsi que son nom l'indique, ce jury ne
s'occupe pas de cours, ne crée pas d'enseignement; il n'organise
que des examens qui aboutissent à la collation soit du diplôme
de comptable, soit du diplôme de correspondant; les examens
sont exclusivement accessibles aux jeunes praticiens des deux
sexes, sous la condition que, depuis un an au moins, le candidat
occupe un emploi dans le commerce pu l'industrie.
L'école qui a le plus contribué à la renommée universelle
de l'enseignement commercial belge est l'Institut supérieur de
commerce d'Anvers qui, fondé dès 18S2, a servi de modèle à
beaucoup de pays pour l'organisation de leurs écoles supérieures
de commerce. L'Institut est si connu dans le monde entier que
sur les 303 élèves qu'il possédait en 1905, 110 seulement étaient
Belges et 193 étrangers.
La dernière période décennale a vu éclore, sur divers points
du pays, tout un essaim d'écoles supérieures organisées la plu-
part du temps par l'initiative privée subsidiée par le gouverne-
ment. Nous citerons notamment l'Ecole commerciale et consu-
laire de l'Université catholique de Louvain, l'École des Hautes
Études commerciales et consulaires de Liège, l'École supérieure
commerciale et consulaire de Mons, l'Institut commercial des
Industriels du Hainaut. En 1904, l'Université libre de Bruxelles
a ouvert une école de commerce fondée et dotée par M. Ernest
Solway; son prospectus déclare qu'elle a en vue un enseigne-
ment « vraiment supérieur » et annonce, sans être arrêté par
trop de'modestie^ que la technologie y sera étuHiéA dans ses rap-
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l'sNSEIGNEMEMT GOMMERdÂL"/ 71
ports avec rorganisation économique des affaires et que Ton y-
fera quatre cours de culture générale; T histoire contemporaine
au point de vue du commerce, rhistoire des littératures pour
aider à la connaissance des langues, la biologie générale con-
duisant à la connaissance des matières premières de l'industrie ;
la sociologie descriptive basée sur Vétude des divers peuples 1 De
son côté le gouvernement a institué l'enseigneinent commercial
mpérieur dans les Facultés de drq^t des Universités de l'État.
L'enseignement commercial moyen est donné, en Belgique,
soit par des établissemens ofâciels, soit par les communes, soit
paF des institutions libres généralement subventionnées par la
province ou l'État. Plusieurs des écoles moyennes de l'État ont
une action commerciale dont le programme est organisé de
façon k donner une préparation immédiate aux emplois secon-
daires dans le commerce. Enfin les Athénées royaux sont divisés
en trois sections dont l'une, celle des humanités modernes, est
subdivisée elle-même en section scientifique et section com-
merciale et industrielle. Les études y durent sept années dont les
quatre premières sont communes aux deux sections. La bifur-
cation s'opère à partir de la cinquième année. Arrivés au terme
de la septième année et en possession du diplôme de sortie de
l'Athénée, les élèves sont parfaitement préparés pour entrer dans
des bureaux de commerce ou pour aborder les études supé-
rieures. Ils constituent, en règle générale, pour les écoles supé-
rieures de commerce, les meilleures recrues.
Quant k l'enseignement élémentaire, il a été organisé dans un
grand nombre de villes belges par les soins de groupemens
libres constitués sous des noms divers : syndicats du commerce,
cercles polyglottes, unions des employés etc.
Si les jeunes filles ont à leur disposition des écoles ména-
^gèreset professionnelles admirablement organisées, il ne paraît
as que jusqu'ici elles soient dirigées d'une façon particulière
srs le commerce.
En résumé, l'initiative privée, les associations, les autorités
K^ales et l'État sont d'accord en Belgique pour favoriser l'ensei-
lement commercial, et le ministère de l'Industrie et du Travail
«ai en a la haute surveillance ne néglige rien pour le bien diri-
ir. Un service d'inspection de l'enseignement technique visite
1 moins une fois chaque année les écoles subventionnées par
État. Nommer M. Rombaud, directeur générai et M. Paul
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
Wauters, inspecteur, suffit pour faire comprendre la valeur de
ce ser\ace, et nous ne terminerons pas sans accorder une men-
tion spéciale à la publication remarquable faite, en 1903, par
le ministère de Tlndustrie et du Travail sous le titre de : Itap^
port sur la situation de renseignement technique en Belgique.
Le Danemark en est encore à la tradition qui veut que les
jeunes gens destinés au commerce entrent dans les affaires
comme apprentis dès Tâge de quatorze ou quinze ans, et que la
durée de leur apprentissage varie entre quatre ou cinq années.
Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner que, dans son rap-
port de 1900, rinspecteur général de renseignement commer-
cial danois se soit exprimé avec quelque découragement de la
façon suivante : « Tant que la classe commerçante se recrutera
de cette manière, dit-il, il sera difficile de trouver les élémens
d'une clientèle suffisamment nombreuse pour les écoles de com-
merce. » Point d'école supérieure et seulement trois ou quatre
petites écoles moyennes, tel est donc le maigre bilan de l'en-
seignement commercial danois.
L'École de commerce Brock, do Copenhague, est peut-être la
seule il laquelle on puisse donner ce nom, c'est une sorte de
Realschule avec six années do cours auxquelles on a ajouté,
comme complément, deux années d'études commerciales dont les
élèves ont de quinze à dix-huit ans. Cette division supérieure
n'était fréquentée, en 1900, que par 29 élèves. Seule la manière
dont fut fondée l'école est originale. En 1800, un riche négo-
ciant danois, Niels Brock, laissa, entre autres legs, une sommo
de 42000 francs pour fonder une écolo de commerce à Copen-
hague. Par suite de diverses circonstances, ce ne fut que 86 ans
plus tard que ce legs trouva son, emploi, les intérêts capitalisés
l'avaient alors décuplé et porté à la somme de 420000 francs.
Mais si l'opinion danoise est peu favorable aux écoles de
commerce proprement dites, elle est persuadée en revanche que
« les cours de perfectionnement » répondent mieux à l'éducation
des employés de commerce. Aussi ces cours sont-ils 'bien orga-
nisés, très prospères, et il y en avait déjà en 1901, plus de î>0,
dont un pour les jeunes filles, tous subventionnés par les muni-
cipalités et les corporations. Cet état d'esprit explique le déve-
loppement remarquable qu'a pris dans ces dernières années
l'Ecole de perfectionnement des cojnmerçans de Copenhague.
Cette institution possède un local qui ne lui a pas coûté moins
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l'enseignement commercial. ^ 73
l'un million de francs, et elle voit augmenter sans cesse le
lombre de ses auditeurs, qui atteignait 1500 en 1905.
En Espagne, renseignement commercial a été longtemps très
bien organisé... sur le papier. On avait eu le tort de Tannexer
aux lycées et collèges, de sorte qu'il était décrié et végétait
faute d'élèves. Ce n'est guère que depuis le nouveau décret du
17 août 1901, que ces écoles ont pris consistance, et il est probable
ju'elles vont prendre maintenant de l'extension, puisque Ton prête
i M. Moret l'intention de s'appuyer sur elles pour commencer
i lutte de renseignement laïque contre l'enseignement congre-
lanist^, tout-puissant jusqu'à présent dans les écoles publiques.
Aux États-Unis d'Amérique, l'enseignement commercial a
été pendant fort longtemps d'une extrême originalité. Il n'était
lonné que par les Business CollegeSy sortes d'entreprises indus-
trielles dont Tidéal était de fournir, en quelques semaines et à
n'import^î quelle époque de l'année, à l'homme ou à la femme
désireux de devenir commis ou teneur de livres, un bagage de
connaissances techniques suffisant pour lui assurer une rémuné-
ration convenable. Les noms de MM. Packard, Bryant et Strat-
ton, qui, vers 1850, fondèrent ce genre d'écoles et le répandirent
sur toute la surface des États-Unis, sont restés à bon droit po-
pulaires, d'autant plus qu'ils y gagnèrent de jolies fortunes, ce
qui est la meilleure des recommandations là-bas. Le voyageur
européen qui visite les États-Unis est constamment frappé par
les idées nouvelles qu'il y rencontre, mais nous nous souvenons
particulièrement de l'étonnement que nous éprouvâmes vers 1860
en visitant Tune des huit ou dix écoles de ce genre alors en
'"xercice. Hommes et femmes de tout âge et de toutes conditions
y trouvaient pêle-mêle, transformés à forfait en employés, et
>la dans l'espace de deux à trois mois, par un enseignement des
^iis terre à terre et qui, nouvelle originalité, n'en comprenait
s moins im cours d'élocutioû, tellement les Américains ro-
^nnaissent l'utilité de savoir exprimer leurs pensées en public.
Les choses ont marché depuis, et c'est au contraire vers tes
utes études commerciales que ce pays s'oriente avec ardeur
ce moment, à la suite du voyage que M. Edmond James, alors
afesseur à l'Université de Chicago, et aujourd'hui président de
université de TÉtat de l'IUinois, fit en Europe, il y a une
aine d'années, pour y étudier d'une façon approfondie les
les supérieures de commerce. Son livre sur l'éducation^, des
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74 REVUE DBS DEUX MONDES.
hommes d'affaires fut le signal de l'important mouvement auquel
nous assistons aujourd'hui. On compte <en ce moment une
dizaine de Facultés de commerce adjointes à des Universités;
elles ont toutes un programme sensiblement pareil; il s'étend
sur quatre années et prévoit pendant les deux dernières un sec*
tionnement entre les six branches de banque et finance, de
chemins de fer et transports, de commerce et industrie, d'assu-
rances, de science politique et consulaire, enfin de journalisme.
Les étudians peuvent aussi s'y préparée au professorat commer-
cial. A côté de ces Facultés proprement dites, il y a dans plu-
sieurs Universités des cours de haut enseignement d'économiq
politique, de finance et de commerce, et, comme l'attention gé-
nérale est portée de ce côté-là, on peut s'attendre à de véritables
surprises à la suite des donations absolument prodigieuses que
les grands milliardaires font depuis quelques années aux prin-
cipales Universités de leur pays.
L'enseignement commercial moyen est donné aux États-
Unis soit dans des écoles publiques, soit dans des écoles privées.
Dans les premières on a commencé par l'adjonction de cours
commerciaux, mais la tendance actuelle des grandes villes est
de consacrer à cet enseignement des écoles indépendantes. C'est
un pas en avant vers l'idéal qui consiste à avoir des cours spé-
ciaux et des maîtres spéciaux dans des bâtimens spéciaux. Quant
aux écoles privées d'enseignement commercial moyen, déjà
assez nombreuses, elles se développent sans cesse. Leur ensei-
gnement dure généralement deux ans et peut être comparé à
celui des Académies de commerce d'Autriche.
Les écoles commerciales élémentaires, appelées Commercial
Collèges, sont fort nombreuses; elles étaient en 1896, dernière
année dont nous connaissions la statistique, ^au nombre de 341,
avec 1 764 professeurs et 77 000 élèves, dont 82 pour 100 fréquen-
taient les cours du jour, et 18 pour 100 ceux du soir. L'ensei-
gnement qui y était d'abord rudimentaire s'est élargi, la durée
des études s'y est agrandie et l'on y trouve maintenant une so-
lide préparation pratique. L'écolage dans les meilleures écoles
varie de 250 à 1 000 francs poiir une année scolaire de dix
mois ; dans un pays où tout se mesure d'après le prix, c'est dire
que l'on attache une grande importance à cet enseignement. Les
cours complémentaires, cours du soir, cours de perfectionnement
commercial^ sont très répandus et très fréquentés aux États-
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l'enseignehent commercial. 75
Unis, mais ils n'ont donné lieu jusqu'ici à aucune statistique.
ûfoïs auctin des degrés de renseignement commercial il n'y a
d'écoles spéciales pour les jeunes filles ; en Amérique, les écoles
sont communes aux deux sexes et cette co-fréquentation a l'heu-
reux effet de stimuler l'émulation.
La Grèce fait des efforts très louables en faveur de l'enseigne-
ment commercial. Le degré supérieur y est représenté par
l'École de commerce de l'Académie royale d'Athènes, fondée
en 1894 sous le protectorat du Roi et du patriarche œcumène,et
subventionnée par les municipalités d'Athènes et du Pirée. Elle
comptait ISO élèves en 1905. L'enseignement moyen est donné
par les écoles spéciales de Volo, Athènes, Patras, le Pirée et
l'Ile de Naxos. Ces deux derniers établissemens ont une moyenne
de 50 élèves et sont renommés surtout pour leur excellent
enseignement du français. Signalons enfin les écoles de com-
merce grecques qui existent dans la Turquie d'Europe et dans
la Turquie d'Asie, et dont les plus importantes sont celle de
ChalciSy près de Gonstantinople, et celles de Salonique et de
Smyme.
En Hongrie, le gouvernement attache une importance toute,
particulière à la question de l'enseignement commercial. Quand
les écoles ne sont pas créées directement par lui, leur organisa-
lion est soumise à des règles très strictes et uniformes. L'in-
spection est faite très soigneusement sous la direction du docteur
Bêla Schack. Les deux ministres du Culte et de l'Instruction pu-
blique ont constitué ensemble une commission consultative de
l'e&seignement commercial qui, composée de quinze fonction-
ïwdres et de quinze négocians, a déjà rendu de grands services.
L'enseignement supérieur est donné par quatre écoles :
l'Acuuémie orientale de Budapest, ouverte en 1891, et caractéri-
^ par les voyages d'études en Orient, faits par ses élèves aux
îrais de l'État, et par la Hevue orientale qu'elle publie; l'École
normale commerciale de Budapest, destinée, comme son nom
l'indique, à former des professeurs commerciaux; enfin les deux
Académies de commerce de Budapest et de Koloszvar. Le carac-
tère commun de ces quatre écoles est de ne recevoir que des
jeunes gens ayant au moins dix-huit ans et pourvus du diplôme
de maturité soit d'un gymnase supérieur, soit d'une école reale
supérieure.
L'enseignement moyen comprend èi l'heure actuelle 37 écoles;
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76 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est dire combien elles sont appréciées. 19 d'entre elles appar-
tiennent à TÉ tat, 7 à des i municipalités, 6 à des corporations,
2 sont confessionnelles, 3 sont des entreprises privées. L'État
dépense 724 000 couronnes (1 couronne = 1 fr. 05) pour ses propres
écoles et alloue 180 000 couronnes à celles des municipalités et
des corporations. L'organisation de toutes ces écoles est iden-
tique jusque dans les moindres détails et a été fixée par un dé-
cret ministériel de 1895. L'âge minimum d'entrée est de quatorze
ans, la durée des études est de trois ans, et le diplôme de sortie
donne droit au service militaire d*un an!
La fréquentation des écoles d'apprentis est obligatoire dans
toute la Hongrie. Aussitôt qu'une commune contient au moins
50 apprentis commerciaux, elle doit organiser une école pour eux.
La durée des études y est de trois ans et comprend sept heures
par semaine. L'obligation de fréquenter l'école cesse avec la fin
de l'apprentissage. En 1904, il y avait 91 de ces écoles fréquen-
tées par 6502 apprentis. Il y a aussi de nombreux cours du soir
fondés par la Société pour le développement de l'enseignement
professionnel, par la Société des Employés de Banque et la
Société des Voyageurs.
Les cours commerciaux pour les jeunes filles ont fait l'objet,
en 1900, d'un décret ministériel qui les place sous la surveil-
lance de l'inspecteur général de l'Instruction publique. Ils com-
prennent comme matières obligatoires l'arithmétique commer-
ciale, la tenue des livres, le change, Ja correspondance et le
travail de bureau, la géographie commerciale et la sténographie :
la dactylographie est facultative. Ils durent dix mois à raison
de vingt heures par semaine et ont été fréquentés dans l'exercice
1903-1904 par 991 élèves dont 948 ont passé avec succès l'exa-
men final.
En tête de l'enseignement commercial en Italie il faut placer
l'Ecole royale supérieure de commerce de Venise, fondée en 1868
par l Etat avec l'appui matériel et moral de la Ville et de la
Chambre de commerce. Elle comprend trois branches: une sec-
tiun commerciale, une section consulaire, une école normale
pour la formation des professeurs de commerce, de droit, d'éco-
noiiiie politique et de langues vivantes. L'enseignement n'y est
pas seulement théorique, mais il est donné beaucoup de soins
au bureau pratique et il est à noter que même les candidats au
professorat des langues doivent prendre part à ces exercices. La
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L ENSEIGNEMENT COMMERCIAL. 77
Jurée des' études fest de trois ans pour la première section et de
fiatre ans pour les autres. A la sortie de Técole, les élèves
reçoivent après .examen un diplôme qui leur donne droit soit
d'entrer dans le service consulaire, soit d'obtenir un poste de
professeur dans renseignement secondaire de l'Etat. Le haut
enseignement commercial se domie aussi depuis 1902 dans TUni-
versité de Bocconi, à Milan; c'est une fondation privée mais
reconnue par TÉtat, due à*la générosité du riche négociant mi-
lanais dont elle porte le nom et qui lui a consacré un million de
francs. Dans l'esprit de son fondateur elle est destinée à former
des <( capitaines d'industrie. »
Comme eu seignement commercial moyen, l'Italie n'a fait jus-
quici que ses premiers pas; elle avait bien depuis 1886 l'École
supérieure de commerce de Bari et l'École supérieure d'applica-
tion pour les études commerciales de Gênes et qui sont deux
bonnes écoles; mais ce n'est que sous la pression de l'opinion
publique que le gouvernement vient d'en fonder plusieurs autres
qui sont encore trop récentes pour que, nous puissions en parler.
Quant à l'enseignement commercial élémentaire, outre les
scclions commerciales des écoles publiques de l'État où la tenue.
des livres figure dans le^ programmes de l'enseignement général
moderne, il se donn actuellement dans une quarantaine d'écoles
du jour ou de cours du soir, dont quatre spécialement pour les
jeunes filles.
En publiant nos impressions sur le voyage autour du monde
que nous fîmes de 1867 à 1869, nous surnommions le Japon le
« pays de la bonne humeur ; » nous dirions aujourd'hui le
« pays des miracles. » Entre les soldats que nous voyions alors
armés seulement de sabres, la figure recouverte d'un masque
destiné à faire peur à l'ennemi et l'admirable armée qui vient
de se distinguer en Mandchourie, le contraste tient du prodige.
Pour ceux qui, comme nous, sintéressenti h. l'enseignement
commercial, il en est de môme pour cette branche de la civilisa-
tion la plus avancée. La difi'érence entre les écoles pubfiques
que nous visitâmes autrefois et celles que nous verrions aujour-
d'iiui nous confondrait d'étonnement. L'enseignement commer-
<'ial, inconnu alors, y est organisé maintenant à ses trois degrés
absolument comme en Europe, ainsi que nous avons pu nous en
rendre compte à l'Exposition de Liège.
Les études supérieures sont représentées par l'École dos
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78 REVUS DES DEUX MONDES.
Hautes Études commerciales de Tokîo, fondée en 18S5, et par
l'École des Hautes Études commerciales de Kobé, créée en 1903 ;
il en sera ouvert prochainement deux nouvelles à Nagasaki et à
Nagoya. Ces écoles n'acceptent que des élèves ayant terminé
leurs cinq années de lycée et les répartissent entre six groupes :
le commerce, la banque, les chemins de fer, la navigation, les
assurances, le service consulaire. Après examen, il est délivré
un diplôme de doctorat es sciences commerciales.
L'enseignement moyen est destiné plus particulièrement aux
élèves des lycée$ ayant terminé au moins les deux premières
années de ces établissemens. Ces écoles, dites écoles spéciales de
commerce, étaient déjà on 1903 au nombre de 34 publiques et
7 privées. A la même époque, renseignement élémentaire se
donnait dans 16 écoles élémentaires de commerce dans lesquelles
on entrait après avoir suivi les quatre années de l'enseignement
primaire. On comptait aussi 69 cours de perfectionnement
annexés aux écoles primaires. Placé sous le contrôle du ministre
de l'Instruction publique, attentivement surveillé par des inspec-
teurs spéciaux, l'enseignement commercial au Japon prétend,
on le voit, rivaliser avec celui de l'Europe.
L'enseignement qui nous occupe est fort restreint en Norvège.
Il ne donne lieu à aucune école supérieure et ne comprend que
deux écoles moyennes créées pas des municipalités, à savoir le
Gymnase commercial de Christiania, fondé en 1875 et le Gymnase
commercial de Bergen, qui date de 1904. La durée régulière des
études y est de deux ans et elles sont mixtes pour garçons et
filles. En outre de ces écoles publiques il y a beaucoup d'institu-
tions privées qui prennent le nom de commerciales, mais malheu-
reusement la plupart d'entre elles ont des maîtres d'une culture
insuffisante. Cependant il faut citer comme la plus réputée l'École
d'Ottotreider à Christiania dont on a pu apprécier les intéressans
travaux à l'Exposition de Paris de 1900. Quant à la situation des
apprentis, elle n'est réglementée par aucune loi ; on s'en rapporte
pour leur éducation pratique au bon vouloir des patrons. Espé-
rons que l'Association des anciens élèves du Gymnase commeiv
cial de Christiania qui, sous le nom de Club commercial, jouit
d'une certaine influence, pourra être utile au développement si
désirable et si en retard de l'enseignement commercial en Norvège*
Dans les Pays-Bas l'enseignement commercial proprement
dit n'a pris corps que dans les dix dernières années, si ron
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l'enseignement commeroal. 79
excepte l'Ëcole commerciale publique d'Amsterdam, qui existe
depuis quarante ans. Il n'y a pas encore d'enseignement supé-
rieur et l'on compte actuellement neuf écoles moyennes organi-
sées par les communes avec des subsides de l'État. Les jeunes
filles y ont accès.
La Russie est probablement le pays qui a possédé la plus
ancienne des écoles de commerce : c'est l'École DemidoflF fondée
à Moscou en 1772 et transportée à Saint-Pétersbourg en 1799
par l'impératrice Féodorowna qui la prit sous sa protection.
Quelques écoles et des cours commerciaux furent fondés plus
tard, principalement après 1870, par différentes corporations de
uégocians ; mais l'essor de cet enseignement date de la loi de 1896
qui la rattacha au ministère des Finances. L'influence considé-
rable de cette loi, faite dans un esprit vraiment libéral, ressort
clairement des intéressantes études publiées successivement
en 1899 par M. le conseiller d'État Grigoriew, inspecteur général
de l'enseignement technique en Russie, puis en 1901 par M. Jour-
dan, directeur de l'École des Hautes Études do Paris, enfin réfcem-
ment par M. de Friesendorff, conseiller d'État. Les corporations,
les sociétés diverses et les Bourses de commerce ont rivalisé
d'entrain et de générosité en faveur de l'enseignement commer-
cial depuis que cette loi l'a soustrait aux rigueurs du ministère de
l'Instruction publique et[a donné libre carrière à la fois au public
qui désirait cet enseignement et aux excellens professeurs qu'il a
su attirer. Aussi le nombre des écoles de commerce de tous les
degrés, tant officielles que privées, atteignait-il récemment Tim-
jportance considérable de i 47 et va-t-il sans cesse en augmentant.
Les meilleures écoles russes, tout en prenant le nom d'Écoles
supérieures de commerce, donnent en réalité un enseignement
moyen. Les unes prennent leurs élèves dès l'âge de dix ans et
les conservent sept ans en leur donnant une instruction géné-
rale pendant les quatre premières années et en consacrant les
trois années restantes aux études spéciales. Les autres n'admet-
tent que des jeunes gens âgés de treize à dix-sept ans ayant déjà .
reçu une bonne instruction générale et les conservent pendant
trois ans. Le diplôme de sortie confère les mêmes droits pour le
serAice militaire que celui des écoles réaies de l'État. En 1903,1e
nombre de ces écoles supérieures de commerce était de 53 avec
16500 élèves.
Les écoles de commerce élémentaires se divisent en deux
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80 REVUE DES DEUX MONDES. '
catégories. La première fait appel à des élèves réguliers, astreints
à suivre tous les cours ; les enfans y sont admis à partir de Tâge
de douze ans et sont conservés trois ans; en 1903 ces écoles
étaient au nombre de 40 avec 6825 élèves. La seconde catégorie,
connue sous le nom officiel de classes de commerce , est destinée
aux adultes, principalement aux jeunes gens déjà employés dans
des bureaux; en 1903, il y avait trente de ces classes avec
7223 élèves. Enfin, il existait, en 1903, 24 cours divers d'ensei-
ment commercial, la plupart consacrés à la comptabilité et aux
langues étrangères, et fréquentés par 1 698 auditeurs.
En résumé, la faveur dont l'enseignement commercial jouit
depuis quelques années en Russie est telle que le ministère des
Finances n'a que peu de sacrifices à faire pour lui, la dépense
étant facilement couverte par l'affluence des élèves et par la gé-
nérosité des fondateurs. Il n'est pas rare de voir des particuliers
comme M. Fereschendo ou des corporations y consacrer des
centaines de mille roubles, et plusieurs des Bourses les plus im-
portantes de l'Empire donnent l'exemple en trouvant, comme celle
de Moscou, 700 000 roubles pour fonderl'ÉcoleAlexandra, comme
celle de Kiew 450000 roubles, celle de Riga 500000 roubles, etc.
Certaines villes établissent même des impôts spéciaux sur les
maisons de commerce pour entretenir ces écoles. Parmi les plus
chaleureux propagateurs, il faut nommer la grande Société d'en-
seignement commercial, les Associations des employés de com-
merce de Moscou et de Kharkof, la Société Pétrovskoe, la
Société des Amis des Sciences commerciales et les corporations
des marchands des principales villes.
En Finlande, M. Le Hénaff nous apprend que l'enseignement
commercial est assez développé. Il y a onze établissemens d'en-
seignement moyen (écoles supérieures et instituts) qui ont deux
années d'études et neuf écoles d'employés qui sont plutôt des
cours élémentaires. Toutes ces écoles sont fréquentées également
par les deux sexes ; il faut du reste remarquer qu'en Finlande
toutes les femmes travaillent et que les mœurs leur permettent
Faccès dans toutes les professions.
Le peuple suédois se tourne de plus en plus vers les carrières
commerciales et le nombre de ses commerçans a plus que dou-
blé depuis 1870. Il est donc tout naturel que, dans un pays •où
l'enseignement général est très développé, l'enseignement com-
mercial soit en progrès. Il n'y est cependant pas encore à U
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l'enseignement commercial. 81
hauteur des besoins. Ainsi le degré supérieur n'y est point re-
présenté jusqu'ici et il n'y a que deux écoles moyennes de com-.
merce; en revanche, toutes les écoles populaires supérieures
enseignent à leurs élèves les premières notions de la comptabilité
et plusieurs municipalités ont organisé des cours de commerce
du soir et du dimanche. Dans toute la Suède l'enseignement est
mixte pour jeunes gens et jeunes allés.
La Suisse est de tous les pays du monde celui qui compte le
plus d'écoles de commerce comparativement à sa population;
elle dépasse la Saxe elle-même que l'on a souvent décorée du
nom de terre classique de l'enseignement commercial; cela se
conçoit du reste h cause du nombre considérable de jeunes gens
suisses que l'on envoie à l'étranger et qu'il faut préparer en
conséquence. Le haut enseignement est donné par la Faculté
des Sciences politiques de l'Université de Zurich, qui a créé en
1903 une section de sciences commerciales dans laquelle les
études sont très élevées et conduisent à l'un des trois diplômes
suivans : sciences commerciales, professorat de commerce pour
l'enseignement supérieur, docteur juris publici et rerum camero
Hum. L'Académie de commerce de Saint-Gall, dont les élèves
réguliers doivent être âgés d'au moins dix-huit ans, doit aussi être
mise au rang le plus élevé. Une particularité de cette Académie
est que l'étudiant étranger paie un écolage plus fort que l'étu-
diant suisse. L'enseignement moyen se donne dans vingt-deux
écoles ; le programme des études y est sensiblement lei même
que celui des écoles du même degré dans les divers pays, mais
Tesprit si pratique du peuple suisse se révèle une fois de plus par
l'importance attachée au « Bureau Commercial » Ubungskontor,
qui comporte le travail journalier d'un bureau véritable avec
correspondance et tenue de livres non seulement dans la langue
maternelle mais aussi en langues étrangères. Les écoles élémen-
taires ou plus exactement les cours complémentaires sont très
en honneur et les commerçans portent le plus grand intérêt à
Tamélioration des connaissances des apprentis ; le nombre de ces
écoles complémentaires est actuellement d'environ 90, dont 64 ont
été fondées par l'importante Société suisse pour l'enseignement
commercial qui a réussi à organiser dans tout le pays des
examens donnant droit au diplôme très apprécié d'apprenti de
commerce. Un détail intéressant est que la fréquentation de ces
cours donne généralement lieu à la perception d'une rétribution
TOME XZXY. — i906. Q
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
qui varie entre 0 fr. 05 et 0 fr. 30 par leçon ; Texpérience a dé-
montré que l'on obtient ainsi plus d'attention et d'efforts des au-
diteurs. Gomme création originale on peut citer aussi les cours de
vacances que l'Association des professeurs des écoles de commerce
suisses a organisés pour le perfectionnement de rinstruction
commerciale de ses membres. Cette association publie régu-
lièrement un Bulletin de même que la Société suisse pour l'en-
seignement commercial ; du reste les publications relatives à
l'enseignement commercial sont fort nombreuses en Suisse, outre
les rapports annuels du département fédéral du Commerce.
Malgré les écoles qui leur sont spécialement réservées, les
jeunes filles sont presque toujours admises dans les écoles de
garçons et l'on attache une telle importance à ce qu'elles profitent
de l'enseignement commercial que, pour elles comme pour les
garçons, il est question de rendre obligatoire la fréquentation
dès Fortbildungsschulen.
Comme conclusion de la première partie de notre étude
nous espérons avoir fait apparaître l'importance considérable el
toujours croissante que tous les pays du monde attachent à l'en-
seignement commercial à tous ses degrés et le rôle qu'ils lui
attribuent dans la lutte ardente mais pacifique que se livrent
toutes les nations pour le développement de la richesse publique
et la marche toujours progressive de la civilisation. Nous allons
examiner maintenant ce que la France a fait et ce qu'il lui reste
à faire dans cet ordre d'idées.
II
Se rendre compte de l'état actuel de l'enseignement commer-
cial en France, c'est passer successivement en revue les écoles
supérieures de commerce, les écoles moyennes, l'enseignement
élémentaire y compris les cours divers, l'enseignement des
jeunes filles, l'administration supérieure et la législation spé-
ciale, enfin les associations qui ont pour objet le développement
de cette branche de notre activité sociale.
Nous n'avons pas encore de Facultés du commerce proprement
dites ; l'École des Hautes Études commerciales est appelée sans
doute à devenir un jour une Faculté parce que, de toutes nos
écoles supérieures de commerce , c'est elle qui est le plus
luxueusement logée dans un superbe bâtiment construit à cette
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l'enseignement commercial. 83
intention par la Chambre de commerce de Paris et que c'est elle
aussi qui a le meilleur recrutement d^élèves et les professeurs
les plus haut placés, enfin parce que c'est elle qui sert d'école
normale pour la formation des professeurs de renseignement
moyen ; mais, comme elle a eu jusqu'à présent le même pro-
gramme que nos autres écoles supérieures, nous ne devons pas
la classer, pour le moment, dans un rang plus élevé. Nous
avions jusque dans ces derniers temps quinze de ces écoles
supérieures de commerce, dont trois à Paris et les autres à
Alger, Bordeaux, Dijon, le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Mont-
pellier, Nancy, Nantes, Rouen et Toulouse, toutes créées, diri-
gées et entretenues soit par des Chambres de commerce ou des
municipalités , soit par des associations de négocians. L'&ge
minimum d'entrée était de seize- ans, mais en réalité leurs élèves
étaient passablement plus &gés. La durée des études était de
deux années et, par suite des examens que l'État exigeait pour
Tobtention du privilège d'un an de service militaire qu'il leur
accordait, nos écoles supérieures de commerce avaient été ame*
nées à adopter toutes le même programme qui était ainsi conçu:
Kcmhf d« Itçoat
de 1 honr* par an.
MAti4raa MM«ignéM. l"* «and*, t* année.
Commerce et comptabilité • • • lOO 100
Première langue étrangère 165 168
Seconde langue étrangère 90 90
Mathématiques appliquées 100 50
Étude des marchandises 45 45
Chimie et physique appliquées. ...•••••• 2S 28
Géographie économique 50 55
Histoire du commerce 20 »
Élémens du droit public et du droit civil français . 30 ^
Législation commerciale, maritime et industrielle. 50 35
Législations commerciales étrangères. •.«•«• » 20
Économie politique 30 »
Législation ouvrière * » 15
Législation budgétaire et douanière » 25
Diverses matières selon les localités
Produits chimiques et soieries à Lyon ]
Marine marchande à Marseille I g.
Section coloniale à Lyon i
CEnologie à Dijon et à Montpellier ]
Total des heures par an 708 723
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84 REVUE DES DEUX MONDES.
L'élablissement du service militaire de dèttt îuls olligatdire et
égal pour tous, est venu jeter le désarroi dans cette organisation
et provoquera sans doute la modification de ce programme ; il
est probable que dorénavant chaque école s'inspirera davantage
des besoins de sa région et que, tout en ayant un fonds d'études
communes à tous ses élèves, elle les spécialisera selon le genre
d'affaires auquel chacun d'eux se destinera plus particulièrement:
commerce intérieur, international, colonies, etc. Il est pro-
bable aussi que ces écoles cesseront d'avoir la prétention d'être
toutes sur le même rang; les unes resteront écoles supérieures,
d'autres se transformeront plus ou moins. Ainsi l'Ecole de Lille
devient déjà École supérieure pratique de commerce et d'indus-
trie, se divisant en sections ayant un certain nombre de cours
communs, mais orientées Tune vers le commerce général et la
banque, les autres vers le commerce plus spécial des textiles ou
des matières colorantes ou vers les commerces qui se rattachent
à la brasserie, à la sucrerie, à la distillerie. De son côté, l'Ecole
supérieure de commerce de Paris, la plus ancienne de toutes,
puisqu'elle date de 1820, se transforme profondément aussi et
devient École supérieure pratique de commerce et d'industrie
en offrant aux familles trois combinaisons :
1* Cinq années d'études pour un enseignement technique
complet qui prend les enfans vers l'âge de 12 à 13 ans;
2® Trois années d'études secondaires pour les élèves qui sont
obligés d'entrer de bonne heure dans les affaires ;
3^ Deux années d'études supérieures mais essentiellement
pratiques pour les élèves ayant fait des études secondaires
sérieuses dans les lycées et collèges. Ces jeunes gens viennent
se joindre à ceux qui ont reçu à l'école l'enseignement du premier
cycle. Enfin une section spéciale de navigation maritime a été
annexée à l'école sous le contrôle et avec le concours du ministère
de la Marine. Quant à l'Institut commercial de Paris, il a eu lïdée
fort ingénieuse d'établir une succursale à Liverpool pour les
jeunes gens qui désirent se familiariser avec la langue anglaise.
L'enseignement commercial moyen se donne soit dans les
écoles spéciales fondées d'accord entre les départemens ou les
communes et le ministère du Commerce et qui sont désignées
sous le nom d'Écoles pratiques du commerce et de Tindustrie,
soit dans des écoles fondées par les Chambres de commerce, soit
enfin dans certaines écoles de la Ville de Paris.
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l'enseig?îement commercial. 85'
Le ministère du Commerce s'est appliqué depuis quelques
années à développer considérablement les écoles pratiques; elles
comprennent trois catégories: les écoles pratiques d'industrie,
les écoles pratiqués de commerce, les écoles pratique de com-
merce et d'industrie, ces dernières ainsi nommées parce qu'elles
groupent sous le môme toit une section commerciale et une sec-
tion industrielle. Nous ne nous occuperons naturellement ici
que des sections d'enseignement commercial.
Les écoles pratiques prennent les en fans au sortir de l'école
primaire à l'âge de douze à treize ans et les gardent générale-
ment trois ans ; elles ont quelquefois une année préparatoire et
une quatrième année. Voici le programme-type qui a été préparé
pour servir de guide, mais qui peut être un peu modifié selon
les besoins locaux ;
Nombre d'heurss de classe par semaine.
Matières. 1" année. 2* année. 3» année. Total.
i* Enseignement commercial :
Commerce, comptabilité et tenue
de livres 6 6 6 <8
Langue étrangère 6 6 6 18
^nthmétique et algèbre 3 3 3 9
^•éographie 11/2 3 3 7 1/2
Ecriture et calligraphie 3 11/2 11/2 G
Chimie et marchandises 11/2 3 3 T l/li
^^gislation » » 3 3
*'Conomie commerciale « » 11/2 11/2
Totaux 21 22 1/2 27 701/2
2» Enseignement général :
Uague française 41/2 3 3 101/2
ï^essin. . . ' il/2 11/2 11/2 4 1/2
HiUoire 11/2 11/2 » 3
M»*loire naturelle et hygiène. . . » 11/2 » 1 1/2
Géométrie . » 11/2 1 1/2 3
Notions de physique 11/2 » » 11/2
Totaux 9 9 6 24
Éludes 9 9 9 27
Totaux généraux. 39 40 1/2 42 12U/2
Les cours sont gratuits.
Créées en vertu de la loi du 26 janvier 1892 et organisées par
le décret du 22 février 1893. ces écoles se soût rapidement déve-
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86 REVUE DES DEUX MONDES.
loppées dans toute la France ; elles sont déjà au nombre de 53
dont 17 d'industrie seule, 26 de commerce et d'industrie, 1 de
commerce seul et 9 de commerce et d'industrie pour filles. Ces
écoles sont appelées à devenir encore beaucoup plus nombreuses.
La moyenne de leurs élèves est déjà de 200 par école.
On peut rattacher à ce groupe la très intéressante et très
prospère École commerciale de l'avenue Trudaine de Paris, qui
'prend les enfans à partir de l'âge de huit ans et les conduit
jusqu'à seize ou dix-sept ans. Les premières années peuvent être
-considérées comme cours préparatoires; les études normales
comprennent les quatre dernières années. La rétribution scolaire
est de 220 francs par an. Cette école, que la Chambre de com-
merce de Paris a fondée en 1863, est un modèle dans son genre;
aussi était-elle fréquentée en 1904 par 700 élèves.
IBnân la Ville de Paris donne l'enseignement commercial
moyen dans le collège Chaptal qui,, à côté de son enseignement
général, a une section où, pendant deux ans, les élèves âgés d'envi-
ron quinze ou seize ans peuvent se préparer aux écoles supérieures
de commerce ou même directement à la carrière commerciale.
Ouant à l'enseignement privé, nous avons peu de renseigne-
mens et nous nous contenterons de signaler l'école de M. Pigier
à Paris, qui est très fréquentée par les jeunes gens désireux d'en-
trer rapidement dans les bureaux. L'enseignement élémentaire
se donne principalement dans les écoles primaires supérieures,
qui ont dans leur section commerciale quelques cours élémen-
taires de comptabilité et de commerce. Celles d'entre elles qui
ont une quatrième poussent l'étude de la comptabilité et des
langues relativement assez loin. On peut citer notamment à
Paris les écoles J.-B. Say, Turgot, Colbert, Lavoisier et Arago.
Quant aux cours professionnels ou de perfectionnement, très
répandus sur tout le territoire de la France, ils se donnent quel-
qifefois à certaines heures de la journée ou du dimanche, mais
c'est surtout dans la soirée qu'ils ont lieu. Leur nombre est si
considérable et leur objet plus spécial est si varié qu'il serait
impossible d'en donner la nomenclature. On peut dire que, grâce
au concours de tous les bons citoyens, les villes où les cours
professionnels font défaut constituent aujourd'hui l'exception.
Ces cours s'adressent en général à des adultes désireux de per-
fectionner leurs connaissances et ils sont le plus souvent élémen-
taires ; mais il en est beaucoup qui s'élèvent fort haut et, pour n'en
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L'EIfSEIGNEBnBNT COMMERCIAL. 87
citer qu'un seul, nous dirons que les cours du soir donnés à la
mairie de la rue Drouot par la Société d'études commerciales
(fojadation Bamberger) sont fréquentés par l'élite des employé»
de banque et de commerce de Paris.
INous arrivons maintenant à une branche de renseignement
conntmercial qui fait grand honneur à notre pays. Depuis quelques
anrx^es, l'usage s'est beaucoup répandu en France d'employer
des jeunes filles ou des femmes dans les bureaux, soit comme
coxxiptables, soit comme sténographes, dactylographes ou secré-
taires. Ce résultat est dû en grande partie à l'excellent enseigne-
ment qui est mis chez nous à la disposition des jeunes filles. Il
se donne soit dans les écoles proprement dites, soit dans les
COU.TS professionnels.
En tête de la branche supérieure de cet enseignement il faut
placer la division normale qui, à l'École pratique de commerce
et d'industrie du Havre, est destinée à former des professeurs de
commerce femmes pour les écoles de filles. Les élèves recrutées
par voie de concours doivent être âgées de vingt à vingt-cinq ans
et munies du brevet supérieur ; la durée de leurs études est de
deux ans ; au bout de ce temps les élèves normaliennes prennent
part au concours pour les certificats d'aptitude au professorat des
écoles pratiques. Les cours sont professés soit par des agrégés
de l'Université, soit par des spécialistes en sciences techniques.
La France est du reste jusqu'ici le seul pays européen qui confié
les fonctions de professeur commercial à des femmes et l'on
peut dire qu'elle ne s'en trouve pas mal.
On peut ranger aussi dans la catégorie de l'enseignement
supérieur la remarquable École de commerce et de comptabi-
lité pour les jeimes filles, fondée en 1856 à Lyon par M"* Luquin,
^l placée aujourd'hui sous le patronage de la Ville et de la
Chambre de commerce de Lyon. Les élèves n'y sont admises
qu'à partir de l'âge de quinze ans et après un examen d'entrée *
L'enseignement y est gratuit et dure deux années. A la fin de la
première année, il est accordé un « certificat d'études commer-
ciales; M à la fin de la deuxième année, les élèves peuvent obte-
nir le « diplôme d'études commerciales. » Ces deux titres ne
sont délivrés qu'à la suite d'un examen passé avec succès devant
^ jury spécial présidé par l'inspecteur d'Académie. Les leçons
se donnent tous les jours non fériés de 1 heure et demie à 5 heiiros
el demie, sauf le jeudi où elles ont lieu de 8 heures et demie à
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Heures par
semaine.
'• année.
2* année.
10
10
2
2
3
3
4
2
2
2
»
3
4
4
88 REVUE DES DEUX MONDES.
11 heures et demie du matin. Un cours facultatif d'anglais est.
misa la disposition des élèves le matin. Le programme com-
prend:
Comptabilité et tenue des livres
Écriture
Sténographie et dactylographie
Français. .
Géographie commerciale
Droit commercial.
Anglais (facultatif)
Dans renseignement moyen, il fauj; citer tout d'abord les
écoles pratiques de commerce et d'industrie pour jeunes filles
rattachées au ministère du Commerce et fondées d'accord avec
lui par les départemens ou les communes. Elles portent le nom
d'Écoles pratiques de Commerce et d'Industrie parce que les
élèves y sont réparties en deux sections, l'une commerciale,
l'autre industrielle. Ce sont en réalité deux écoles juxtaposées.
On y entre à Tâge de douze à treize ans, et la durée des .études
est de trois ans. Les élèves qui passent avec succès leurs examens
de sortie reçoivent le « certificat d'études pratiques commer*
ciales. » Le caractère propre et original de ces écoles ne tient pas
tout entier dans leurs programmes si bien orientés qu'ils soient
vers la vie active du commerce. Il réside surtout dans leurs
méthodes. On s'applique à les rendre aussi directes et aussi lo-
giques que possible, non seulement afin d'économiser le temps,
mais encore en vue de donner aux esprits de la sûreté et de la
force. Il y a actuellement neuf de ces écoles : à Boulogne-sur-
Mer, Dijon, le Havre, Marseille, Nantes, Reims, Rouen, Saint-
Étienne et Aire-sur-Adour, ayant ensemble un effectif, en 1904,
de 2 403 élèves et le Ministère s'applique à faciliter le plus pos-
sible les créations de ce genre.
La ville de Paris a organisé dans deux de ses écoles primaires
supérieures, l'école Edgar-Quinet et l'école Sophie-Germain,
un intéressant enseignement commercial pour les jeunes filles.
Ces écoles, qui, comme toutes les écoles primaires supérieures,
se recrutent par voie de concours parmi les jeunes filles pour-
vues du certificat d'études primaires (douze à treize ans), ne
s'occupent pendant les deux premières années que d'études gé^
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L ENSEIGNEMENT COMMERCIAL. 89
nérales, auxquelles elles ajoutent dans la troisième année régle-
mentaire, et dans une quatrième année complémentaire et facul-
tative, un enseignement commercial moyen comprenant la
comptabilité avec tenue de livres et calcul commercial, des no-
tions de législation usuelle et commerciale et d'économie poli-
tique, les langues anglaise ou allemande, la sténographie et la
dactylographie. Les cours y sont gratuits.
L*enseignement commercial moyen est représenté à Lyon
par l'école La Martinière des filles, destinée aux jeunes filles de
la classe ouvrière. L'enseignement y est gratuit et dure trois
années; l'âge d'admission est de treize ans au moins. Le pro-
gramme de la section de commerce comprend l'écriture, la comp-
tabilité, le droit commercial, l'anglais et la sténographie. Il y a
aussi à Lyon l'École pratique lyonnaise de commerce et de
comptabilité, école libre dirigée actuellement par M"' Monloup-
Robert. Les élèves y sont admises à partir de l'âge de quinze ans
et renseignement n'y dure que trois mois.
A Paris, dans l'enseignement libre, on peut citer, comme
écoles d'enseignement moyen, les deux écoles Élisa-Lemonnîer
de la rue Duperré et de la rue des Boulets, dont les programmes
sont conçus dans un esprit très pratique. Il est question de leur
rachat par la Ville. Il faut citer aussi la section pour les dames
de l'École pratique de commerce de Paris, très connue sous le
nom de M. Pigier. Cette école a une grande analogie avec les Busi-
ness collèges d'Amérique : c'est dire qu'elle s'occupe essentielle-
ment de pratique, que l'admission y a lieu sans examen à partir
de quatorze ans et que la durée des études dépend des élève?
elles-mêmes; elle varie entre trois mois et un an.
Pour ce qui concerne l'enseignement élémentaire des femmes,
on peut dire d'une façon générale que les écoles primaires su-
périeures donnent dans leur troisième année des notions sur la
comptabilité, la tenue des li\Tes, le droit usuel, l'économie po-
litique et que les langues vivantes y occupent une assez grande
place. Des notions d'études commerciales sont données aussi
dans les écoles professionnelles et ménagères. Trois des écoles
professionnelles de Paris possèdent chacune une section commer-
ciale, et le nombre des élèves, qui s'y présentent dépasse tou-
jours le nombre des places disponibles. Quant aux cours pro-
prement dits, qui ont lieu quelquefois dans la journée, mais
presque toujours le soir, il serait bien difficile de les énumérer
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90 REVUE DES DEUX MONDES.
tous, tant ils sont nombreux dans toute la France. A Paris, il faut
citer en première ligne les cours spéciaux d'enseignement com*
mercial pour les femmes et les jeunes filles. Ils se donnent le
soir, de sept et demie à neuf heures et demie d'octobre à fin mai
et sont destinés à mettre les jeunes filles à même d'exercer d'une
façon satisfaisante la profession de comptable, et de faire la cor-
respondance commerciale en français et même, dans une certaine
mesure, en anglais ou en allemand. Des certificats d'études com-
merciales sont délivrés après examen. Il y a, à Paris, seize de
ces cours sous la remarquable surveillance générale de M"* Mal-
manche, membre du Conseil supérieur de l'enseignement
technique. Il faut citer aussi les cours de l'Association philotech-
nique, de l'Association polytechnique, de l'Association polyma-
thique, de la Société d'enseignement moderne, de la Société pour
l'enseignement élémentaire, de la Société de l'Union française
de la jeunesse, de l'Institut populaire d'enseignement commer-
cial, de la Société académique de comptabilité, les cours pro-
fessionnels des femmes caissières, comptables et employées aux
écritures, les cours commerciaux pour les femmes adultes de la
Chambre de commerce , enfin l'Institut féminin qui vient de
s'ouvrir rue de Londres, etc., etc. On peut estimer grosso modo
à 2000 le nombre des jeunes filles ou femmes qui suivent ces
cours à Paris.
En province, on peut citer, à Lyon, la Société professionnelle
du Rhône et les cours professionnels de M^^* Rochebillard ; à
Bordeaux, la Société philomathique a quinze cours d'enseignement
commercial pour les femmes, suivis en 1904 par 592 élèves; la
Société des Amis de l'instruction a deux cours de comptabilité,
l'un élémentaire, l'autre supérieur; il faut citer, à Marseille, la
Société pour la défense du commerce et de l'industrie; à Saint-
Quentin, la Société industrielle; à Reims, la Société industrielle;
à Nantes, l'Association d'enseignement commercial et de comp-
tabilité. Enfin, nous nommerons la Société philomathique de lai
Dordogne, l'Association mutuelle des Comptables de l'arron-
dissement de Beauvais, les cours pratiques municipaux de Niort,
la Société d'instruction commerciale de Mazamet, le Cercle
d'études commerciales de Limoges, et, faute de renseignemens
plus complets, nous ne mentionnerons que pour mémoire les
nombreuses Chambres syndicales de corporations qui ont orga-
nisé des cours professionnels.
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L ENSEIGNEMENT COMMERCIAL. 91
Pour résumer d'un mot l'ensemble de l'enseignement com-
mercial deb femmes en France, nous dirons qu'il a fait de grands
progrès; qu'il est encore susceptible d'utiles développemens;
qu'il est en voie de les réaliser, et qu'en tous cas, aucun autre pays
ne peut en offrir l'équivalent.
L'enseignement commercial, bien que dû en majeure partie
à l'initiative des Chambres de commerce, des Conseils généraux,
des municipalités ou de corporations particulières relève presque
toujours directement ou indirectement du ministère du Com-
merce. Ce ministère comprend une direction de l'Enseignement
technique, industriel et commercial qui se divise en trois
bureaux, l'un chargé de l'Enseignement supérieur, l'autre des
Écoles pratiques, le troisième des Cours subventionnés. L'in-
spection de toutes les institutions est assurée par trois inspec-
teurs généraux et par des inspecteurs régionaux et départemen-
taux. Le ministère est en outre aidé dans sa tftche par un Conseil
supérieur de l'Enseignement technique et par une commission
permanente de celui-ci, laquelle est consultée notamment pour
la création de toutes les écoles nouvelles, pour la confection et la
modification des programmes, enfin pour la répartition des sub-
ventions.
Quant à la législation afférente à renseignement technique,
nous étudierons plus loin l'important projet de loi qui vient
d'être présenté à la Chambre des députés et dont l'adoption
donnerait certainement un nouvel essor aux études commer-
ciales.
Les associations ou œuvres d'utilité publique ayant pour
objet le développement de l'enseignement commercial sont nom-
breuses en France. Il faut citer en première ligne les principales
Chambres de commerce de France, diverses municipalités et
conseils généraux, et de nombreuses chambres syndicales ou
corporations qui ont donné de fréquentes preuves d'intérêt à
renseignement commercial. Il a été fondé, il y a quelques années;
une Association française pour le développement de l'enseigne-
ment technique, commercial et industriel. Cette association
compte actuellement plus de 700 membres et elle publie depuis
peu un Bulletin trimestriel . Le ministère du Commerce publié
aussi depuis sept ou huit ans un Bulletin de l'Enseignement
technique qui est un recueil de toutes les questions officielles
ou officieuses concernant cet enseignement. Les anciens élèves
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92 REVITE^'DES DEUX MONDES.
des écoles supérieures de commerce ont fondé pour xîhacune de
ces écoles des associations amicales qui font figurer dans leur
programme le développement et le perfectionnement des études
commerciales. Ces différentes associations se sont fédérées en
une Union des associations des anciens élèves des Écoles supé-
rieures de commerce reconnues par TEtat, laquelle union est
très prospère, compte environ 7000 membres, et publie un /??//-
letin bimensuel fort apprécié. De nombreuses écoles d'enseigne-
ment technique de toutes classes et de tous degrés ont déjà or-
ganisé, ou projettent d'organiser, parmi leurs anciens élèves, des
associations amicales, et il faut voir là un mouvement qui promet
d'être utile à la cause de cet enseignement. Enfin une nouvelle
et dernière preuve de Tintérôt que le public français porte de
plus en plus à ces questions réside dans le succès remarquable
du Congrès organisé par le journal le Matin avec le concours de
la Commission parlementaire du commerce, qui s'est tenu à
Paris du 1°'' au 5 juin 1905 sous la présidence de M. Trouillot,
et qui a servi de base à l'obligation désormais imposée aux
conseillers du Commerce extérieur, d'aider au placement des
jeunes Français à l'étranger, donnant ainsi une nouvelle im-
pulsion à renseignement commercial.
III ,
Ce qu'il reste à faire pour placer l'enseignement commercial
en France à la hauteur de ce qu'il est dans les pays étrangers les
plus avancés, nous allons l'apprendre par le récent rapport fait
par M. Cohendy au nom du Conseil supérieur de l'enseignement
technique, industriel et commercial, par le projet de loi qui en
est résulté et qui a été déposé par le ministre du Commerce,
enfin par le rapport que M. Astier a présenté à ce sujet à la
Chambre des députés le 13 juillet 1905.
Aussi longtemps que l'enseignement sous toutes ses formes
était resté sous la direction exclusive du ministère de Tlnstruc-
tion publique, tout ce qui touchait de près ou de loin au côté
technique ou professionnel était décrié. L'enseignement classique
seul était en honneur, les élèves intelligens lui étaient infailli-
blement réservés; il semblait que l'enseignement moderne ne fût
institué que pour les enfans les moins bien doués. C'était l'époque
où dans les familles on disait couramment : Mon fils aine est fort
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RENSEIGNEMENT COMMERCIAL. ;S3
mlelligeni, j'en terai un avocat, un médecin, un notaire ou sur-
tout un fonctionnaire ; mon fils cadet l'est moins, je le destinerai
aux affaires ! Sous la pression de ce qui se passait à l'étranger,
il fallut cependant reconnaître que le développement du com-
merce mondial exigeait un enseignement spécial et Ton crut bien
faire, pour le soustraire à la. routine, de le placer, en 1880, sous
le régime du « condominium » en vertu duquel il était admi-
nistré à la fois par le ministère de Tlnstruction publique et par
le ministère du Commerce : régime détestable, comme on Ta dit
très justement, qui partageait les responsabilités, divisait Tauto-
rite, laissait ces écoles spéciales sans direction ou, ce qui pis
est, tiraillées entre deux directions souvent opposées. En dépit
cependant de tous les obstacles, renseignement technique s'éten-
dait, l'initiative privée, les Chambres dé commerce, les muni-
cipalités fondaient les écoles supérieures de commerce, les écoles
professionnelles, les cours industriels ou commerciaux. Le
condominium repoussé par tout le monde fut heureusement
supprimé par la loi de finances de 1892, et il fut décidé qu'à
l'avenir les écoles primaires supérieures professionnelles dont
renseignement était principalement industriel ou commercial
relèveraient exclusivement du ministère du Commerce, auquel
elles seraient transférées par décret, et prendraient le nom d'Écoles
pratiques de commerce et d'industrie. Nous avons vu plus haut
qu'elles répondaient si bien à la fois aux vœux des familles et
aux besoins du commerce et de l'industrie, qu'elles ne cessent de
se multiplier dans toutes les régions du pays et sont déjà aujour-
d'hui au nombre de 53. La population scolaire de ces écoles dé-
passe 10 000 élèves dont 2500 jeunes filles, la moyenne atteint
200 élèves par école, soit une augmentation constante tant pro-
gressive qu'effective. En présence de ces résultats, la loi de
finances du 13 avril 1900 a également transféré au ministère du
Commerce les écoles nationales professionnelles qui avaient été
créées à Armentières, à Nantes, à Vierzon et à Voiron, en exé-
cution de la loi du H décembre 1880. Plus récemment enfin, la
loi du 27 décembre 1900 plaçait sous la seule autorité du mi-
nistre du Commerce les écoles professionnelles de la Ville de
Paris.
L'enseignement technique, ainsi groupé tout entier sous la
direction du ministère du Commerce qui de tout temps avait eu
dans ses attributions le Conservatoire national des Arts et
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94 REYUB DES DEUX MONDES.
Métiers, l'École centrale des arts*et manufactures, les Écoles na-
d^nales d'arts et métiers, occupe donc aujourd'hui une place de
plus en plus importante à côté de renseignement général, et ce-
pendant, tandis que celui-ci a depuis longtemps^ ses lois orga-
niques, l'enseignement technique n'est régi que par des disposi-.
tions spéciales, éparses et nécessairement incomplètes. Aucune
loi ne précise les caractères qui distinguent ces établissemens et
permettent de les différencier de ceux d'enseignement général,
ne s'occupe des autorités préposées à l'enseignement technique,
ni ne pose les règles générales suivant lesquelles les écoles pu-
bliques d'enseignement technique doivent être créées et admi-
nistrées, non plus que celles qui concernent le personnel et les
peines disciplinaires qu'il peut encourir. Enfin aucime loi non
plus ne s'est occupée jusqu'à présent du régime des écoles
techniques privées et de leur reconnaissance par l'État. Aujour-
d'hui l'heure est venue de combler ces lacunes et de donner à
l'enseignement technique la législation générale et homogène
qui lu4 permettra de se développer largement à ses divers degrés
et de contribuer ainsi, comme c'est son rôle, à la prospérité
commerciale et industrielle du pays.
Nous allons passer successivement en revue lès différens
chapitres de ce nouveau projet de loi qui, ne l'oublions pas, est
consacré à l'enseignement technique en général, c'est-à-dire aux
deux enseignemens industriel et commercial. Ces deux ensei-
gnemens ont de nombreux points de contact et ce qui concerne
l'un s'applique souvent à l'autre ; mais nous aurons soin de con-
server toujours en vue celui dont nous nous occupons spéciale-
ment dans la présente étude. Le projet débute par la définition
suivante : « L'enseignement technique industriel ou commercial
a principalement pour objet, sans préjudice d'un complément
d'enseignement général, l'étude théorique et pratique des sciences
et des arts ou métiers en vue de l'industrie ou du commerce.
Cet enseignement est donné dans des écoles et dans des cours
professionnels ou de perfectionnement. Il est placé sous l'auto-
rité du ministre du Commerce. » Puis, fixant la limite qui s» pare
les écoles d'enseignement technique des écoles d'enseignement
général ou, en d'autres termes, délimitant le domaine du minis-
tère du Commerce de celui du ministère de l'Instruction pu-
blique, il déclare, en ce qui concerne la partie commerciale, que :
« Sont établissemens d'enseignement techniaue commercial les
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l'enseignement commercial. 93
écoles daiis lesquelles le temps consacré à Tétude des langues
étrangères, de la comptabilité et de la tenue des livres, des ma-
thématiques financières, des marchandises, de la législation
commerciale, de l'économie politique, de la géographie com-
merciale, de la sténographie et de la dactylographie et aux
exercices pratiques dépasse la moitié de Thoraire total de réta-
blissement. Les écoles et les cours d'enseignement technique
sont publics ou privés. Les écoles privées peuvent être reconnues
par l'État. »
Les autorités préposées à l'enseignement technique sont tout
d'abord le Conseil supérieur de renseignement technique qui est
non seulement maintenu mais dont les attributions sont élargies ;
il doit être consulté sur la plupart des questions et peut sur
l'initiative de ses membres émettre des vœux. Dans l'intervalle
des sessions, il est représenté par ime Commission permanente
élue parmi ses membres. Actuellement le service de l'inspection
de l'enseignement technique est assuré par deux catégories de
personnes; d'une part, des inspecteurs généraux et des inspec-
teurs et inspectrices des écoles pratiques de commerce et d'in-
dustrie qui sont des fonctionnaires de l'État; et, d'autre part, des
inspecteurs régionaux et des inspecteurs départementaux qui
sont pour ainsi dire des fonctionnaires bénévoles, en ce sens
que leurs fonctions sont gratuites, et qui sont nommés par
arrêtés ministériels parmi les commerçans, les industriels ou les
personnes s'occupant de l'enseignement professionnel. Doréna-
vant, si le projet de loi est adopté par les pouvoirs publics,
ce service sera renforcé par des comités de renseignement
technique institués dans chaque département. Leur rôle a été
fort bien décrit par M. Bouquet, le distingué directeur de l'en-
seignement technique au ministère du Commerce : « Lorsque,'
disait-il, nous nous sommes préoccupés de la création de ces
comités, il n'est pas entré dans nos vues de doter cet enseignement
d'un organisme analogue à celui qui existe pour l'enseignement
général. Mais ce qu'il paraît utile de constituer, ce sont des
centres d'attraction où pourraient se réunir toutes les bonnes
volontés. Les comités départementaux de l'enseignement tech-
nique pourront être de précieux collaborateurs pour le Conseil
supérieur et pour l'administration. »
Ces comités comprendront des membres de droit, fonction-
naires ou membres de corps électifs, et des membres nommés
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■ "V 51
96 REVIJE DES DEUX MONDES.
par le préfet parmi les conseillers municipaux, les industriels
ou anciens industriels, les commerçans ou anciens commerçans,
les employés ou les ouvriers, les représentans des associations
' syndicales ou d'enseignement, etc.
Suivant la nature de l'enseignement qu'elles donnent, les
écoles publiques d'enseignement technique sont du degré élé-
mentaire, moyen ou supérieur; elles sont soit nationales, c'est-à-
dire, entretenues et administrées par l'État, soit départementales
ou communales, c'est-à-dire entretenues et administrées concur-
remment par l'État et par un ou plusieurs départemens, une ou
plusieurs communes. Quant aux écoles privées, elles restent en-
tièrement libres de leurs programmes, mais sont soumises à la
surveillance des inspecteurs de l'enseignement technique; elles
peuvent, si elles le désirent, être reconnues par l'État après avis
du Comité départemental et du Conseil supérieur de l'enseigne-
ment technique. Dans ce cas, des certificats d'études et des di-
plômes peuvent être délivrés par un jury d'examen nommé par
le ministre, et l'État peut participer aux dépenses de fonctionne-
ment de l'École, sans toutefois que cette participation puisse
dépasser le quart de ces dépenses totales.
L'une des parties capitales du projet de loi est celle qui est
relative aux cours professionnels ou de perfectionnement. Il est
connu de tout le monde que l'appï'en tissage disparaît peu à peu,
du moins tel qu'il devrait être, à savoir la préparation com-
plète, théorique et pratique, à l'exercice d'une profession ; la
tendance moderne est à la stricte spécialisation. L'enseigne-
ment professionnel est le moyen efficace d'y remédier. Les pays
étrangers l'ont compris et nous avons montré, au début de cette
étude, que les uns comme la Belgique, les États-Unis, la Suisse,
ont développé dans des proportions considérables leur enseigne-
ment technique élémentaire et que l'on est allé plus loin dans
d'autres contrées en édictant Vobligation de l'enseignement pro-
fessionnel pour les jeunes gens employés dans le commerce et
dans l'industrie. Nous avons vu notamment qu'en Allemagne, si
les États particuliers et les communes sont encore libres de
rendre obligatoire ou non la fréquentation à&& Fortbildungsschu-
len, la tendance vers Tobligation s'accentue de plus en plus.
L'enseignement professionnel obligatoire pour les apprentis est
établi en Danemark, en Norvège, en Autriche, et c'est surtout la
Hongrie qui peut servir de modèle par sa loi de 1884. Dans son
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l'enseignement cobimerciaiX^C/ , - y 97
rapport fortement documenté sur l'enseignement techm'que à
l'Exposition de 1900, M. Jacquemart constatait que dans ce der-
nier pays il ne restait guère qu'une vingtaine de communes
n'ayant pas satisfait à la loi, et que le nombre des apprentis qui
ne fréquentaient pas les cours professionnels ne dépassait pas
7 pour 100; c'est précisément la proportion inverse à laquelle
nous arriverions en France. Nous approuvons donc, en ce qui
nous concerne, le projet de loi lorsqu'il dit : « Des cours profes-
sionnels ou de perfectionnement sont organisés pour les appren-
tis, les ouvriers et les employés du commerce et de Tindustrie.
Ils seront obligatoires dès qu'ils auront été organisés conformé-
ment à la présente loi pour les jeunes gens et les jeunes filles
âgés de moins de dix -huit ans qui sont employés dans le com-
merce et l'industrie (et qui ne satisfont pas à certains degrés
d'instruction prévus par la loi)... L'organisation de ces cours
devra être achevée dans un délai maximum de cinq années à
partir de la promulgation de la présente loi. Ces cours sont es-
sentiellement gratuits... Les communes dans lesquelles leur
organisation est reconnue nécessaire sont désignées par arrêté
du ministre du Commerce et de l'Industrie, après avis du comité
départemental et du Conseil supérieur de l'enseignement tech-
nique. Ils peuvent être organisés par les chefs d'établissemens
industriels ou commerciaux, même à l'intérieur de leurs éta-
blissemens. S'il n'existe pas de cours professionnels dans la loca-
lité, ou si les cours existans sont jugés insuffisans par la Com-
mission locale, les communes seront tenues de créer les cours
jugés nécessaires par ladite commission et de pourvoir aux dé-
penses de feur fonctionnement. Ces cours pourront être subven-
tionnés par l'État, sans que cependant cette subvention puisse
dépasser la moitié des dépenses de leur fontJtionnement... Le
chef d'établissement est tenu de laisser à ses jeunes ouvriers et
employés le temps et la liberté nécessaires pour suivre les cours
obligatoires communaux ou privés. Ils devront avoir lieu pen-
dant la journée légale de travail, sans que cependant le temps de
travail qui y sera consacré puisse excéder huit heures par se-
maine ni deux heures par jour... Le chef d'établissement est
tenu également de s'assurer de l'assiduité aux cours de ses jeunes
ouvriers et employés... Dans le cas d'absences réitérées, le chef
d'établissement devra en aviser immédiatement les parens ou
tuteur de l'enfant, et le professeur en avisera la commission
TOMB XXXV. — 1906. 7
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98 KEVUE DES DEUX MONDES.
Iccdfefrofessicnnelle... Les jeunes gens et les jeunes filles qui
suivant les «ours professionnels sont admû^ à la fin de chaque
année à concourir pour Teisamen d'aptitude dent le certificat
dispensera de suivre les cours dans les années suH^antes... Les
chefs d'établissement gui auront contrevenu aux prescriptions
de la présente loi, et les parens qui empêcheraient leurs enfans
de fréquenter les cours ou de les suivre assidûment, seront pas-
sibles des peines suivantes... »
Après avoir analysé comme nous venons de le faire cet im-
portant projet de loi et lui avoir donné toute notre approbation,
il nous reste à prévoir ses résultats probables. Ainsi que Ta très
bien dit le rapporteur de la Chambre des députés, M. Astier, la
lutte qui se poursuit entre les nations sur le terrain de la pro-
duction et des échanges, pour pacifique qu'elle soit, est en réalité
aussi importante que celle qui pourrait se livrer sur les champs
de bataille ; on peut l'affirmer, ici comme ailleurs la victoire
appartiendra à celui qui aura le mieux préparé les armes du
combat, c'est-à-dire, en définitive, au plus instruit. Comme le
disait Jules Simon : le peuple qui a les meilleures écoles est le
premier des peuples ; s'il ne l'est pas encore, il ne tardera pas à
le devenir. De son côté, M. Carnegie, dont l'expérience paraît
décisive, a éorit : « L'instruction a toujours l'avantage, à autres
qualités égales. Prenez deux hommes de même intelligence na-
turelle, de même énergie, de même ambition et de même carac-
tère, celui qui aura reçu l'instruction la meilleure, la plus éten-
due, la plus avantageuse, aura inévitablement la supériorité sur
l'autre. » Enfin, M. Torau-Bayle, dans son rapport au ministre
du Commerce sur l'enseignement commercial à ses divers de-
grés, et le développement économique de l'Allemagne, déclarait
qu'il est de toute nécessité que les autres peuples adoptent le
système d'éducation commerciale allemand et particulièrement
la Fortbildungsschule obligatoire, sous peine d'être irrémédiable-
ment vaincus par l'Allemagne sur tous les marchés d'exporta-
tion.
Les indications que, dans le cours de ce travail, nous avons
données sur ce qui se fait déjà en France sous le rapport de
l'instruction commerciale, et ce qui s'y prépare encore, nous per-
mettent d'affirmer que les jeunes gens bien préparés pour deve-
nir, soit employés, soit chefs de maisons, ne nous manquent
déjà pas et deviendront de plus en plus nombreux. La situation
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l'ekseignebiemt €X>mmergial. m
est satisfaisante de ce côté-là ; ce qui pourrait piutôt nous préoc-
cuper, c'est le champ d'action que l'avenir leur réserve. Notre
prospérité économique se maintient certes, mais nos concurrens
étrangers font des progrès plus rapides que les nôtres, inquié-
tans môme pour notre patrie. Notre commerce extérieur qui,
eu 1890, atteignait 8 milliards 190 millions, s'est bien élevé,
en 1905, à 9 milliards 436 millions, mais pendant la même pé-
riode, celui de l'Allemagne a passé de 9 milliards 340 millions
à 15 milliards 924 millions, celui de l'Angleterre de 17 milliards
à 22 milliards 300 millions. Au cours des quinze dernières an-
nées, les exportations des États-Unis ont doublé, celles de l'An-
gleterre ont lu^menté de 26 pour 100, celles de l'Italie de
90 pour 100 ;1 accroissement de la Belgique a été de 52 pour 100,
celui de l'Allemagne de 71 pour 100; nous n'avons pendant le
même temps progresse que de 27 pour 100. Ne serait-il pas temps
pour notre Chambre des députés et notre gouvernement de
s'occuper moins de politique pure, et de cesser d'effrayer les ca-
pitaux qui, de plus en plus, vont à l'étranger y développer les
industries auxquelles nous renonçons dans notre propre patrie.
Nous avons souffert cruellement de la Révocation de l'Edit de
Nantes; il ne faudrait pas recommencer cette douloureuse expé-
rience dans le domaine économique!
Jacques Siegfried.
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE
Les Français ne se sont pas assez occupés de TAustralie dans
ces dernières années. Ils imaginent sans doute n'avoir rien à
craindre et peu à espérer d'un pays situé aux antipodes/Mais de
récens événemens nous ont donné à réfléchir sur la valeur des
distances géographiques et nous commençons à soupçonner l'im-
portance de contrées fort lointaines. L'Australie n'est pas plus
éloignée de nous que le Japon, qui vient de s'imposer à notre
attention avec une vigueur inattendue.
La nation australienne ne nous réserve pas dWssi grandes
surprises ni du même genre. Un peuple de quatre millions
d'âmes ne saurait en avoir la prétention. Pourtant, tout pays en
état de transformation active mérite qu'on s'y intéresse, et c'est
le cas de l'Australie.
L'évolution de l'Australie, — on l'a maintes fois exposé ici
même (1), — est d'une nature très spéciale, en raison surtout
de' sa situation politique. Aussi le petit nombre d'étrangers qui
en ont abordé l'étude ont-ils regretté de ne l'avoir pas conduite
plus avant, faute d'avoir pu prolonger leur séjour assez long-
temps pour se familiariser avec les élémens qu'elle comporte.
Des humoristes ont déclaré que l'Australie manquait d'ori-
ginalité. C'est qu'ils l'avaient seulement entrevue; peut-être
étaient-ils influencés par leurs premières impressions. Celles-ci
sont, en effet, peu favorables. Si on excepte la rade de Sydney,
qui est une merveille, l'aspect général du pays est peu attrayant,
(i) Voyez notamment les études de MM. Audiganne (1847), Merruau (1849),
Alfred Jacobs (1839), H. Blezzy (1864), Emile Montégut (1877), Louis Simonin (1885),
C. de Varigny (1887), E. Marin La Meslée (1892), Pierre Leroy-Beaulieu (1696 et
i897].
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. lOT
les coutumes des habitans sont dépourvues de couleur locale,
les rapports sociaux paraissent empreints de banalité, et Tesprit
public accaparé par des questions d'ordre mesquin. C'est à peu
près tout ce qu'on discerne pendant les premières semaines de
résidence dans une grande ville australienne. Et cependant, co
qui manque le moins à l'Australie, — on s en aperçoit plus lar(ly
— c'est l'originalité.
J'ai» passé dans ce pays les douze dernières années, coupéef»
par un petit nombre de courtes absences. Les circonstances
m'avaient placé dans des conditions excellentes pour ^observa^
lion, et j'avais non seulement le désir mais le devoir de m'y
livrer. Malgré la monotonie d'une existence où les distractions
sont trop uniformes pour satisfaire les besoins de l'esprit et du
caractère français, j'ai pris un intérêt croissant au problème aus-
tralien, le trouvant de jour en jour plus fertile en réflexions.
Cette petite nation, souveraine d'un grand territoire, s'atta-
quanl avec une obstination souvent maladroite, mais inlassable,
aux questions sociales qtii troublent si gravement les vieux
peuples, mériterait, par cela seul, une particulière estime. Dans
des conversations avec les hommes politiques australiens, j'aî
souvent discuté leurs audacieuses conceptions. Je les ai critiquées
avec la liberté de langage qu'autorise, môme de la part d'un
étranger, la cordialité des rapports. J'en signalais les incohé-
rences et les dangers. Cependant, je ne pouvais me défendre de
reconnaître, dans la hardiesse de ces tentatives, la manifesta tioi^
de l'instinct, puissant d'une race dont l'énergie croît avec les
résistances. Cet effort, sans cesse renouvelé, poursuit la décou-
verte du régime qui doit un jour concilier les aspirations, les
besoins et les intérêts du pays. La direction qu'il a prise ne pa»-
raît pas le conduire au résultat. Il l'atteindra cependant tôt ou
tard, de manière ou d'autre. La persistance d'un peuple est îa
plus sûre garantie du succès de ses entreprises.
L'ambition de l'Australie ne se borne pas à organiser libres-
ment sa/^vie intérieure. Elle n'attend pas d'avoir surmonté les
difficultés de l'heure actuelle pour regarder au loin. Elle voit
déjà se dessiner, à l'extrême horizon, une forme vague, de pro-
fil incertain, comme ces traînées brumeuses dont le marin dit:
« Est-ce la terre ou un nuage? » Cette vision est celle du dra-
peau australien, au coin duquel Y Union Jack britannique se dis-
tingue encore faiblement, tandis qu^ la Croix «lu Sud, l'em-
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i02 REVUE DES DEUX MONDES.
blême austral, qui en couvre toute la largeur, parait éclairer
rimmensité de Tocéan Pacifique et régner sur elle. Tel est le
rêve de la nation australienne ou plutôt la réalisation anticipée
de son avenir. Les événemens montreront si cette image est celle
de la terre promise ou si elle doit se dissiper au souffle des
orages politiques.
J'ai dit que TAustralie était souveraine. Elle Test; non en
théorie, mais en fait. Officiellement, le Commonwealth of Ans-
tralia est une dépendance de la Couronne. Le préambule de la
Constitution fédérale porte que les peuples de Nouvelle-Galles
du Sud, Victoria, Australie Méridionale, Australie Occidentale,
Queensland et Tasmanie, se sont unis in one indissoluble Fédé-
ral Commonwealth under the croum of the United Kingdom of
Great Britain and Ireland, and under the Constitution hereby
established. Donc le lien avec la mère patrie subsiste. Il est
d'ailleurs accepté par la grande majorité de la nation et nul ne
songe, quant à présent, à le rompre. Seulement, ce n'est plus un
lien de dépendance : l'Australie est s«us la protection de l'An-
gleterre, non sous son protectorat. Elle s'est placée vis-à-vis
d'elle sur le pied d'égalité des droits et n'admet pas la discussion
sur ce point. Les formules de déférence à l'égard de la Grande-
Bretagne qui figurent dans la Constitution du Commonwealth
n'en altèrent pas le sens général. C'est un traité inter pares.
L'expression Commonwealth, choisie et imposée par les créa-
teurs de la Fédération australienne, signifie « fortune publique, »
autrement dit République ; et le mot république est mieux tra-
duit en anglais par commonwealth que par republic, qui n'est
qu'une adaptation. En même temps qu'on exhumait le terme
commonwealth, inusité depuis Cromwell, on supprimait celui de
Colonies, désignation officielle des territoires fédérés. On le
remplaçait par États [States), Enfin, après avoir inscrit dans cette
même Constitution, parmi les attributions du Parlement fédé^
rai, celle de légiférer sur les Affaires extérieures, on a créé un
ministère des Extemal Affairs, et le premier ministre du cabi
net fédéral a fait choix de ce portefeuille. Le premier ministre
actuel en est également titulaire.
Si un examen du fonctionnement de la Constitution austra-
lienne ne sortait du cadre de cet article, il serait aisé de mettre
ici en é\4dence que ces précautions de formes et d'étiquettes
n'ont été, pour ainsi dire, que l'enregistrement officiel de l'ac-
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LA SOaÉTÉ AUSTRALIENNE. 103
teptatîon par le gouvernement anglais des prétentions de l'Aus-
tralie à une complète indépendance. C'est pourquoi, bien qu'in-
correcte au point de vue protocolaire, l'expression de souve-
raineté se rapproche plus que toute autre de la réalité, pour
qualifier les droits exercés par les Australiens dans la conduite
de leurs affaires nationales, tant au dehors qu'au dedans.
Cette annulation de l'autorité de la métropole, sur sa soi-
disant dépendance, ne rencontre d'analogie que dans la situa-
tion de rÉgypte, partie intégrante de l'Empire ottoman. Là
s'arrête la ressemblance, car l'Australie n'a pas renoncé à la
tutelle effective de l'Angleterre pour en jamais accepter une
autre.
I
La société australienne se forme donc et s'organise en pleine
liberté. Elle est affranchie des traditions aristocratiques dont
Tautorité subsiste en Angleterre, ainsi que des responsabilités
immédiates qu'eût créées une déclaration de complète indépen-
dance. L'éloignement du Continent austral et sa configuration
insulaire la protègent en toutes directions, et l'isolent en môme
temps.
On croit volontiers que cette société nouvelle se développe
dans un esprit comparable à celui qui a guidé dans sa forma-
tion la société des États-Unis d'Amérique. Le point de départ
semble le même : l'expansion d'une immigration d'origine bri-
tannique dans un vaste territoire neuf, où l'élément indigène,
condamné à disparaître, n'apportait aux hommes de race blanche
ni assistance efficace, ni entrave sérieuse. Mais deux faits histo-
riques ont, dès les débuts, marqué de profondes différences.
Les premiers pionniers de l'Amérique furent des puritains
chassés de leuf pays par la persécution religieuse. Ceux de
l'Australie ne furent pas, quoiqu'on l'ait prétendu, les convict^
déportés par le gouvernement anglais, de 1789 à 1846. Les Aus-
traliens sont sensibles à toute allusion à leur tache origineU«*
{birth.%ta%n)y et ils ont raison. Ils ne sont pas les descendant cio
ces quelque 30000 condamnés, ceux-ci ayant laissé fort peu
d'enfans, car le nombre des femmes était encore infime en Aus-
tralie pendant la période de la transporta tion. Ils sont les fils et
les petits-fils des 7 à 800000 immigrans qui, attirés par la décou-t
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104 REYIJB DES DEUX MONDES.
verte de l'or en Victoria, ont afflué dans le pays, à partir de
1831 et pendant les dix ou douze années suivantes. Ce mouve
ment s'est alors ralenti. Il a cessé depuis une quinzaine d'années.
A lopoque actuelle, le nombre des arrivans compense à peine
celui des partans. On peut donc concéder que les chercheurs
d'or, ainsi que les manœuvres, les ouvriers, les paysans, venus
avec les « prospecteurs » ou à leur suite, pendant la période de
la fièvre de Tor, étaient d'honnêtes gens, aussi bien que les finan-
ciers, ingénieurs, entrepreneurs, plus ou moins improvisés, qui
les accompagnaient. Pourtant, ces hommes qui, répandus plus
tard dans toutes les branches de l'activité nationale, ont été les
créateurs de TAustralie, avaient une mentalité différente de
celle des Covenanlaires du xvii* siècle. C'étaient, au sens propre
du mot, des aventuriers. Us s'expatriaient non pour jouir de la
liberté et pratiquer en paix leur religion, mais pour chercher
la fortune. Et quoique, ensuite, aux États-Unis comme en Aus-
tralie, le flot de l'immigration ait été composé d'élémens de
nature analogue, les populations des deux pays n'en ont pas
n/îïins eu, pour noyau initial, des gens de classes, de goûts,
d'habitudes, et de culture intellectuelle, dissemblables.
Le second fait c'est le mode de pénétration des immigrans
de race blanche sur les conlinens américain et australien. En
Amérique, la poussée colonisatrice, grâce à la disposition phy-
sique et orographique du sol, s'est produite directement vers
l'intérieur. "En Australie, elle s'est étendue le long des côtes, sur
un immense périmètre, n'avançant que très lentement vers la
partie centrale, aride, du pays. Môme aujourd'hui le territoire
habité du continent australien a encore la forme d'un croissant
de lune dont une pointe est au cap York, extrémité Nord du
Queensland, et lautre à Perth, capitale de l'État de l'Australie
Occidentale.
Il en est résulté que les premières organisations politiques ont
eu lieu par le groupement d'intérêts répartis sur une longue
étendue linéaire. ïln se constituant, ces organisations se sont
réservé Vhinterland, encore complètement inconnu, et ne l'ont
limité que par des ligues géographique^ idéales. Moins d'un
demi-siècle après le début de l'effort colonisateur, le continent
australien était divisé en cinq colonies, chacune d'une superficie
moyenne égale à trois fois celle de la France, tandis que le ter-
ritoire des États-Unis, à peu près égal à celui de l'Australie
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 105
J80 millions d'hectares), était divisé en petites unités, aujour-
d'hui au nombre de (juarante-neuf.
Il est aisé de comprendre que les grandes colonies austra-
liennes, ayant subsisté pendant deux générations dans un état
de parfaite indépendance les unes vis-à-vis des autres, et leurs
capitales étant séparées par des distances considérables, aient dû
g(^rer leurs intérêts propres sans souci d'une future union ; en
sorte que des sentimens particularistes, mettant de plus en plus
obstacle à la communauté des vues générales, ne pouvaient
manquer de s'y développer.
Ces sentimens, dont la force a failli faire échouer la Fédé-
ration, n'ont existé en Amérique que de région à région, et non
pour les mêmes causes.wlls y ont presque disparu; tandis qu'eu
Australie, oii ils ont conservé leur raison d'être et une base
officielle assez large, on les constate presque aussi vivans et
ombrageux qu*il y a vingt ans. De là, sans doute, l'allure de pro-
vincialisme qui, malgré la concentration excessive de la popu-
lation dans les capitales, se remarque dans l'esprit de la société
australienne ; et aussi; une hésitation marquée à faire des sacri-
fices à l'idée de l'intér^^ national. La période actuelle, celle des
premières années de la^ Fédération, est toute remplie des do-
léances des États. Chacun se plaint de voir ses droits lésés, ses
intérêts négligés par le gouvernement central et en accuse la
Constitution et les ministres.
La Constitution n'est pas parfaite : un compromis laborieu-
sement obtenu est rarement excellent. Les ministres ont commis
des fautes : ils ont pu manquer de largeur de vues, de méthode
et de caractère. Cependant, la cause du mécontentement, à peu
près général, réside plutôt dans la manière de voir les faits que*
dans les faits eux-mêmes. C'est dans la persistance du particula-
risme qu'il prend sa source, quoique le principe dominant de la
Constitution fédérale soit un maximum d'indépendance vis-à-
vis de la mère patrie et un minimum d'autorité du gouvernement
central vis-à-vis des États. L'œuvre du temps sera favorable à
ridée nationale, mais cette évolution ne s'accomplira qu'avec
lenteur.
Enfin, une autre différence distingue de façon très apparente
la société australienne de la société américaine. C'est Tabsence,
en Australie, du ^milliardaire. Aucune fortune n'y approche
même de loin, de celles des cent plus riches citoyens des États^
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106 REVUE DES DEUX MONDES.
Unis. Personne n'y tient un train de grand luxe, à rexcéption
du gouverneur général.
Il est surprenant que l'exploitation d'un pays neuf, pourvu
Se grandes ressources, ne donne pas naissance à de rapides et
considérables fortunes. Entre diverses raisons la principale
consiste, du moins actuellement, dans les obstacles que rencon-
tre la concentration des capitaux privés ou simplement l'accu-
mulation des bénéfices. C'est le résultat inévitable de l'extension
des attributions d'un gouvernement démocratique.
En Australie, la vanité de paraître existé comme partout ;
mais la vanilé n'est pas toujours un levier suffisant pour mettre
en mouvement les gros revenus. Il est bon que l'intérêt s'y
joigne. Or, il est inutile de soutenir une réputation d'opulence, à
titre d'instrument accessoire de crédit, si l'on n'entrevoit aucune
grande affaire à lancer, aucune combinaison importante & réa-
liser. En somme, d'une part, rareté des grandes fortunes; de
l'autre, peu d'inclination aux dépenses somptueuses.
Or, quoi qu'on puisse dire de l'immoralité du luxe et des
facultés dissolvantes de l'argent, il est certain que les grandes
dépenses des particuliers sont un facteur très actif des relations
sociales. Elles ne les améliorent pas, mais elles les multiplient.
Par le simple fait des rapprochemens, elles facilitent des rapports
personnels et dans des conditions agréables, entre les privilégiés
de la naissance, les parvenus de la richesse et les arrivés de Tin-
telligence ou du savoir faire. Une société dans laquelle ce facteur
n existe pas est privée d'un élément presque nécessaire : le cercle
dans lequel se meuvent ses idées est plus restreint et elle tend à
s'immobiliser en coteries. La société australienne subit cet in-
convénient. Très différente de la société américaine, elle l'est
beaucoup moins de la société anglaise. Cette fille d'Albion a
largement hérité des qualités et des défauts de sa mère. Je
n^énumérerai que les qualités qu'elle a trouvées dans cet héri-
tage. Ce sont : la foi inébranlable dans les destinées nationales,
le respect de la loi et de ses agens, la prudence à contracter des
engagemens, la patience à recommencer les expériences mal-
heureuses, l'art de jeter un voile sur ses propres défaillances, et
le sang-froid en présence des désillusions ou même des cala-
mités. Quant aux usages, aux préjugés, aux opinions générales
sur le monde extérieur, ce sont presque les mêmes en Australie
en Anij;l6terre.
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 107
Comment une nation si jalouse de son indépendance poli-
tique est-elle restée encore si dépendante de la nation mère? Le
principal motif s'en trouve dans Torgueil de race, fortifié par le fait
que la population australienne est, dans la proportion de 95
pour 100, de descendance britannique. L'Australie est peut-être,
de tous les pays de race blanche, celui dont la population est la
plus homogène. Cet orgueil, que justifient dans une large mesure
les grands succès coloniaux de TAngleterre, a donné naissance
à une opinion moins justifiée, celle de Tinutilité de connaître
l'étranger. L'Australien puise dans sa qualité de Briton la con-
science d'une supériorité qui ne lui parait pas discutable. On
n'est d'ailleurs exactement informé en Australie que de ce qui
se passe en Angleterre. On n'y reçoit que des journaux anglais.
Les nouvelles du monde extérieur n'y parviennent que par l'in-
terraédiaire des agences télégraphiques de Londres. Peu d'étran-
gers visitent le pays. L'Angleterre est comme un écran interposé
entre lui et le reste du monde.
Cependant, des influences contre lesquelles on ne peut gagner
que du temps ont commencé leur œuvre sur le continent aus-
tralien. La vaste étendue du territoire et la difficulté des com-
munications intérieures ont donné naissance à certaines habi-
tudes spéciales; mais k plus puissante de ces influences est
cdle du climat, parce que rien ne peut en arrêter l'action. C'est
lui qui, déterminant les produits du sol, crée par cela même
les intérêts qui s'imposent à la population, règle les usages de la
vie quotidienne, influe sur la race et la modifie.
Considérées dans leur physionomie elimatologique générale,
TAnglet^rre est un pays humide et froid, l'Australie un pays
8«c et chaud. Donc, entre les habitans de ces deux pays, les diffé-
rences ne pourront que s'accentuer, les ressemblances que
s'atténuer. Dans la lutte entre le climat et Fatavisme, chaque
génération enregistrera une défaite de celui-ei, car rien ne peut
prévaloir contre la loi immuable de la nature qui teiid à trans-
former l'individu pour l'adapter aux conditions du sol.
Quant à présent, la discipline établie par les usages, et k
crainte du « qu'en diratt-on ? » imposent les mômes exigences aux
Australiens qu'à nos voisins d'eutre-Manche ; mais l'uniformité
dans les points de vue et dans l'expression des opinions parti-
culières ne se retrouve plus en Australie. C'est ^[«le, hors son
respect de ia leî, — ou plu(6t de Tordre légal, — FAustralien
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'■*^3E|^F1!
108 REVUE DES DEUX MONDES.
est, de tous les sujets de TEmpire britannique, celui qui pra-
tique le moins la vertu de vénération. Une se permettra pas do
porter dans la rue un objet enveloppé dans un journal, mais il
entend penser comme il lui plait et dire sa pensée quand il lui
sonvient. Il Texprimera, tantôt poliment, tantôt brutalement, et
n'y fera guère de différence. Les mentalités australiennes sont
déjà plus élCignées les unes des autres que celles des habitans
de la Grande-Bretagne ne le sont entre elles. On ne peut donc
procéder, pour en donner un aperçu, qu'en ayant soin de mar-
quer des distinctions nécessaires, se référant à des types, tout au
{)lu$ à des groupes.
II
Il n'y a guère plus de vingt ans, la société australienne, je
yeux dire les « gens du monde, » ou ceux qui en occupent la
place, se composait de riches marchands, de magistrats, des
membres en vue du barreau et d'un petit nombre d'officiers.
On y voyait peu d'industriels, l'industrie manufacturière étant
alors à ses premiers débuts; moins encore de grands éleveurs,
ceux-ci étant retenus dans les campagnes par la surveillance de
leurs « stations. » Ajoutons-y quelques directeurs de banques,
ies agens des grandes compagnies financières et maritimes, et
un groupe restreint de hauts fonctionnaires. L'élément politique,
sauf de très rares exceptions, n'y figurait pas. Aux réceptions des
gouverneurs, lorsqu'on apercevait à une place distinguée, à la
table ou dans le quadrille d'honneur qui ouvre les bals officiels,
June figure inconnue, si quelqu'un demandait : « Qui est-ce? »
la réponse invariable était : « Je ne sais. Probablement un des
ininistres, » ou bien « la femme d'un ministre, » suivant le cas.
Une dame australienne, dont le mari occupait en ce temps une
haute situation, m'a conté qu'un soir, au Government House,
elle fut voisine de table du célèbre sir Henry Parkes, alors pre-
mier ministre de Nouvelle-Galles du Sud. Elle avait remarqué
que le gouverneur avait à sa droite une petite dame. âgée, de
mise plus que discrète. Inconsidérément, elle* dit à sir Henry :
« Quelle est donc cette vieille dame près de Son Excellence? —
C'est ma femme, » répondit le ministre. Heureusement, quoique
toute jeune, son interlocutrice eut assez de présence d'esprit pour
répondre aussitôt : a Excusez-moi. Je vis presque co'iistamment
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LA SOaÉTÈ AUSTRALIENNE. 109
en province et n'avais pas eu l'honneur de la rencontrer. Je
serais heureuse de lui être présentée. » I/incident n'eut pasd*autre
suite que la présentation de deux personnes qui avaient, officiel-
lement, Fobligation de se connaitre, et qui, en fait, ne se sont
plus jamais revues.
Le monde politique était donc placé , pour ainsi dire, en
marge du vrai monde. Les hommes avaient entre eux des rela-
tions d'affaires ou so rencontraient dans les clubs; mais les
femmes ne se voyaient pas, tout au moins ne se recevaient
pas. Ce n'est pas l'orgueil de caste, — il n'y a rien de semblable
en Australie, — qui avait établi cette démarcation; c'est un fait
matériel, celui du recrutement du personnel parlementaire, pen-
dant les premières années du régime de Tautonomio.
Dans un pays neuf, non seulement il n'y a pas d'aristocratie,
mais il n'y a pas de gens inoccupés (sauf dans le monde dit des
cf travailleurs »). Les fortunes gagnées nont eu le temps ni sou-
vent la possibilité d'être mises à l'abri dans des placemens de
tout repos. Elles sont engagées dans les mômes entreprises qui
les ont produites ou daus des combinaisons réclamant une con-
stante surveillance. Or, la politique est fort absorbante. Par
conséiquent, en dépit de l'apparence paradoxale de Tasser tion,
on peut dire que les Australiens riches n avaient pas les moyens
de faire de la politique. Celle-ci d'ailleurs, en Australie comme
partout, ne récompense que médiocrement les ambitions désin-
téressées. Ceux qui s'engageaient dans les affaires publiques
étaient, en grande majorité, des hommes jeunes, pauvres et au-
dacieux, comptant pour rien ou peu de chose les distinctions
sociales et le charme des bonnes manières. Us se mariaient pour
ne pas être seuls et s épargner le souci des détails matériels de la
vie, quelquefois pour l'assistance pécuniaire ou morale que leur
pouvait offrir l'alliance d*une famille aisée, ou simplement au
hasard d'une rencontre. En somme, ils se mariaient, — je n'ose-
rais dire : mal, — mais maladroitement. Quand, à force de talent
et d'activité, ils étaient arrivés membres du Parlement, sous-
secrétaires d'État Ou ministres, leurs femmes navaient pu les
suivre dans leur ascension sociale, et, ne fréquentant pas un
monde où elles se fussent trouvées mal à l'aise, renonçaient aux
satisfactions d'amour-propre que les succès de leurs époux parais-
saient devoir leur assurer.
On devine les inconvéniens de cette anomalie. Si démocra-
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iiO REVUE DES DEUX HONDES.
tique que soit une nation, il est bon qu'il y ait contact et même
pénétration entre le personnel qui la gouverne et le milieu fri-
vole, mai§ point négligeable, qu'on appelle « le monde. » Il le
faut surtout lorsque ce milieu n'est pas encombré d'oisifs, et que
la plupart des personnes ayant reçu une bonne culture intellec-
tuelle en font partie.
Heureusement, depuis cette époque, diverses causes ont amené
des relations plus suivies entre la société mondaine en Australie
et le groupe des politiciens. En premier lieu, l'importance crois-
sante de ceux-ci, résultat de l'extension des attributions de
rÉtat. La carrière politique parait avoir séduit un plus grand
nombre d'esprits distingués et d'bommes capables de se pro-
duire ailleurs que dans les meetings populaires. Remarquons,
en passant, que le développement du parti dit ouvrier, en réalité
socialiste, dans les parlemens australiens, n'a pas retardé ce
commencement de fusion. Les élus des irades halls et des labour
eouncils font assez bonne figure auprès de leurs collègues des
autres partis. Il en est plusieurs qui, sans rien abandonner de
leurs programmes intransigeans, reconnaissent l'utilité de faire
des concessions de pure forme, et, sans le connaître, observent le
conseil donné jadis par le président Dupin : « Soyons citoyens, et
appelons-nous messieurs. »
Cet heureux rapprochement entre deux classes qui devraient
se confondre en une, est dû peut-être aussi aux voyages, tant
officiels que privés, accomplis en Angleterre par les personnages
politiques en vue de l'Australie, et souvent en compagnie de
leurs familles. On sait avec quel empressement le gouvernement
britannique saisit toute occasion d'appeler à lui ses chers colo-
niaux. Tantôt, c'est pour conférer avec eux de certaines affaires
« impériales, » tantôt pour les faire participer à des fêtes. Le
jubilé de la reine Victoria, l'approbation de la Constitution fé-
dérale, le couronnement de S. M. Edouard VII, ont été occasions
de ce genre. Les invités (ou délégués) sont reçus avec honneurs,
et mieux encore, avec amabilité, présentés au souverain, aux
princes, aux ministres de la Couronne, conviés à des suites de
dîners, bals et réceptions. Quand ils reviennent de ces expédi-
tions politiques et gastronomiques, ils ont beaucoup vu, entendu
et retenu. Ils ont compris, — ou mieux compris, — la place que
la société mondaine tient dans la nation et l'importance de la
hiérarchie sociale. Ils se souviennent d'avoir été comme enve-
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. ili
loppés, même un peu intimidés, par ce réseau de politesses ré*
giôes, d'usages compliqués, de nuances presque insaisissables et
qu'ils ont devinées impéràtives. S'ils avaient reçu cette impres-
sion en visitant un pays étrangefi ils l'eussent sans doute éciûrtée«.
mais, l'emportant de la mère patrie, elle devenait à leurs yeux
une utile leçon de choses, et les plus intelligens d'entre eux se
'sont proposé d'en faire leur profit.
Si l'effet de ces contacts avec une société aristocratique, élé-
gante ht raffinée, fut sensible sur l'esprit des hommes, combien
le fut-il davantage sur celui des femmes qui avaient accompagné
leurs maris ou leurs pères dans les salons de Windsor ou de
Buckingham Palace. Et si, pendant son séjour à Londres, le
ministre ou délégué colonial a eu Thonneur d'ôtre nommé
knight ou de recevoir la commanderie de Saint-Michel et Saint^
George, distinctions qui confèrent le titre envié de^tr et don-
nent ipso facto à son épouse celui plus envié encore de lady^
celle-ci, assurément, a dû considérer sous un jour nouveau ses
obligations sociales. Mrs X*** ne se devait qu'à sa famille.
Lady X*** se doit & son rang. Elle n'a pas manqué, sans doute,
d'en faire la remarque à l'heureux compagnon de sa vie, afin
qu'il 86 souvienne qu'il n'est pas seiilement sir y mais aussi et sur*
tout, le mari d'une lady, La nouvelle « dame » ne doute pas de
ses aptitudes à se faire dans le first sel une place distinguée. En
quoi elle peut avoir raison, car les étonnemens ressentis au
cours de son mémorable voyage dans le Old World se sont
déjà transformés en observations fines et justes. Les femmeîi
d'Australie, autant que celles de nos pays, possèdent en ces
matières des facultés d'assimilation qui s'éveillent au premier
appel de l'amour-propre.
III
Indépendamment des catégories ^e personnes déjà citées, il
existe en Australie une élite scientifique et artistique dont l'in-
fluence |)ourrait ôtre heureuse sur l'esprit, les goûts et les ha-
bitudes de la société. Mais cette sorte d'aristocratie intellec-
tuelle est peu nombreuse. Elle se compose d'érudits, d'artistes et
d'hommes de lettres, dont beaucoup sont distingués. Aucun,
cependant n'a, par une belle découverte ou UBe œuvre de pre-
mier ordre, acquis une situation éminente.
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-^■w^wm^
112 REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'ai pas suivi d'assez près le mouvement scientifique con-
temporain pour étire à même de préciser la part qu'y prend
TAustralie. J'ai rencontré dans ce pays des hommes instruits
dans toutes les branches, quelques savans professeurs, soucieux
de se tenir au courant des progrès et des études modernes.
Presque tous m'ont paru très attachés à leurs spécialités, doués
des facultés de méthode et d application, capables de répandre
l'enseignement supérieur parmi la jeunesse. Le plus grand
nombre étaient venus d'Angleterre et avaient l'intention d'y re-
tourner. J'ai visité des universités établies sur des bases bien
ordonnées, pourvues d'un matériel suffisant, fonctionnant régu-
lièrement, et dont les cours étaient suivis par une population
d'étudians des deux sexes, assez studieuse bien qu'indisciplinée.
J'ai parcouru leurs programmes. Ils répondent aux exigences
d'études d'un niveau élevé, tout en laissant l'impression d'être
plutôt arriérés en ce qui concerne l'histoire, les lettres et les
langues, et insuffisamment développés quant aux mathématiques
pures supérieures.
En dehors de ces établissemens d'instruction qui font, en
somme, honneur au pays, je n'ai aperçu aucun mouvement
scientifique et n'ai eu aucune connaissance d'encouragemens offi-
ciels ou privés en faveur des recherches scientifiques ou histo-
riques. L'Australie emprunte sa science à Londres, comme elle
y a emprunté ses usages, ses idées générales et le capital de sa
dette. Les sociétés scientifiques qui s'y sont formées vivent diffi-
cilement. Elles n'attirent pas la jeunesse et se recrutent surtout
parmi des hommes qui, arrivés au déclin de l'âge, aiment à
s'entretenir des choses qui ont occupé leur esprit pendant la plus
grande partie de leur existence.
A mesure que l'opinion publique appréciera mieux l'impor-
tance des sciences et des arts, cet état de choses s'améliorera.
Jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'effort dans cette direction. La
tendance actuelle est plutôt de développer les enseignemens pri-
maire et secondaire, lesquels sont déjà bien organisés et large-
ment dotés. L'enseignement technique (ou plutôt pratique, car
la science y occupe une très modeste place) est aussi en progrès.
Tout cela est louable, même nécessaire. Cependant l'Australie
ftievra bientôt, sous peine de rester en dehors du mouvement
intellectuel de l'humanité, plus vivement encourager les hautes
6pé4Culations de l'esprit. Voici plus d'un demi-siècle qu'ont été
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LA SOCIÉTÉ AUBTRALIENNE. 113
fondées les universités de Sydney et de Melbourne. Dans ces
grandes villes, foyers de la civilisation nationale, il n'y a ni
Académie, ni Institut, ni école des Beaux-Arts, ni École nor-
male supérieure. L'enseignement des langues mortes est peu
suivi. Celui des langues vivantes, limité au français et à l'alle-
mand, y est tellement insuffisant qu'on peut dire sans exagérer
qu'il n'existe guère que sur les programmes. Seule, la langue
française, grâce aux persistans efforts de V « Alliance française, »
tient une certaine place dans les études, notamment dans celles
des jeunes filles. Mais on la considère comme un art d'agrément,
une superfluité élégante ; et, au surplus, toute étude ne rentrant
pas dans le cadre des nécessités professionnelles est à peu près
dans le même cas.
Les Australiens, s'il en est qui lisent ces lignes, accepteront
peut-être, de bonne grâce, les observations que je viens de ré-
sumer. Il serait imprudent de penser qu'ils accueilleraient avec
la même bienveillance des remarques analogues touchant les
qualités artistiques de leur nation. Si enveloppée de réserves que
soit une opinion sincère émise à ce sujet, elle se heurtera à
d'honorables mais excessives susceptibilités, car les expressions :
l'art australien, la littérature, la poésie australiennes, sont
d'usage courant dans le pays. Ingres avait la prétention d'être
un . violoniste de première force. Rossini, dit -on, tolérait une
observation sur sa musique et n'en admettait point sur son talent
à faire le macaroni. L'art est le « violon d'Ingres » des Australiens.
C'est que, s'intéressant médiocrement à la science, ils ont, au
contraire, un penchant marqué pour les manifestations artis-
tiques (ou supposées telles), surtout sous la forme du théâtre et
de la musique. Les théâtres sont nombreux, dans les grandes
villes d'Australie ; et quoique la population urbaine réside en
majorité dans les faubourgs, les salles de spectacles sont
presque toujours combles. Il y a relativement peu de Music
halls. Dans les vrais théâtres, on donne rarement l'opéra, faute
d'artistes suffisans, souvent l'opérette, et, à l'habitude, des comé-
dies de mœurs ou de terribles mélodrames. La mise en scène est
toujours soignée, ainsi que les costumes. Toutes les œuvres
représentées et les artistes en vedette viennent de Londres, et
quelquefois des troupes complètes, accompagnées des décors et
du matériel nécessaires.
La musique, sous toutes ses formes, tient une grande place
TOMI XXXY. — 1906. A
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114 AEYUB DES DEUX MONDES.
dans les distractions de la société australienne. Ici, il est bon de
citer des chiffres pour être cru.
Je lis dans le Bulletin de la Chambre de commerce fran-
çaise en Australie qu'on y a importé, en 190i, 9102 pianos et
1 735 harmoniums. Je passe la statistique concernant les autres
instrumens. Total : 10837. Multipliez ce nombre par la durée
normale d'un piano, puis répartissez le produit sur quatre mil-
lions d'habitans, après déduction des enfans, des personnes
&gées, infirmes ou malades, des soldats à la caserne, des pauvres
diables sans ressources et sans gîte, etc., le résultat donnera la
mesure de la mélomanie des Australiens. Un peuple qui pos-
sède une telle quantité d'instrumens de musique, — pour son
plaisir y — est excusable de se croire, au moins en cette ma-
tière, doué d'une aptitude au-dessus de la moyenne. Je le veux
bien admettre; cependcmt l'Australie n'a produit jusqu'ici
aucun grand compositeur. Les Australiens ne sont encore que
les fidèles du culte d'Euterpe et de Polymnie. Ils y assistent et
n'y sacrifient pas.
Il est donc permis de se demander si cette passion ne peut
s'expliquer, dans une certaine mesure, en observant que, dans les
réunions mondaines, la musique dispense des fatigues d'une
conversation prolongée. L'hypothèse est vraisemblable. L'Austra-
lien, comme l'Anglais, possède la charmante qualité de ne pas
être intrusive (indiscret). Il ne vous entretient pas de vos affaires
et, moins encore, des siennes. En sorte que, de personne à per-
sonne, les questions sont limitées à des sujets qui ne doivent
pas être intéressans. Du mouvement artistique et littéraire, il
ne connaît, et vaguement, que celui de l'Angleterre, d'ailleurs
peu attif. La philosophie, l'histoire, la religion, lui paraissent
d'un abord sévère et d'une étude difficile. Les anecdotes « lé-
gères » sont proscrites. Quant au jeu des répliques sur des sub-
tilités, dont nous abusons en France, il y est inhabile. Sans
manquer à' humour^ il n entend rien à l'ironie; elle lui déplaît
d'autani plus qu'il distingue mal l'ironie mordante de la plaisan-
terie inoffensive. La causerie n'a donc que peu de ressources ;
en sorte que la musique, qui nïmpose pas toujours le silence
aux auditeurs, mais l'autorise, apporte dans les salons austra-
liens l'agrément et le repos tout à la fois. Ceci n'est qu'une
supposition.
On entend souvent^ en Australie, d'excellente musique. Les
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 115
meilleurs exécutans sont, en général, des artistes étrangers ;
mais il y a de brillantes exceptions. Partial en faveur des enfans
du pays, le public leur prodigue aisément des ovations enthou-
siastes. Moins facile aux artistes européens, il ne leur refuse
pourtant pas ses bravos si leur mérite est incontestable, et
moyennant trois conditions : il faut qu'ils soient notés comme
étoiles de première grandeur, confirmés dans cette possession
d'état par les réclames des journaux locaux, et d'une inépuisable
complaisance à l'égard des bis et des encore. En ces dernières
années, les Australiens ont acclamé Paderevski, Mark Hambourg,
M™* Antonia Dolores, M"*' Albani et quelques autres. M"* Melba
seule a obtenu d'eux les trépignemens et le délire, parce que
son beau talent est une gloire australienne.
Le goût des arts silencieux est, en Australie, moins répandu
que celui de la musique. Chaque grande ville possède néanmoins
une Société de peintres et de sculpteurs, donc une exposition
annuelle. Sydney jouit même de deux sociétés et de deux exposi-
tions, comme Paris. Les jburs qui suivent l'ouverture du Salon
sont assez animés. On va chercher là des sujets de conversation.
Quelques dames ont adopté la coutume d'y offrir le thé à leurs
amis, d'où résulte un petit supplément de recettes. Les journaux
publient de copieux comptes rendus, dans une note toujours
bienveillante et trop souvent admiratrice. Avec l'aide des encyclo-
pédies et autres ouvrages de références, ils s'appliquent à faire
preuve de leurs connaissances dans l'histoire de la peinture et la
technique du métier. Les toiles sont convenablement disposées.
L'État en achète quelques-unes, à des prix plutôt élevés, pour
VArt Gallery de l'endroit ; et c'est fini jusqu'à l'an prochain.
La moyenne de ces expositions est faible, parce qu'on y
admet presque toutes les œuvres présentées. Une sélection sé-
vère laisserait en évidence quelques bons tableaux. Le souci de
roriginalité et la tendance à rechercher des effets sentimentaux
sont trop marqués. J'ai vu, néanmoins, dans ces expositions, des
paysages reproduisant avec un sentiment juste le caractère mé-
lancolique et rude des campagnes australiennes ; aussi quelques
portraits, traités avec adresse, plus ressemblans que vivans. Les
artistes australiens ont peine à rendre les images gracieuses,
douces et simples. L'absence de peinture religieuse surprend
dans un pays où les libres penseurs sont rares et dont le quart
de la population est catholique.
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'art pictural australien doit se manifester un jour avec
4clat, ce seront les paysagistes qui lui montreront le chemin.
Jusqu'à présent, on n'aperçoit aucune trace de ce qui pourrait
faire pressentir la formation d'une école.
i-es peintres australiens, pour ne produire que des. œuvres
toift au plus estimables, ont une excuse : l'incompétence du mi-
lieu où ^ils travaillent. En écoutant les propos naïfs que le pu-
blic échange devant leurs toiles, on éprouve de la commiséra-
tion pour les natures héroïques qui persévèrent dans des
conditions aussi ingrates et on s'explique le découragement des
autres.
De la littérature et de la poésie australiennes, je ne peux
rien dire, car j'ignore presque entièrement l'une et l'autre,
malgré mon long séjour dans ce pays. Ce sont des personnes
dont le bagage est léger et qu'on ne rencontre pas souvent sur
sa route. Certains journaux en disent du bien. Mais l'anonymat
étant do règle dans la presse britannique, ces articles ne sont
pas signés. Cela est de peu d'importance, s'il ne s'agit que de
politique ou de reportage. Il n'en va pas de même pour la
critique, dont la valeur emprunte beaucoup à l'autorité de la
signature. Aussi les comptes rendus littéraires des feuilles
australiennes, en renseignant sur les intentions aimables d'un
journaliste inconnu, ne suffisent pas à faire apprécier les mérites
d'une œuvre et à inspirer le désir d'en prendre connaissance.
Je n'ai guère vu dans les bibliothèques privées que des
ouvrages d'auteurs anglais. La littérature australienne m'a donc
paru jouir dans son pays du genre de notoriété que nous accor-
dons à certains écrivains disparus. Vauvenargues, Nicole, l'abbé
Raynal, Patin, et bien d'autres, ont quelque renom en France,
quoiqu'on ne les lise plus guère. Comme eux, mais entrés de leur
vivant dans la postérité, les auteurs australiens sont célèbre.<î,
en Australie, où on ne les lit pas plus que nous ne lisons Vauve-
nargues. Peut-être les lira-t-on plus tard.
Ainsi l'élément artistique et littéraire, de même que la haute
culture scientifique, ont peu d'action sur la société australienne,
le personnel politique commence seulement à s'y introduire,
l'aristocratie do naissance n'y existe pas, celle de l'argent n'est
pas assez riche pour imposer ses fantaisies et ne l'a point tenté.
Cette société, sans direction et sans traditions, cherche sa voie.
En attendant, elle reste attachée aux routines importées de la
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 117
mère patrie, lesquelles ne sauraient toutes lui convenir, et, faute
d'initiative, se meut dans un petit cercle d'amusemens toujours
les mômes. Le goût du mouvement, favorisé par le climat, la
préserve un peu de lennui, mais non de la banalité.
Le^mpérament australien est trop actif pour se satisfaire du
ces distractions monotones. On voudrait faire mieux. Mais pour
corriger un défaut, il faut d'abord le reconnaître ; et Torgueilesl
là, l'inabordable orgueil des timides. Beaucoup de personnes,
surtout des femmes, et, parmi celles-ci, les plus distinguées,
déplorent l'illogisme et la tyrannie des habitudes imposées par
la coutume. Elles écarteront cependant la discrète observation
d'un étranger qui se permettrait d'exprimer ouvertement le même
avis. Admettre que la stricte copie des usages britanniques n'est
peut-être pas ce quïl y a de meilleur partout au monde froisse
en elles des sentimens intimes.
Sous ce rapport l'Australie est restée très britannique. C'est,
en effet, une des particularités saillantes de l'esprit anglo-saxon,
— comme de l'Islam, — de ne pas se modifier selon les exi-
gences de milieux nouveaux. Transplanté sous un autre ciel,
l'Anglais continue de suivre les mômes habitudes. Il construira
les mômes maisons que construisirent ses aïeux sous les brumes
de la Tamise et de l'Ecosse, s'y nourrira des mêmes viandes,
consommera les mêmes boissons. En un mot, il ne changera
rien à ce qu'il est accoutumé de faire. 11 est persuadé qu'il
existe seulement deux conceptions de la vie : l'anglaise, qui est
bonne, et la non anglaise, qui ne l'est pas. Cette pétition de
principe le conduit à une sorte d'insociabilité internationale
contrastant singulièrement avec ses grandes qualités privées. On
ne peut, en effet, contester que les Anglais soient, en général,
cordiaux, hospitaliers, de relations sûres, amis fidèles et obli-
geans.
En ce qui concerne l'Australie, les beaux résultats obtenus
pendant la période de premier établissement, par le décalque pur
et simple des procédés britanniques, ne prouvent pas en faveur
de leur excellence. La lutte contre des difficultés matérielles ne
réclame qu'une énergie soutenue. Les pionniers de ce nouveau
monde possédaient celte qualité, et les profits de Texploitation
d'un sol encore vierge les en ont bientôt récompensés. Mais l'or-
ganisation d'un peuple naissant, l'orientation qu'il doit prendre
sa collaboration & l'œuvre générale de la civilisation, offrent des
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118 REVUE DES DEUX MONDES.
problèpres d'une plus vaste complexité. Peut-être a-t-on perdu
do vue en Australie qu'il s'agissait d'une expérience non encore
faite, puisque c'est la seule colonie de peuplement que la Grande-
Bretagne a créée sous un climat très différent du sien et sans
qu'aucune autre nation lui ait préparé la voie, comme le fit la
France au Canada pendant environ deux siècles.
C'est ainsi, par exemple, que la fameuse théorie dont la for-
mule est « White Australia » et dont Tobjet est d'écarter du pays
les élémens étrangers, ne dérive pas seulement nie l'intention de
maintenir les salaires de la main-d'œuvre locale à un taux arti-
ficiellement élevé. Elle procède aussi d'une absolue confiance
dans les procédés importés d'Angleterre et qu'une coopération
étrangère pourrait modifier; et c'est pourquoi elle a les sympa-
thies de la majorité de la nation. L'atavisme, et surtout celui de
race, a des raisons, paraît-il, que la raison ne connaît pas, car
dans un pays en mesure de nourrir facilement une population
décuple de celle qui l'habite, il y aurait profit certain à faire
couper la canne à sucre par des Canaques, percer les routes et
cultiver les légumes par des Chinois, laisser les emplois de la
domesticité à des Indiens, etc. L'Australie a tous ces gens-là,
pour ainsi dire, sous la main, et est à même d'en régulariser, à
son gré, l'immigration. Mais on préfère rester entre soi et tout
faire soi-même. Moins bien et plus cher, il n'importe. L'homme
blanc, au lieu de s'élever au niveau des fonctions supérieures
qui lui seraient nécessairement réservées et qu'une mise en
œuvre plus active des immenses ressources du pays multiplie-
rait, est abaissé à celui de fonctions inférieures à son intelli-
gence et à ses aptitudes.
Nous constatons donc, dans le monde austral, un nouveau et
double contraste qui ne s'observe, aussi frappant, nulle part ail-
leurs. L'un, celui de la conscience de la supériorité de la race
britannique sur les autres races, et spécialement sur les races de
couleur, avec la crainte qu'elles inspirent, allant, pour ces der-
nières, jusqu'à leur exclusion radicale. L'autre, — anomalie
inquiétante, — est celui de la valeur intellectuelle et morale des
salariés comparée avec la nature des fonctions remplies par le
plus grand nombre d'entre eux.
L'ouvrier et le paysan australiens sont, en moyenne, d'esprit
ouvert, d'instruction générale au-dessus de leur condition. Cela
se remarque davantage à mesure qu'on prend contact avec les
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LA SOQETÉ AVSTRAflENrnS. 119
popiilaCions des villes peu importantes et celles des districts éloi-
gnés de la côte, parce qu'on ne s'attend pas à y rencontrer une
curiosité intelligente, et déjà avertie, des choses qui paraissent
en dehors des préoccupations des gens du peuple. Il n'est pas
douteux que les sacrifices faits depuis une quarantaine d'années
par les gouvernemens des colonies australiennes (aujourd'hui
Etats) pour répandre l'enseignement ont porté leurs fruits. Non
seulement la nation est plus instruite, mais le désir de l'instruc-
tion s'est propagé. Le goût de la lecture est général, même celui
des lectures sérieuses. Si la culture des classes supérieures n'est
pas tout à fait à la hauteur qu'elle a atteinte en Europe, celle
des classes modestes et surtout des classes dites laborieuses y
atteint un niveau qui m'a paru plus élevé. Quant à la moralité
générale (dont on ne peut juger qu'après un assez long séjour),
elle est sensiblement supérieure, dans l'ensemble de la popula-
tion, à celle des peuples occidentaux. On est donc surpris de voir
la majorité de la nation employée, faute des auxiliaires qu'elle
repousse obstinément, h des travaux de force ou de patience,
mécaniques, parfois répugnans, mais nécessaires, qui ne récla-
ment ni intelligence ni technique de métier, et font de l'homme,
pendant huit heures chaque jour et cinq jours par semaine,
une machine de production médiocre, fragile, peu régulière, et
pourtant coûteuse. ^
Depuis que la réglementation du travail, instituée sous la
pression des ouvriers, s'est développée en Australie, l'initiative
personnelle du travailleur a été réduite de plus en plus, jusqu'à
disparaître. Le contraste s'est accentué. On comprend, dès lors,
ce qu'il y a de justifié dans les prétentions du salarié. Un gâcheur
de plâtre australien dira : « Ma journée vaut bien huit shillings, »
et il aura presque raison. Sa journée pourrait valoir huit shil-
lings, s'il y employait ses aptitudes et son intelligence; mais
comme il l'occupe à gâcher du plâtre, son travail ne vaut pas
huit shillings; et ce n'est que son travail qu'on achète.
Les Australiens furent donc et sont encore en présence d'un
problème dont les données principales et constantes (la grandeur
du territoire, la situation géographique et la nature du climat)
ont été par eux négligées. Ne sachant ce qu'il fallait faire, ils ont
fait ce qu'ils savaient. En quoi, il y a apparence qu'ils se sont
trompés, parce que, pour produire quoi quece soit, il ne suffit pas
de faire un eifort| il faut le faire dans le ùtns de la production.
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120 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai entendu répondre, alors que se discutait cette question :
« Nous sommes contens tels que nous sommes. N est-ce pas le
principal? » C'est un point tlu vue d'un ordre^peu relevé et qui
ne s'accorde pas avec la noble prétention de fonder une nation
modèle. Au surplus, les difficultés politiques et financières dont
l'Australie commence à peine à se relever, grâce aux magni-
fiques récoltes des quatre dernières années, n'indiquent pas que
tout y aille pour le mieux. Le contentement est loin d'être gé-
néral, et ne saurait l'être. L'immigration est arrêtée, l'exoédent
des naissances sur les décès tend à diminuer, les capitaux sont
timides, aucun des grands travaux en projet depuis la Fédéra-
tion n'a été entrepris, le régime parlementaire est faussé par la
coexistence de trois partis entre lesquels un accord sincère est
impossible et la cherté de la vie a crû parallèlement à la hausse
des salaires.
L'aimable gaieté du caractère australien ne saurait dissi-
muler un malaise profond et la satisfaction des aspirations natio-
nales doit être ajournée à des temps meilleurs.
IV
(^tte digression ne nous a pas trop écartés de notre sujet. De
même que le pays s'est organisé par Tapplication de méthodes
rigoureusement britanniques, les usages et les préjugés qui
règlent les relations sociales s'y sont établis et s'y perpétuent
par la simple répétition des gestes connus et convenus, exécu-
tés avec une régularité quasiment automatique. L'esprit d'inno-
vation et celui d'adaptation aux conditions du milieu en sont
absens.
Monter sa maison sur un pied convenable, y réunir quelques
personnes élégantes portant les toilettes de la saison, les occu-
per d'un peu de musique ou faire danser les jeunes filles, gar-
der ses hôtes jusqu'à minuit en les laissant partir sans qu'ils
regrettent d'être venus, faire insérer dans les journaux des
comptes rendus déclarant que votre souper était exquis, que
M. A*** a joué dans la perfection, que miss B*** a chanté déli-
cieusement, que lady C*** était charmante en rose et Mrs D***
mieux que jamais en gris perle..., c'est ce que les premiers
venus, autrement dit les derniers « arrivés, » obtiennent en
tout pays et à coup sûr avec un peu de tact, pas trop de parci-
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNB. 121
monie et le concours de quelques complaisances choisies. Cela
n'a qu'un rapport d'apparence avec l'art délicat, réclamant tant
de préparations, d'ingéniosité, d'initiative, ime si exacte con-
naissance des situations, surtout des valeurs individuelles, qui
est celui de former un salon et d en faire un organe d'influence
mondaine. Cet art, en Australie, est, comme les autres, à ses
débuts. Il est vrai que la société australienne n'existe guère que
depuis deux générations : on doit lui faire crédit. D'autre part,
elle est en présence d'une grosse difficulté, suffisante pour faire
échouer les plus intelligentes entreprises. C'est l'esprit égali-
taire de la population. Il engendre des prétentions et des sus-
ceptibilités excessives, et se place en directe opposition avec les
nécessités des relations mondaines, celles-ci ne pouvant se fon-
der que sur des nuances et des distinctions.
Pour éviter des froissemens, on est ainsi amené à sacrifier
ses préférences et à se couvrir de l'autorité des situations
acquises ou acceptées. On se fait donc un entourage des gens
qu'on croit qu'il faut inviter ; c'est-à-dire qu'on s'incline d'avance
devant la critique d'autrui. C'est elle qui fait votre liste, et cela
suffit pour qu'un élément anti-sociable se soit introduit dans la
maison. Pourquoi les réceptions officielles sont-elles froides,
partout, même en France où l'étiquette n'est pas bien sévère? La
moyenne des gens qui composent ces réunions n'est pas infé
rieure, par la culture et la bonne tenue, à la moyenne de ceux
qu'on rencontre dans des salons fort agréables. C'est qu'ils sont
là en vertu d'un droit, et non. d'un choix. Une femme intelli-
gente, — si e\le n'a d'autre objet en vue que d'avoir une maison
recherchée —, sait que ses préférences seront son meilleur guide
dans le choix de ses relations. Ainsi, les personnes qu'elle invi-
tera seront justement celles qu'elle doit inviter, parce qu'il y
aura déjà entre elles un lien nécessaire, celui qui rapproche les
unes des autres les affinités d'esprit, de goûts, de manières, que
la maîtresse de céans partage ou qui, tout au moins, l'intéres-
sent. Il s'y trouvera probablement aussi des équivalences et des
similitudes de situation. Ce sera pour le mieux; elles facilite-
ront les rapports, mais parce que leur rencontre aura été, en
quelque sorte, l'effet d'un heureux hasard et non d'un classc-
snent imposé par une règle ou un usage.
Ce procédé si naturel ne semble pas pouvoir être employé en
Australie. Il y provoquerait des tempêtes. Il en résulte que bpuju
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122 REVU! DES DEUX MONDES.
coup de personnes aisées, même riches, renoncent à recevoir,
qui le feraient volontiers si elles le pouvaient faire à leur gré.
Quant aux autres, hors de la stricte intimité, elles invitent, une
ou deux fois Tan, plus de monde que la maison n'en peut con-
tenir, ou bien louent un hall public et y donnent un bal. Elles
ont ainsi la tranquillité jusqu'À la saison prochaine.
Les five o'clock pourraient favoriser les sélections. Certaines
Parisiennes ont réussi à reconstituer leurs salons que l'invasion
cosmopolite avait un peu compromis, en utilisant par d'adroites
manœuvres cette importation d'outre-Manche. Le five o'clock
permet de recevoir sans inviter. Il suffit que tout le monde soit
prévenu, de manière ou d'autre, et il y a mille façons de pré-
venir. Avec un peu de patience et de jugement, on arrive ainsi
à éloigner doucement les importuns et à garder ses amis sans se
faire trop d'ennemis. Pour ces sortes de réceptions, la difficulté
en Australie serait d'y amener les hommes. Les Australiennes
aiment à s'habiller et s'habillent bien. Aucune abstention n'est
donc à craindre de leur part. Mais les gentlemen de ce pays se
refusent énergiquement à faire des visites. Pourquoi aller pren-
dre une tasse de thé chez M""' X***, quand on n'est pas lié par
une invitation formelle? Le gentleman croit avoir mieux à faire.
En tout cas, il n'ira pas, parce que cela l'ennuie. Aussi voit-on
les femmes faire toutes leurs visites sans leurs maris, les jeunes
filles le plus souvent sans leurs mères, mais presque jamais les
maris n'en font, ni sans ni avec leurs femmes, non plus que les
célibataires. Pour voir ces messieurs, il faut aller les chercher à
leurs bureaux, au club, aux courses, ou les inviter à dîner. Il
est donc malaisé de tirer parti des five o'clock, et en résumé, les
réceptions de tout genre dans la société australienne utilisent
assez mai les élémens dont elle se compose.
Le peu que je viens de dire du sexe fort en Australie pour-
rait faire croire qu'il manque de tenue et d'urbanité. C'est une
appréciation donnée par quelques voyageurs, trop prompts à
généraliser. A la vérité, l'Australien qui peut prétendre à l'épi-
thète de gentleman n'aime pas le monde; de plus, il manque
souvent de mesure, aussi bien dans sa courtoisie que dans ses
négligences. Je n'ai remarqué en aucun pays, de la part des
hommes, autant de variations dans les signes extérieurs de la
politesse vis-à-vis des mêmes personnes et dans des circonstances
semblables. C'est un embarras pour les étrangers, que tantôt on
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Ijl^^^i'^'"
LÀ SOQÉTÉ AUSTRAUENNE. 12)
laisse dans un coin et tantôt on traite avec grande aménité, saas
qu'une différence aussi marquée soit explicable. De Ih procèdent,
jesuppose, les critiques exprimées sur les manières des Austra-
liens.
Mon impression est que leur attitude parfois un peu rude est
rarement intentionnelle. Elle résulte souvent de l'ignorance de
ce qu'il faudrait faire ou dire dans Tpccasion ou même d'une
timidité naturelle. Tandis que les marques de cordialité ou de
déférence sont assurément voulues. Le gentleman australien est
très sensible au reproche d'impolitesse, ce qui prouve qu'il tient
à ne pas le mériter. J'ajouterai qu'on rencontre peu en Australie
le type de grosse jovialité encore assez répandu en Angleterre,
et moins encore la traditionnelle raideur britannique, qu'on
prend souvent pour de la morgue quand elle n'est que A% la ré-
serve, et qui néanmoins glace les sympathies.
La cordialité australienne est simple et comme éclairée d'un
rayon de bonne humeur. Dans le monde, l'Australien garde une
tenue correcte et, à cet égard, les comparaisons qu'on pourrait
faire tourneraient plutôt à son avantage. Si, dans sa prime jeu-
nesse, il était aussi bruyant, encombrant, irrespectueux et sans
gène que le sont aujourd'hui ses jeunes enfans, il n'en a que
plus de mérite. Peul>-être ceux-ci deviendront-ils à leur tour de
parfaits gentlemen. Un puissant effort de self-control y sera né-
cessaire.
La société australienne, ne pouvant satisfaire ses besoins
^'activité dans les relations purement mondaines, s'occupe sur-
tjouX de sports et d'associations. Le nombre de celles-ci, — so-
ciétés, clubs, compagnies, ligues, comités, réunions, — for-
%iées indépendamment des affaires et pour les objets les plus
"pariés, est hors de proportion avec le chiffre des habitans, aussi
Aien qu'avec l'importance de leurs moyens d'action. La tendance
% créer des collectivités dans des buts honorables est excellente
«n soi, mais l'abus des choses excellentes n'est jamais excellent.
Or, chaque ville d'Australie est une forêt de petites chapelles
bienfaisantes , sportiques , philanthropiques , philosophiques,
artistiques, éducatrices, moralisatrices. Vintrusivism^ banni des
xapports individuels, prend ici sa revanche. Dans chacun de ces
groupes, on travaille à développer, chez les autres, ce qu'on
croit bon ou à détruire ce qu'on y trouve mauvais.
Un humoriste australien, plaisantant cette manie de régenter
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' '-* '^J [ifllL
d24 REVUE DES DEUX MONDES.
le prochain, a suggéré l'idée de fonder une Nullifying Society ^
dont l'objet eût été de canaliser ce torrent de bonnes intentions,
et la devise : « Mêlez- vous de vos affaires. » Il prétendait que si ce
zèle ne se calme, l'heure est prochaine où on ne pourra ni fumer
un cigare, ni boire un verre de whisky, ni rire ni flirter, où il
sera ordonné de se coucher avant neuf heures, de porter un cos-
tume rationnel et réglementaire, enfin de ne lire que les ouvrages
autorisés par la « Société pour la propagation de l'ennui. »
Au nombre de ces associations, il en est qui, n'ayant en vue
que la bienfaisance, rendent de précieux services. Les dames y
jouent un rôle fort actif, et ce sont elles qui organisent les bals,
concerts, ventes de charité, loteries, représentations théâtrales,
quêtes, etc., au profit desdites œuvres. Cela n'est pas particu-
lier à l'Australie ; mais nulle part on n'en trouve une floraison
aussi toufi'ue et persistante. Ces réunions ne donnent de. profils
appréciables qu'aux associations déjà fortement constituées et
sont inutiles à la société mondaine parce qu'elles mettent en
contact des personnes de milieux trop diff'érens et seulement
une ou deux fois chaque année pour la môme œuvre. L'hono-
rable mendicité qui alimente ces institutions a pour résultat de
« taxer » sévèrement les personnes en état de faire la charité, et
cela n'est pas un mal, quoiqu'il y ait excès de sollicitations.
Mais les dépenses d'administration et d'arrangement de toutes
ces petites fêtes absorbent la plus grande partie des recettes. Il
semble donc que ce soit beaucoup de mouvement et de fatigue
pour peu de chose. La concentration de ces minuscules orga-
nismes en un nombre modéré de grandes sociétés d'assistance
dans chaque État australien ferait peut-être plus pour les pauvres
que la dispersion de tant de bonnes volontés.
Quant aux sports, ils sont la grande affaire des Australiens.
Les deux sports favoris sont le cricket et les courses. On parie
•peu, — m'a-t-on assuré, — sur les matches de cricket. C'est une
passion désintéressée, mais violente. Les courses, au contraire,
n'existent que par et pour le betting.
Si un match sensationnel de cricket, soit une finale ou Aus-
traita v, Englandy est donné quelque part, les façades des mai-
sons occupées par les grands journaux sont couvertes d'immenses
pancartes, montées sur des échafaudages. Les noms des joueurs
y sont inscrits, et les phases du jeu signalées par le télégraphe,
immédiatement indiquées. Jusqu'à la fin de la partie, une foule
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 125
énorme stationne devant ces écriteaux, les regards fixés sur les
chiffres, échangeant des remarques, des pronostics. Dans la rue,
les tramways, les chemins de fer, les clubs, les salons aussi, on
ne parle que du cricket match. L'attention de tout un peuple est
fixée sur lui. Les résultats en sont commentés longuement dans
les feuilles publiques. L'intérêt qu'on prend en Australie aux
maiches de cricket dépasse celui que nous accordons aux grandes
courses d'automobiles, bien que celles-ci soient le stimulant d'une
industrie de premier ordre, tandis que le cricket ne se rattache
à rien de pratique. Il est pourtan^considéré par des esprits dis-
tingués comme ayant une importance s'étendant jusqu'à la poli-
tique. En 1895, lord Jersey, qui venait de quitter le gouverne-
ment de Nouvelle-Galles du Sud et est encore une personnalité
éminente du Royaume-Uni, n'hésitait pas à déclarer que les
matches de cricket entre Anglais et Australiens concouraient à
resserrer les liens impériaux.
Il y a là un phénomène psychologique inexplicable à nos
intelligences continentales ; d'autant plus surprenant que ce jeu
très technique, compliqué, réclamant un entraînement prolongé,
est dépourvu de toute animation, étant joué par vingt-deux per-
sonnes, dont deux seulement sont ensemble en action.
Si l'engouement extraordinaire des Australiens pour le cric-
ket reste mystérieux dans ses causes, les conséquences de la pas-
sion de la jeunesse pour ce sport et pour quelques autres, tels
que le football et le rowing, ne sont que trop sensibles. Le goût
de l'exercice en plein air, si digne d'encouragement, a fait place
à l'étude de la science spéciale à chaque sport. Celle-ci a envahi
toutes les maisons d'éducation. Le but des jeunes gens n'est plus
de s'amuser entre eux et de se développer physiquement, mais de
faire gagner à leur équipe telle course ou telle partie où ils seront
en compétition avec un autre club (car les collégiens sont, pour
ces objets, organisés en clubs). Ils se livrent en conséquence à
un entraînement sévère qui, après chaque séance, les renvoie
fatigués à leurs classes. Là, devant leurs livres et leurs cahiers, à
quoi pensent-ils? sinon à ce qui a surexcité leur amour-propre,
aux péripéties de l'essai qu'ils viennent de faire, à celui qu'ils
feront demain, aux procédés techniques de leur sport, aux records
déjà battus. Cela est certainemenl à leurs yeux d'un intérêt plus
vif et surtout plus immédiat que les équations algébriaues ou le
De amicitia.
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126 REVUE DES DEUX MONDES.
L'abus dn sport est Tune des causes de la faiblesse des études
secondaires en Australie. Elle est une des réponses à la question
qui y a été récemment posée : Are our boys degenerating ? Elle
en est peut-être la principale ; car, ainsi que je Tai dit plus haut,
l'enseignement est donné dans de bonnes conditions, et l'esprit
australien, bien qu'un peu lent, a des facultés d'assimilation et
d'application plus que suffisantes.
Cet abus présente un autre danger, celui de déformer la plus
belle moitié de la population. L'autre moitié est, au point de
vue plastique, moins intéressante, car un gentleman peut avoir
sans inconvénient pour sa carrière ou sa position sociale, de
grands pieds et de grosses mains. Mais le développement des
extrémités est une disgrâce pour les dames. Or, la nature impar-
tiale distribue aux enfans, sans distinction de sexe, les défauts
physiques de leurs pères. Il serait fâcheux de voir disparaître les
petits pieds et^ les jolies mains qu'on rencontre encore en Aus-
lie, et cela ne pourrait manquer de se produire en deux ou trois
générations si la manie du crocket et du foot-ball continuait â y
sévir avec la môme intensité.
Les courses de chevaux n'ont pas les mêmes inconvéniens,
et elles provoquent là comme en France'et en Angleterre un
gr^d déploiement de toilettes et de luxe. Les plus importantes
épreuves hippiques sont parfaitement organisées en Australie.
Il en est de si populaires qu'elles prennent le caractère et Tarn-
pleur de fêtes nationales. Les Australiens prêtent d'ailleurs peu
d'attention aux commémorations officielles. Pendant la semaine
où se court la Cup^ la population de Melbourne est presque
doublée, et notre Grand Prix de Paris est loin de posséder la
même puissance d'attraction. Le mouvement créé par le Cup
day est presque irrésistible. En voici une preuve :
Le l*' novembre 1894, l'empereur Alexandre III, beau-frèpe
de la reine d'Angleterre actuelle, alors princesse de Galles, étant
mort, la cour de Saint-James prit le deuil pour un mois. Les
gouverneurs des colonies australiennes en furent avisés par
dépêche. Le 3 novembre, des salves de canon furent tirées à Mel-
bourne, Sydney et dans les autres capitales coloniales, et les dra-
peaux mis en berne. A Melbourne, on se trouvait dans la race
week (la semaine du Cup day). Suivant l'usage, lord Hopetoun,
gouverneur de Victoria, avait préparé deux grands bals. Les
gouverneurs des autres colonies, présens à Melbourne, devaient y
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIBNNB. 127
assister; deux mille invitations avaient été lancées. La mort du
Tsar, survenue au début de ces réjouissances, dérangeait tous les
plans. Ajourner les courses, il n'y fallait pas penser. C'eût été un
défi & la passion populaire. Un instant, on eut l'idée de suppri-
mer les bals. Mais alors, que de désillusions! Partant, que de
critiques! Les ministres furent sans doute consultés. Peut-être
le Foreign Office donna-t-il son consentement. Ce qui est cer-
tain, c'est que lord Hopetoun n'osa pas décommander ses fêtes ;
et, le 5 novembre, quatre jours après la mort de l'Empereur, on
dansait au palais du gouvernement. Lord Hopetoun ouvrait le
bal en un quadrille d'honneur (le vice régal seiy dit-on là-basj
où figuraient les gouverneurs de Nouvelle-Galles du Sud, de
l'Australie occidentale et de Tasmanie, lady Hopetoun et plu-
sieurs autres charmantes ladies, plus officielles les unes que les
autres. Seuls, les membres du corps consulaire s'étaient abstenus,
par égard pour leur collègue de Russie.
La presse continentale a relevé l'incident, en attribuant au
gouverneur une intention discourtoise qu'il était incapable d'avoir.
L'anecdote montre seulement l'importance du Cup day en Aus-
tralie, en même temps qu'il souligne l'extrême complaisance des
gouverneurs à s'incliner devant les désirs ou les fantaisies du
peuple.
Les courses contribuent donc à donner un élément d'activité
^t une impulsion d'élégance à la société australienne. Malheu-
reusement, elles propagent le vice du jeu dans la nation, au
delà, — ce n'est pas peu dire, — de ce qu'on voit en France.
Ou n'a pas osé instituer en Australie le totalisator (pari mutuel),
par crainte d'encourager les joueurs. Mais l'exploitation colos-
sale à laquelle se livrent les bookmakers ne les décourage en
aucune façon et les lois édictées pour la suppression des agences
de paris sont impuissantes k enrayer le mal.
Il est curieux d'observer que, dans ce pays:où le sport hippique
tient une place si considérable, l'équitation est délaissée. Le che-
val, hors des courses, n'y est employé qu'au transport. Les fac-
teurs de la poste sont à cheval, les squatters des prairies par-
courent leurs stations à cheval, les propriétaires ruraux inspectent
leurs cultures à cheval, mais la rencontre d'un cavalier ou d'une
amazone en promenade est chose rare. L'équivalent de Rotten
ïow à Londres ou de notre allée de Longchamp au Bois de Bou-
logne n'existe aux abords d'aucune grande ville australienne.
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
Le yachting est très en Togue à Sydney, à cause de Theu-
reuse disposition de sa rade pittoresque et parfaitement fermée.
La chasse est peu pratiquée. Quant à Tescrime, le sport par
excellence, puisqu'il met en jeu tous les muscles du corps, exerce
le coup d'œil et développe le sens de la décision, on ne s'en
occupe pas, même dans le monde militaire.
Ainsi, en Australie, et plus (m'a-t-il semblé) qu'en Angle-
terre, le sport technique s'est substitué au sport utile. Le moyen,
qui est l'émulation provoquée par la lutte entre camps ou cham-
pions opposés, a fait oublier le but, c'est-à-dire l'amélioration
physique par le développement harmonieux des organes. On ob-
tient quelques remarquables athlètes (au sens anglais de cette
expression), mais il n'apparaît pas que la race devienne plus
souple, plus alerte ni plus résistante aux fatigues. Une réaction
semble se produire dans le sens d'une éducation physique ration-
nelle des jeunes Australiens. Certains gouvernemens d'États en
ont pris l'initiative et tous maintenant encouragent les exercices
gradués, méthodiques, formant un programme complet de per-
fectionnement musculaire. On s'attache à rendre ces exercices
aussi attrayans que possible, et les enfans, malgré leur turbu-
lence native, s'y prêtent volontiers.
Les filles suivent, à fort peu près, les mêmes exercices que
les garçons, ce qui, pour l'objet qu'on a en vue, est de toute
nécessité. Comme elles ont, {)our le moins, autant d'amour-
propre que messieurs leurs frères, il est à présumer que cet effort
donnera de bons résultats. Si on y persiste, et si, en même
temps, le peuple renonce h certaines habitudes importées d'An-
gleterre pour adopter une hygiène générale s'accordant avec le
climat, la race australienne pourra devenir une des plus belles
et des plus vigoureuses.
La vie intime et journalière est agréable en Australie, grâce
à l'humeur souriante et à la sociabilité du caractère des habi-
tans. Le goût de la population pour le plein air y contribue
aussi. Max O'Rell a dit que les Australiens sont toujours dehors.
C'est assez vrai et surtout des Australiennes. L'Australien aime
à fréquenter autour de lui. Il recherche les occasions de voisi-
nage, saisit ou imagine des prétextes de réunions, y apporte de
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LA SOCIÉTÉ AUSTRALIENNE. 429
la vivacité et de Tentrain. L'étranger, pour peu qu'il entende
bien la langue, est assez facilement admis au cercle de famille.
L'exclusivisme anglo-saxon subsiste, mais latent et adouci. De
la bonne grâce et de la tenue ont vite raison en Australie, au
moins daps la forme, du préjugé de race. Les étrangers qui y
trouvent le meilleur accueil sont les Français ; mais la légende
de notre liberté d'allures, de manières et de langage s'y con-
serve, comme chez nous s'était longtemps conservée celle de.
l'Anglais à longs favoris rouges et de l'Anglaise à voile vert.
J'eus im jour occasion de présenter un jeune Français dans
un salon de Sydney. Il s'y comporta comme le font tous le3
jeunes gens bien élevés, avec une amabilité discrète et une aisance
tempérée de réserve. Il répondit avec simplicité et questionna
avec mesure. Quelque temps après, je rencontrai une dame
française qui avait assisté à la présentation de notre compatriote :
« M. X..., me dit-elle, a fait une excellente impression.
M"' B... (la maîtresse de la maison) a dit après son départ : — Ce
jeune homme est très bien. Il n a pas du tout les manières fran-
çaises. »
L'Australien n'est pas seulement sociable, il est hospitalier.
Il ignore les invitations par séries, les grandes chasses, les fêtes
de château, et autres vestiges de la vieille hospitalité féodale ou
princière. Mais on trouve chez lui ce qui ne se voit guère chez
nous, l'hospitalité offerte par des gens modestes à des gens plus
modestes, avec une gracieuseté qui permet à ceux-ci de l'ac-
cepter sans fausse honte. Il est usuel d'aller passer ainsi
quelques jours ou quelques semaines les uns chez les autres,
simplement pour le plaisir de se voir. Ce plaisir est doublé fré-
quemment, d'une part, de la pensée de rendre un discret service,
et de l'autre côté, de la satisfaction, si douce à ceux que la pau-
vreté rend timides, de se sentir relevés socialement. Les jeunes
filles, plus souvent les vieilles, profitent de ces touchans usages,
et sans risquer de les détruire, car elles montrent en général
une délicate réserve qui, en pareilles circonstances, n'est pas de
pratique constante sur le vieux continent.
Dans les résidences les plus éloignées des grandes villes et
même d'une gare de chemin de fer, perdues au fond des mono-
tones et immenses campagnes, on remarque un souci de con-
fort, de tenue, et d'attention à tenir l'esprit occupé. L'harmonie
des nuances n'est pas toujours observée dans la décoration
TOME XXXV. — 1906. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
iptérienre, le choix des « œuvres d'art » prête à la critique et
les recherches d'élégance peuvent ne pas avoir été heureuses.
Mais Tintention de bien vivre, au double sens du mot, est évi-
dente. Petit ou grand, le jardin sera en ordre parfait. Les revues
[magazines), sur la table du salon, seront les dernières arrivée»
de Londres. De nombreuses photographies couvrent les étagères
et encombrent les affreux mantel pièces qui coiffent si fâcheu-
sement les cheminées anglaises; toutes sont signées. Ce ne sont
pas les portraits de nobles personnages ou de gens en vedette^
ce sont ceux des enfans, des parens, des amis, seulement. La bi-
bliothèque contient les œuvres des classiques anglais et des plus
célèbres contemporains. Il y a des fleurs fraîches dans les vases
et elles y sont gentiment disposées. Il y en aura aussi sur la
table de famille, tous les jours et à tous les repas. Chaque détail
est soigné. L'ensemble reste un peu froid, mais reposant. On
devine que là se déroulent des existences d'une activité régu-
lière, où le devoir de chaque jour est rempli dans une tranquille
sérénité.
L'étranger qui chercherait dans ces demeures paisibles des
esprits originaux et de spirituelles partenaires prêtes à commenter
les scandales du jour, — il y en a aussi en Australie, — pourrait
être déçu. Mais s'il fait appel à ses souvenirs de voyageur ou de
Parisien, il se rappellera que le relief des caractères s'accuse
parfois en angles un peu rudes et que les saillies de la conver-
sation risquent d'amener plus de froissemens que d'étincelles.
Il se laissera prendre alors au charme de la sécurité morale,
que nous avons si rarement l'occasion d'éprouver dans nos
capitales ; puis il s'apercevra qu'à cette sécurité se joint celle de
l'esprit. C'est un grand repos que de se savoir entouré de gens
qui ne parlent pas de ce qu'ils ignorent. Bien qu'il ne soit pas
nécessaire d'aller au fond du bush australien pour le goûter, ce
n'est pas ajouter une touche inutile à cette esquisse de la Société
australienne que de dire qu'on l'y trouve.
Je n'oserais donner la même assurance à l'égard des grandes
villes de ce pays. Sydney et Melbourne regorgent de gens qui
« savent tout. » Il faut les excuser : cela fait partie des pénibles
nécessités de la politique.
La physionomie avenante des intérieurs australiens fait impli-*
citement l'éloge de la\ femme, puisque l'honneur de la bonne
tenue de sa maison lui revient. L'honneur lui revient aussi de
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LA SOaÉTÉ ACSTBALIENNK. 13f
l'atmosphère cakue et réconfortante qui y règne. C'est elle qui la
créée, les voyageurs qui, visitant TAustralie, ont rencontré aux
oourses, dans les bals ou les théâtres, des jeunes filles éviipo-
rées riant très haut, parlant de tout à. tort et à travers, quaU-»
fiant de ald fowls les dames qui sont d'&ge à être leurs mères^
pratiquant audacieusement le flirt, en résumé fort mal élevées;
cjuoique de bonne famille, — et en ont conclu que le^ femmes
australiennes étaient vaines» coquettes et futiles, ont commis le
péché de jugement téméraire.
Généraliser dans le sens opposé serait une moms grave*
erreur. Les jeunes filles en Australie sont très libres, mais Tusage
parfois inconsidéré qu'elles font de leur liberté, est certainement
l^lus répréhensible, quand il Test, dans l'apparence que dans la
T^alité. Au surplus, n'ayant à remplir que des devoirs faciles, et
n'étant responsables que de la recherche d'un mari et de la ma-
nière d'y procéder, ce n'est pas d'après elles qu'il faut établii
un jugement sur les mérites de leur sexe. Si on considère la
femme australienne comme épouse et mère de famille, dapa
raccomplissement des devoirs que ce double rôle lui impose, en
lui rendant hommage je crois qu'on ne lui rendra que justiq^
En Australie, de même qu'en Angleterre, les soucis de l'exis-
tence commune sont encore plus nettement partagés que chez
nous. Le mari ne s'ingère pas dans les détails de la vie intime
et s'occupe peu de ceux de la vie mondaine. Il règle le budget
des dépenses et sa femme l'administre. Il n'en est pas moins
luattre et seigneur, ne laissant discuter ses décisions que s'il lui
plaît. La femme australienne accepte de bonne grâce l'autorité
de son mari; elle est obéissante.
Non seulement elle accepte l'autorité masculine, mais il m'a
paru qu'elle en admettait aisément la supériorité. II y a là une
question d'attitude sur laquelle on ne peut guère se tromper, Les
usages du monde ne permettent pas aux persoimes qui en font
partie de laisser apercevoir trop clairement leurs impressions.
En descendant un peu l'échelle sociale, celles-ci deviennent sen-
sibles. J'ai remarqué maintes fois, et maintes fois on m'en a fait
la remarque : l'attitude d'une femme australienne devant uq
homme de sa famille ou de son intimité, est celle de la délé-
fence. Cela est flatteur pour les citoyens de cet intéressant pav s,
loais complètement injustifié.
En général, — et en ce qu'elle doit ôtre, — la femme en Aus.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
trâlie est supérieure à l'hoinme. Elle lui est supérieure en déli-
catesse, en générosité, en moralité, en sobriété. Elle a plus que
lui le sens de la famille, le goût de la culture intellectuelle pour
cette culture même, elle est plus Ane et plus intuitive ; enfin, elle
est aussi courageuse que lui, aussi capable de supporter les pri-
vations et de lutter sans faiblir contre l'adversité. Ces qualités
sont de celles que les hommes peuvent et doivent posséder aussi.
Quant aux qualités féminines, il n'en est point, je pense, qu'on
puisse refuser aux Australiennes, bien qu'elles se les partagent,
cela va sans dire, fort inégalement.
Je ne leur connais qu'un défaut, mais elles l'ont toutes : elles
ne savent pas faire la révérence. Cela pourra se corriger; et si la
société australienne est destinée, ainsi qu'il est probable, à
prendre rang parmi les plus aimables et les plus attrayantes, ce
résultat sera l'œuvre de la femme, avec la précieuse assistance
du beau soleil des antipodes.
Un aperçu, même très incomplet, de la vie mondaine en Aus-
tralie, ne peut négliger les personnes qui y occupent la place
éminente. il me faut donc dire quelques mots de Leurs Excel-
lences les gouverneurs des États et de Son Excellence le gou-
verneur général du Commonwealth, tous représentans Sa Ma-
jesté Britannique, laquelle est donc amplement représentée dans
ces parages.
L'Australie montre tant de contrastes et d'anomalies qu'il
n'est pas surprenant d'y voir l'autorité de la Couronne confiée
aux mains de sept hauts fonctionnaires, pourvus de résidences,
encadrés d'états-majors , quoique ladite autorité soit pratique-
ment nulle, et par conséquent les attributions de ces messieurs,
très restreintes. D'ailleurs, s'ils n'ont pas de pouvoirs, on a eu
soin de leur procurer des occupations. Celles-ci consistent à se
tenir à la disposition de tout le monde et de chacun afin d'hono-
rer de leur présence les manifestations quelconques que l'ingé-
nieuse activité de la population, et surtout des sociétés dont il
a été déjà parlé, juge à propos de produire. Leurs Excellences
inaugurent les ventes de charité, posent les premières pierres,
président les banquets et les distributions de prix, figurent aux
quadrilles d'honneur des bals philanthropiques, ouvrent les
expositions, patronnent les concerts, etc.
Partout où on parle, Leurs Excellences doivent parle/r.
Aucun sujet ne leur est interdit, ^ condition de ne point faire
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LA SOClÉrÉ AUSTRALIENNE. 13.3
allusion à des matières politiques ou administratives. Dans la
pratique, l'admiration de Son Excellence pour l'Australie, le
plaisir qu'EUe éprouve à être présente, la beauté de Tœuvre qui
a organisé la réunion, la puissance de TEmpire et le loyalisme
de ses sujets, suffisent à alimenter cette littérature officielle.
Leurs Excellences ont en outre l'obligation de donner un
certain nombre de dîners, de bals et de garden parties. Une
étiquette sévère ou indulgente, — cela dépend du caractère et
des idées du gouverneur, — mais plutôt sévère, est observée
dans ces réceptions.
Je regrette qu'il me soit impossible, sans évoquer des per-
sonnalités, de conter ici bien des anecdotes amusantes au sujet
des rapports des gouverneurs australiens avec leurs pseudo-admi-
nistrés. Certains sont arrivés, avec du tact et de la bonhomie, à
contenter presque tout le monde ; d'autres ont, par leurs excen-
tricités ou leurs prétentions, excité la verve des journaux sati-
riques et achevé leur mission dans une complète impopularité.
On comprendra que je ne puisse entrer dans des détails qui dé-
signeraient, sans les nommer, ceux-ci ou ceux-là.
Il est permis de constater cependant que ces personnages
choisis pat le gouvernement anglais (bien que payés sur les
budgets australiens), appartenant à la noblesse du royaume, en-
tourés d'un prestige incontesté d'hommes du monde et même du
grand monde, accompagnés de femmes élégantes et distinguées,
avaient de rares facilités pour accomplir une œuvre intéressante,
celle de guider la formation de la société australienne. Ils ne
l'ont pas entreprise. C'était pourtant le seul service qu'ils pussent
rendre au pays où ils venaient remplir des fonctions presque
uniquement décoratives. Ils étaient liés, je le veux bien, par des
obligations protocolaires, mais non au point d'être privés de
toute initiative. Quelques gouverneurs ont clairement laissé voir
qu'ils possédaient assez d'autorité pour imposer leurs préférences,
môme celles de leurs aides de camp. Aussi l'influence du Govern-
meni house n'a été sensible dans aucun des États australiens,
sur les usages non plus que sur les habitudes d'esprit de la so-
ciété. Au lieu de l'aider à réagir contre les tendances étroites
et l'instinct d'imitation qui accompagnent nécessairement les
débuts d'une nation, la plupart d'entre eux n'ont songé qu'à
garder leurs distances, montrer les banalités du luxe officiel et
les raideurs d'une étiquette surannée. Le milieu où ils ont in-
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134 REVUE DES DEUr MONDES.
troduit ces choses antiques n*y était point préparé. Il y manquait
le l'espect qui s'attache au souvenir des traditions. Le peuple
australien n'a vu qu'un spectacle dans ce déploiement d'ar-
chaïsme; il s'en est amusé comme d'un spectacle, et les gouver-
neurs malgré leur activité, leur patience et leur complaisance,
sont de plus en plus isolés.
C'est une fonction qui probablement se transformera pour
rentrer dans le simple fonctionnarisme et servira de récompense
honorifique à des notabilités coloniales ayant atteint à de hautes
positions et fatiguées par l'âge. Seule alors subsistera la situation
du gouverneur général, telle à peu près qu'on la voit aujourd!hui,
mais dont le caractère vice-royal tendra plutôt à s effacer.
Il me faut arrêter ici ces indications qui sont loin de formel
un tableau de la société australienne, mais peut-être suffiront
néanmoins pour appeler sur elle une attention sympathique
Le lecteur voudra bien tenir compte des difficultés du sujet.
J'ai dû faire route entre l'écueil des généralisations et celui des
personnalités, tout en m'abstenant de considérations politiques
dont le développement eût pris trop de place. Si ces lignes
tombent sous les yeux de mes amis australiens, je les prie d'ex-
cuser la sincérité de mes remarques, et les remercie d'avance
de l'effort qu'il leur faudra faire pour ne pas se dire misrepre-
senled. C'est une de leurs expressions favorites.
BiARD d'Aunet.
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m AN DE POLITIQUE PONTIFICALE
CONSALVI AU CONGRÈS DE VIENNE
C'est toujours sans ennui qu'on pénètre dans les coulisses
d'an congrès ; elles offrent beaucoup do charmes, et d'ordre très
divers. Les visages s'y détendent, et les sourires s'y débrident;
les demi-mots y deviennent bavards, et les secrets y succombent,
à proximité d'une bonne espionne qui a nom l'histoire. Mais
pour ceux-là mômes qu'intéressent médiocrement les grands ou
petits soucis des négociateurs, il est assçz piquant, là où l'on
croyait trouver des diplomates, de rencontrer des hommes, d'au-
tant plus alertes, d'autant plus vrais, d'autant plus hommes,
qu'ils ont à se reposer des longues heures durant lesquelles ils
furent diplomates. Dans la pénombre des coulisses, les majestés
d'emprunt se font plus familières; l'on dirait qu'elles s'oublient,
et que, s'oubliant, elles se trahissent. Les surhommes en per-
ruque qui, s'alignant autour d'un tapis vert, avaient tout à l'heure
pleins pouvoirs sur l'humanité, se laissent aller, de bonne ou de
mauvaise grâce, à retomber dans cette humanité ; et durant ces
entr'actes où la vie reprend ses droits sur la pose, ils s'amusent
quelquefois et nous amusent toujours. Les souvenirs de M. de la
Garde Ghambonas sur le Congrès de Vienne, publiés en ces
dernières années par le comte Fleury (1), réservaient au lecteur
ce genre d'attrait; ils nous installaient aux alentours du Congrès,
trop loin pour nous admettre à écouter, assez près pour nous
11} Ptfif, Vivien.
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
invitera regarder, et les meilleurs postes d'observation — de-
mandez-le plutôt à Saint-Simon — ne sont pas toujours ceux
où Toreille peut guetter, mais ceux, bien plutôt, d'où le regard
peut fouiller. Grâce à M. de la Garde Chambonas, nous possé-
dions enfin l'histoire anecdotique du Congrès de Vienne, et tout
semblait dit, à l'avenir, sur cette auguste, prétentieuse et déce-
vante assemblée, lorsque aux archives du Vatican certains cartons
s'ouvrirent et permirent à un Jésuite, le Père Hilario Rinieri, do
la mieux connaître encore et de nous la mieux faire connaître.
L'ouvrage entrepris par le P. Rinieri sur la diplomatie pon-
tificale au xix« siècle, ne comprend pas aujourd'hui moins de
sept tomes en cinq volumes. D'inestimables « documens » y
foisonnent ; le cardinal Mathieu dans son livre sur le Concordaty
M. Louis Madelin dans sa Rome de NapoléoUy furent à maintes
reprises les tributaires du P. Rinieri. Les quatrième et cinquième
volumes de la série sont consacrés à la publication de la corres-
pondance entre les cardinaux Consalvi et Pacca durant les
années 1814 et 1815, et à une étude d'ensemble sur le Congrès
de Vienne et le Saint-Siège (1). D'entendre le diplomate qu'était
Consalvi nous raconter au jour le jour, par le menu, les jeux
des autres diplomates, c'est une bonne fortune pour laquelle,
déjà, le P. Rinieri mériterait d'être remercié. Mais Consalvi nous
intéresse plus encore* lorsque, dans ces pages, il se révèle lui-
même, lorsqu'il parle en congressiste et non point seulement
en spectateur, en joueur et non point seulement en témoin.
L'État pontifical s'était, au cours des siècles, formé morceau
par morceau; en 1814, il n'existait plus. C'est une rare jouis-
sance de voir avec quel art tenace et soutenu la dialectique de
Consalvi recommence et restaure l'œuvre des siècles, et comment
derechef, morceau par morceau, il fait restituer au Pape l'inté-
gralité de ses États. La joute entre Consalvi et Napoléon, à
l'heure de la conclusion du Concordat, est familière à toutes les
mémoires; pour la première fois, dans les précieux volumes du
P. Rinieri, nous assistons à la joute que le cardinal,, douze ans
plus tard, engagea contre l'Europe. L'histoire diplomatique et
l'histoire religieuse peuvent également trouver leur profit dans
(1) Beîla diplomazia poniificia nel secolo XIX. Volume IV : // cmgresso dt
Vienna e la Santa Sede {i8iS'18f5). Rome. Oiviltà (Jattolica. — Volume V : Conns-
poinlenza inedila deicnrdinali Consalvi e Pacca nel tempo Ucl Congretso di Vienna,
Turin, Unione Upo^rulico t-ditrice.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 137
ce spectacle; l'intérêt qu'on y trouve et la gratitude qu'on en
garde au P. Rinieri nous font espérer qu'il poursuivra sans
relâche son œuvre immense, qui justifie avec éclat l'ouverture
des archives du Vatican par le pape Léon XHI.
Lorsque, le 10 mars 1814, un des derniers ukases signés
« Napoléon » ordonna le rétablissement du Pape dans ses Étals,
le territoire pontifical n'était plus à Napoléon. Les soldats de
l'Autriche s'installaient dans les Légations ; ceux de Murât cara-
colaient dans Rome et rançonnaient les Marches. Disposer de ce
qu'il ne possédait plus, c'était pour l'Empereur une dernière
façon d'être le maître ; il avait une largeur de gestes qui gran-
dissait et bravait la défaite. « Sa Majesté, avait-il fait écrire au
Pape dès le 18 janvier, juge conforme à la véritable politique
de son Empire et aux intérêts du peuple de Rome, de remettre
les Etats romains à Sa Sainteté (1). » Pie VII avait refusé cette
remise, cette sorte de réinvestiture ; il avait, même, décliné tout
colloque, jugeant que pour causer avec un Napoléon, un Pape
doit être à Rome. Vaincu par la passivité pontificale, Napoléon,
deux mois après, faisait reconduire son captif aux avant-postes
autrichiens, afin qu'ensuite, étape par étape, on le menât du Pô
jusqu'au Tibre, jusqu'à son évêché des Sept collines. Mais
l'heure était passée, pour Pie VII, de causer avec Napoléon. Si
proche que la mer soit du ciel, le vicaire de Dieu prendra ses
mesures, quelques années après, pour qu'à Sainte-Hélène un
prêtre assiste Napoléon à l'heure du suprême passage; mais le
souverain des États romains, oubliant l'Empereur comme pour
lui mieux pardonner, ne connaissait plus que l'Europe, cette
Europe à laquelle il s'était adressé du fond même de sa prison^
pour redevenir roi, pleinement roi.
Il avait en 1813, à la nouvelle du Congrès de Prague, obsédé
d'un premier appel l'empereur François P'. « Nous sommes
«dépouillé, écrivait-il, pour avoir refusé de prendre aucune part
ux guerres qui avaient surgi ou qui viendraient à éclnter dans la
lite, et pour avoir voulu observer la neutralité qu'exigeaient de
feus et Notre qualité de père commun et les intérêts de la reli-
(1) D'HaussonvUle, l'Église romaine et le Premier Empire, V, p. 313 et 554 et
oiT.
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)38 RETUB DBS DEUX MONDES.
gion professée dans les divers États de tant de souverains. » Et
Pie VII, interpellant en ces termes les congressistes de Prague,
leur avait réclamé la souveraineté territoriale en vue du « libre et
impartial exercice du pouvoir spirituel dans toutes les parties du
monde catholique (1). » Les congressistes étaient demeurés assez
inattentifs. Même en contestant l'authenticité d'un certain traité
de Prague, par lequel, à ladate du 27 juillet 1813, ils auraient,
au détriment des États pontificaux, garanti la suprématie de
l'Autriche en Italie (2), on ne saurait méconnaître que jusqu'au
début de 1814 la situation du Pape captif préoccupa médiocre-
ment les grandes puissances.
Neuf mois après les pourparlers de Prague, ce fut chez nous,
à Châtillon, en mars 1814, que l'Europe eut im nouvel échange
de vues ; on l'entendit demander, au nom de la religion, au
nom de la justice et de l'équité, au nom de l'humanité, que le
Pape fût « réintégré dans Rome, mis en état de pourvoir, en
jouissant d'une entière indépendance, aux besoins de TÉglise
catholique (3) ; » mais il ne s'ensuivait nullement que les signa-
taires de ces nobles phrases fussent disposés à restituer à Pie VII
tout ce que Napoléon lui avait dérobé. A vrai dire, François I*',
voyant à Lucerne, le 13 avril 1814, le nonce Testa Ferrata,
protestait auprès de lui que le Pape devait être souverain, qu'il
rentrerait en possession de tous ses États, et que même, quelque
temps durant, des troupes autrichiennes pourraient lui être
prêtées, afin de lui épargner les frais d'entretien d'une armée;
et un second interlocuteur, qui n'était autre que lord Castle*^
reagh, premier ministre du roi d'Angleterre, affirmait à son tour
au nonce : « La volonté de mon gouvernement est de restituer
au Pape ses États, et en cela toute l'Angleterre a des sentimens
catholiques (4). » Mais Pie VII, quelque agrément qu'il trouvât à
connaître ces divers propos, redoutait avec quelque raison que
ces bonnes volontés, autour du tapis vert d'un congrès, ne per-
dissent un peu de leur pureté et beaucoup de leur empres-
sement. Il préférait les écrits aux paroles, et sa douleur fut
grande, — plus que sa surprise, — lorsqu'il apprit qu'au début de
(1) Van Duerm, Correspondance du cardinal Hercule Consalvi avec le prince
Clément de Metiemich, iSiâ-iSSS^ p. v et suiv. (Louvain, PoUeunis, 1S99).
(2) Sur les questions que soulève l'existence de ce traité, voyes Riniari, op.
cit., IV, p. 40 et suiv.
'3) Rinieri, FV, p. 11, n. i.
(41 Ibid., p. 26-29.
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UN AN DB POUnQÙB PONTIFICALE. i39
février 1844 le même empereur François I*' avait donné au roi
Murât un papier dûment libellé, et que ce papier secret, annihi-
lant à l'avance les pieuses intentions de rÂutriche , autorisait
Sa Majesté Napolitaine à prélever im lot de quatre cent mille
âmes sur les anciens États romains (1). Pie VII, pour s'éclairer,
adressait à Sa Majesté Apostolique lettres sur lettres ; l'Empe-
reur alors répondait par cette courtoise équivoque : c< Rien n*a
été et rien ne sera omis par moi pour concilier les intérêts géné-
raux avec ceux du Saint-Siège. » — « Mais jamais, protestait
Pie VII, ni dans le passé ni dans le présent, les intérêts du
Saint-Siège n'ont fait tort à d'autres intérêts (2). » Et François I*',
cette fois, ne répondait plus du tout. Le Pape et l'Empereur,
prudemment, coupaient court & des explications qui ne faisaient
({u'accentuer le désaccord.
Les dispositions des autres puissances européennes à l'endroit
de Pie VII étaient analogues à celles de François I*'. Très siu''
cèrement des esprits comme Humboldt, comme lord Castlereagh,
comme le futur George IV, vénéraient Pie VII à cause de ses
malheurs : » On ne peut voir pape plus saint, héros plus grand »
homme plus courageux, » disait à Gonsalvi le prince régent
d'Angleterre (3). Très sincèrement, ils comptaient trouver un
Vrai plaisir à lui plaire, si la politique le permettait. Mais que
pesait pour chacun d'eux la destinée des Etats de l'Église en face
de la raison d'État 7 Et la raison d'État remontrait à toutes les
puissances de l'Europe que la solution de la question pontificale
devait être ajournée jusqu'après le règlement des grandes diffi-
cultés européennes. Ou bien ces difficultés entraîneraient de
nouveaux conflits, ou bien un pacifique congrès les aplanirait :
dans un cas comme dans l'autre, il semblait être sage de faire
attendre au Pape la restitution complète de ses États.
Supposez en effet qu'une conflagration générale se fût dé-
chaînée, telle qu'à certaines heures Gentz la crut prochaine, alors
l'amitié du roi Murât, maître encore d'un bon tiers de l'Italie,
aurait été disputée, comme un précieux renfort, entre les divers
belligérans. Pouvait-on demander à l'Autriche, à la Prusse, k la
Russie, de s'aliéner à l'avance ce concours éventuel, en insistant
auprès de Murât pour qu'il évacuât, dTurgencd et pai* contrainte,
(1) Rinicri, IV, p. 55-51,
(2) Yan Daerm» op. cU,, p. xlu-xlt.
(2) Binieri, iV, p. 136;
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iiO RiSyUB DBS DEUX MONDES.
les teires pontifieales qu'il détenait? Malheur aux rois qui
prendraient trop généreusement le parti du Saint-Père; leur
cousin Joachim, en cas de bagarre européenne, enrôlerait sa
vaillance et ses troupes au service de leurs ennemis. Il serait
vaincu peut-être, mais un Murât accepte-t-il jamais d'être
vaincu? Il rebondirait, plus dangereux encore, s'ingénierait à
soulever l'Italie tout entière, à unifier sous sa royauté ce pays
dont on lui chicanerait une parcelle, et dérouterait pour long-
temps les cabinets de l'Europe dans leurs savans desseins de
reconstruction. En 1814 on n'avait pas encore inventé, pour
évincer Murât de la place trop grande qu'il tenait en ce monde,
l'idée du guet-apens qui le conduisit au Pizzo.
Que l'Europe, au contraire, se réorganisât sans faire couler de
sang, — d'autre sang que celui de Murât; que les peuples
étonnés n'eussent point à s'entre-tuer pour ménager entre les rois
le baiser Lamourette qui sanctionnerait l'éqpiilibre du monde :
alors, dans cette riante hypothèse, la paix européenne résulterait
d'une ingénieuse politique de compensations qui jetterait sur le
marché diplomatique un certain nombre de lots de terre, et qui,
les distribuant à bon escient, apaiserait les convoitises ou rassé-
rénerait les jalousies des divers souverains. Raison décisive, si
jamais il en fut, pour laisser en déshérence, provisoirement,
quelques-unes des anciennes provinces pontificales! On pourrait
en avoir besoin au dernier moment, comme d'une poire pour la
soif, et contenter ainsi les appétits mal satisfaits. Si d'ailleurs on
pouvait s'en passer, et qu'elles ne tentassent aucun larron, s'il
n'était pas nécessaire à la paix européenne que le vicaire du|Dieu
de paix se laissât dépouiller, alors, tout à la fin, on lui rendrait
son bien, sans lui demander rien de plus qu'une bénédiction pour
l'honnête et loyale Europe.
Ainsi raisonnaient entre eux les rois et leurs ministres ; car
des peuples, il n'en était nullement question. Deux Bolonais de
bonne race et d'esprit féal, ayant eu Tidée de recueillir des signa-
tures dans les Légations pour attester l'attachement du peuple à
la souveraineté du Saint-Siège, furent tout de suite suspects à la
police autrichienne et passèrent deux mois à Gratz avant d'être
autorisés à porter jusqu'à Vienne leurs liasses de paraphes (1).
De quoi se mêlaient, en vérité, ces gens des LégationSy de vou-
(1) Rinieri, IV, p. 314 et suiv.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 141
loir être quelque chose de plus qu'un pion sur Técliîquîer des
rois, et de prétendre intervenir dans ces « distributions d'hommes
et de pays qui, suivant l'expression de Talleyrand, dégradaient
rhumanité? »
L'argent, l'argent tout seul, avait le droit de s'immiscer en
ces affaires sans jamais risquer de paraître importun. Lorsqu'en
1802 il s'était agi de répartir les innombrables terres enlevées à
l'Eglise d'Allemagne, la complaisance de certains diplomates
s'était mise à très haut prix : dans la liquidation du butin fait
sur Dieu, Mammon avait joué son rôle et dit son mot. Mammon
continuait en 1814 de gouverner les diplomates, de les apaiser
iplacare), comme on disait alors par un amusant euphémisme.
Mais le pape Pie VII était un pau\Te, qui ne savait même com-
ment subvenir à l'entretien des couvens dont il avait la
charge (1) ; pauvre sans honte, il faisait dire au tsar que, faute
d'argent, l'hospitalité du Vatican serait bien frugale et bien in-
digne (2) ; il en venait à se demander, parfois, avec quelles res-
sources il administrerait ses États le jour où il en serait rede^
venu le maître. Qu'importait aux diplomates de se ménager la
gratitude d'un pareil postulant, gratitude indigente, insolvable!
Lors même que le Pape eût voulu faire marché avec eux, les
moyens lui en auraient manqué.
D'aucuns peut-être, pariai les souverains d'alors, se fussent
laissé gagner par l'idée d'un autre marché et n'eussent pas hésité
à faire espérer au Pape certains avantages temporels, en recon-
naissance des concessions d'ordre spirituel qu'il leur aurait ac-
cordées. Entre Pie Vil et les souverains impatiens, surgissaient
des questions ecclésiastiques passablement litigieuses; en Au-
triche, celle du patriarcat de Venise; en Russie, celle de l'évéché
de Mohilew. Pourvu que la houlette du chef de l'Église univer-
selle consentit à devenir plus discrète, le joséphisme et le tsa-
risme auraient volontiers pris en pitié le sceptre chancelant du
souverain des États romains. Mais Pie VII n'admettait pas que
les questions fussent confondues. « Sa Sainteté peut-elle assister
indolente à de pareils attentats? écrivait Pacca à Gonsalvi au
lendemain de certaines ingérences de l'Autriche dans l'admi-
nistration patriarcale de Venise. Le Pape ne se soucie pas de
réacquérir son bien, il est content de perdre derechef le peu
(1) Rinieri, V, p. 498.
(S) /M., V, p. 69.
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tli REVUE DES DEUX HOIOJiES.
qu'il à recouvré, mais de ne pas se taire en présence d'une tèUè
impiété, si Ton ne la répare vite (1). » Et un autre jour, parlant
du comte de Nesselrode, Pacca déclarait au même Consalvi :
t< Le comte manque d'équité, ou bien connaît peu nos prin-^
çipes, lorsqu'il a cru que le Pape est capable d'acheter des succès
temporels par des concessions dans ^les choses de conscience et
de religion. Plût à Dieu qu'on pût adhérer sans scrupule et sans
remords à tout ce que souhaite la Russie, mais presque toutes
les demandes sont inadmissibles (2). » Ces phrases fermes et tran^
Cruilles, qu'aucun geste ne souligne, n'étaient point destinées à
donner le change à l'opinion du monde et à la convaincre que
le ,Pape mettait au-dessus des ambitions terrestres la dignité de
^n Eglise. Elles sont extraites d'instructions secrètes et for-
melles, données par le Saint-Siège à sa diplomatie. En Tune
des heures les plus tragiques qu'ait connues l'Etat pontifical, elles
définissent l'esprit véritable et les vraies maximes du Sainte
Sièee, et font d'autant plus d'honneur au Pape qui les inspira
qn 11 ne songeait aucunement à s'en draper. Au moment d'entrer
en tête à tète avec une Europe passablement vénale, qui allait,
au Congrès de Vienne, ériger en règle quotidienne la maxime
du Do ut des, le pape Pie Vil, lui, consolé de l'épuisement de son
trésor par l'intégrité de sa conscience, n'avait rien à donner.
Mftis confiant dans ce que ses souffrances lui avaient rapporté de
gloire auprès des hommes et de mérites auprès de Dieu, il expé-
diait Hercule Consalvi, mains vides et tête haute, pour qu'il se
mesurât, à Vienne, avec les roueries combinées de l'Europe de
l'ancien régime et de l'Europe de la Révolution.
II
C'étaient bien en effet deux Europes qui allaient essayer, en se
combinant, de refaire et de rasseoir « l'Europe, » et si le repré-
sentant du roi Louis XVIII eut, à certaines heures, l'inappré-
ciable chance de pouvoir parler presque en vainqueur au nom
d'une nation vaincue, c'est parce que Charles-Maurice de Talley-
rand, créature du vieux monde par sa naissance et du monde
nouveau par sa destinée, voisinait sans malaise avec les survi-
vances de l'ancien régime, parmi lesquelles il défendait la légi-
(1) Rlnieri. V, p.^8.
(8) Ibid., V, p. 180.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIPIGALE. 143
timité tout en incarnant jla Révolution. Entre ces deux mondes
qui se rendaient visite et dont la visite risquait de dégénérer en
collision, il importait de régler, sans retard , ces futiles questions
de pré§é4nce auxquelles l'expérience des diplomates donnait une
importance quasi symbolique, et de codifier à l'usage de tous les
membres du corps européen des lois nouvelles de civilité.
C'est au comte de la Tour du Pin, l'un des quatre commis-
saires français au Congrès, que fut confiée la rédaction d'un projet
susceptible de flatter ou d'assoupir toutes les vanités euro-
péennes. Il adopta ce principe, de ne point tenir compte des
préséances séculaires. Même en matière de politesse internatio*
nale, la Révolution était un fait acquis, et les grandes puis-
sances, spontanément, sacrifiaient leurs prérogatives tradition-
nelles. Entre les souverains quels qu'ils fussent, empereurs, rois
et roitelets, l'égalité devait désormais régner : la préséance «ntre
leurs représentans serait déterminée, désormais, par l'ancieimeté
des lettres de créance. La Tour du Pin prévint Consalvi que le
Pape serait classé parmi ces souverains, et que les nonces
auraient à l'avenir, dans le corps diplomatique, le rang auquel
leur donnerait droit la date de leur nomination à leur poste. Cettq
communication, que dictait une courtoise déférence, mit Con-
salvi dans un grand embarras. Le Pape devait-il se montrer plus
susceptible que l'empereur d'Autriche et que le tsar, que le roi
de France et que le roi d'Espagne, qui acceptaient qu'à l'avenir
leurs diplomates pussent fermer les cortèges et occuper le bout
de la table lorsqu'ils seraient, dans un poste, les plus récemment
accrédités? Consalvi redoutait qu' « avec l'esprit du temps, on
ne vît avec quelque défaveur qu'un prêtre voulût primer lorsque
les empereurs eux-mêmes y renonçaient. » Alléguer la tradition,
il n'y pouvait songer, puisque les autres souverains avaient cessé
d'en invoquer le bénéfice ; et lorsqu'il mit en avant la dignité
religieuse du Pape, La Tour du Pin lui fit observer que, sur les
huit puissances qui avaient à cet égard voix délibérative, quatre
étaient protestantes ou schismatiques. Raison de plus pour elles,
riposta Consalvi, d'user de délicatesse à l'endroit du Pape, et Je
se rendre agréables, du même coup, à leurs sujets catholiques et
aux États catholiques. Consalvi d'ailleurs se souvint à propos
que la Russie donnait aux nonces la préséance; il se montra
si renseigné, si pressant, si incisif, que La Tour du Pin promit
d'en référer à Talleyrand. Vingt-quatre heures après, Talleyrand
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144 REVUE DES DEUX MONDES.
avait décidé de soumettre au comité des huit puissances la for-
mule suivante : « Par égard aux principes religieux et aux puis-
sances catholiques, les plénipotentiaires consentent à ce qu'il ne
soit rien innové quant au Pape; » et Metternich promettait à
Gonsalvi d'opiner dans le môme sens que Talleyrand. Â la date
du 21 décembre, le cardinal donnait bon espoir à Pacca, dans
une allègre dépêche.
Mais l'allégresse fut brève. Au comité, l'Angleterre s'insur-
gea: elle voulait bien, par courtoisie, accorder aux nonces une
préséance, mais elle se refusait à en admettre le principe. La
Suède parla comme l'Angleterre. Le représentant du tsar et
celui du roi de Prusse, qui n'avaient pas voulu, tout d'abord,
avoir moins d'égards pour le Pape que l'ancien évoque d'Autun,
retirèrent leur assentiment; et le comité des Huit, finalement,
supprima toute distinction, en fait de préséance, entre le Pape et
le commun des rois. La décision, telle quelle, devait être trans-
mise aux ^dngt ministres des huit puissances, réunis en session
générale : ce n'était d'ailleurs qu'une simple formalité; naturelle-
ment ils diraient Amen, et c'en serait fait de l'antique marque
d'honneur dont jouissaient les représentans du Saint-Siège.
Cette « douleur imprévue, » — ce sont ses propi;es termes, —
secoua fortement Gonsalvi, mais il ne s'en laissa pas opprimer.
Des Huit, il résolut d'en appeler aux Vingt et d'invoquer l'atten-
tion de l'Europe en faveur des graves réserves que devait émfttre
le Saint-Siège. 11 vit Humboldt, qu'il trouva conciliant ; La Tour
du Pin, toujours dévoué; lord Casllereagh, poli mais tenace.
L'Angleterre comprenait d autant moins la préoccupation de
faire proclamer le droit des nonces, qu'elle admettait leur privi-
lège comme un fait usuel. Une formule était à trouver, qui mé-
nageât, tout à la fois, les prérogatives duSainl-Siège elles résis-
tances anglaises. Gonsalvi, d'accord avec Humboldt, la proposa.
Il s'agissait d'indiquer, dans un post-scriptum, que les articles
votés par le comité des Huit au sujet des préséances ne déter-
minaient rien en ce qui regardait les représentans du Pape.
Ainsi, implicitement et sans que le Congrès en fît formellement
l'aveu, la prérogative historique des nonces serait maintenue,
leur rang demeurerait ce qu'il était dans le passé, c'est-à-dire le
premier. Gonsalvi, le 4 janvier 1815, prévint Pacca de la suprême
combinaison qu'il tentait, et sa lettre marque assez peu de con-
fiance dans l'issue de la querelle.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 145
Mais un message nouveau, le 9 février, constatait avec joio
la plénitude du succès ; dans le comité des Vingt, lord Castle-
reagh lui-même avait fini par adhérer à la formule proposée par
Consalvi. La tradition qui concédait aux nonces une préséance
survivait intacte aux délibérations du Congrès.
Je me réjouis grandement, écrivait Consalvi, que le Saint-Père n'ait pas
eu à subir le douloureux mécontentement d'assister sous son pontificat à un
pareil changement, et qu'au contraire, il ait eu la satisfaction de voir les
préséances^ sous son pontificat, fixées d'une manière aussi honorable par la
réunion de l'Europe tout entière (1).
Consalvi pouvait être heureux, il avait obtenu beaucoup plus
et beaucoup mieux qu'une satisfaction d'étiquette. Le Congrès
assemblé pour donner au vieux monde une assiette nouvelle, —
le Congrès qui, s'occupant même du Nouveau Monde, allait
abroger, par la suppression de la Traite, l'ancien absolutisme
du blanc sur le noir, — stipulait solennellement qu'à l'égard du
Pape il n'y avait rien de nouveau. La Révolution par ses prin-
cipes, l'Empire par ses armées, avaient amené des bouleverse-
mens durables, dont les plénipotentiaires les plus conservateurs
se bornaient à prendre acte ; mais la papauté spoliée par la Révo-
lution, emprisonnée par l'Empire, reprenait, en fait, sa place
d'élite, en tête de la foule des autres souverainetés. Cette pré-
séance était un fait : l'Europe s'était refusée à envisager à nou-
veau la question de droit. Et l'Europe, peut-être, sans le savoir,
avait ainsi servi la papauté. La préséance qu'on lui laissait
n'était point issue du droit humain, toujours muable, mais d'une
accoutumance historique apparemment immortelle, puisque la
Révolution, ennemie de toutes les accoutumances, n'avait
point prévalu contre celle-là. L'Europe n'était plus l'Europe,
l'axe de l'équilibre s'était déplacé, les fondemens mêmes du
pouvoir étaient changés ; mais, « quant au Pape, on ne ferait
aucune innovation relativement à ses représentans. » Le droit
international modifiait la situation sociale des rois, le droit
civil, celle des sujets : seule, la situation prééminente du Pape
dans le cercle de ses collègues en souveraineté continuait d'être
consacrée par une intransigeante étiquette. Tous les rangs étaient
troublés, sauf celui des nonces, comme si depuis 1789 la terre,
(!) Rinieri, V, p. 266.
TOME XXXV. — 1906. iO
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
en ses étranges vertiges, eût tourné pour tout le monde, mais
non point pour eux, et comme s'ils eussent eu le droit de dire à
la Révolution qui continuait : E pur non si muove.
III
Mais Gonsalvi n'était pas homme à s'arroger un pareil droit ;
il avait un sens aigu des nouveautés politiques et sociales, une
intelligence très sûre des changemens de Tesprit public ; il savait
comprendre et faire comprendre à Rome que la terre avait
tourné. Il y a une politique qui défie l'histoire, qui se met elle-
même au ban des réalités, qui galvanise à peine ce qu'elle s'es-
saie à ressusciter, qui proteste contre la mort et ne parvient pas
à créer la vie; elle se croit victorieuse lorsqu'elle a souffleté ce
qui la gène, et elle ne soupçonne pas, elle n'entend pas murmu-
rer, elle ne voit pas grossir, incoercible, la poussée des forces
inconscientes, insaisissables mais actives, auxquelles appartient
Torientation du monde ; elle dédaigne deux grands facteurs de
l'histoire, dont l'un s'appelle le mystère et Tautre le peuple, et
s'imagine qu'en les dédaignant elle les supprime. Cette politique
sera celle de la Sainte-Alliance ; elle sera celle de la bureaucratie
autrichienne, beaucoup plus, quoi qu'on en ait dit, que celle de
Metternich; mais ce qui ressort avec une évidence aveuglante
des publications récentes, c'est qu'elle ne fut jamais celle de
Gonsalvi. Nous en avons pour preuve, avant toute autre, les
vœux pressans que, de Vienne, il adressait à Pacca au sujet de
l'administration des pro\dnces pontificales, des réformes suscep-
tibles d'y être introduites, et de l'indulgence, surtout, qui conve-
nait au gouvernement restauré (1). La maçonnerie italienne
avait en Europe des émissaires, qui imputaient au gouvernement
pontifical d'odieuses représailles (2). L'écho de ces rumeurs
inquiétait Gonsalvi. Rencontrant en 1814 l'ancien procureur
général de Rome, Le Gonidec, il lui disait en étant sa calotte
rouge : « Sous cette calotte, il y a des idées libérales (3); » et
(1) Rinicri, TV, p. 262-295.
(2) Jbid,, IV, p. 236-261.
(3; Le mot est cité par M. Madelin, la Borne de Napoléon, p. 681, et c'est le cas
de redire ici quel prix s'attache à son beau livre, où l'érudite accumulation des
trouvailles d'archives n'alourdit jamais le captivant entrain du récit, et où se pro-
longe avec tant d'art la sensation constante de l'absence de Napoléon dans la
Rome de Napoléon»
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UN AN DE POLmQUt: PONtinCALE. 147
sans cesse en effet, il prêchait la modération, au risque d'aga^cer
Pacca, qui sans cesse le rassurait. Il est à croire que» si la man^
suétude de Pie VII enraya tout de suite les aspirations réaction*
naires de certains prélats et réduisit au silence leurs rancunes et '
leurs désirs de vengeance (1), les lointaines instances de Consalvi
dictèrent en qudique mesure cette charitable conduite.
Le même esprit dVpropos et d'opportunité dont il souhai-
tait que l'administration pontificale s'inspirât, conseillait et
dirigeait, à Vienne, sa propre attitude et ses propres démarches.
« Les pensers et les maximes des temps présens sont changés,
écrirait-il àPacca dès le 16 novembre 1814, et dans certaines
affaires (je ne parle pas de celles qui touchent immédiatement
la religion) on ne saurait sans un grand préjudice parler et agir
comme on l'eût fait avant un tel changement. J'aurais voulu, au
sujet de la restitution des biens appartenant à TÉglise germa-
nique, faire, dans ma note, une demande plus modeste, mais je
n'y étais pas autorisé. J'ai donc serré les . dents, et j'ai fait la
demande dans toute son extension ; mais je confesse que, dans
la certitude de l'impossibilité de la réussite et du mauvais effet
qpoi en peut résulter, j'ai fait cette demande à contre-cœur, me
souvenant du fameux adage : Frustra niti, neque aHud sese fitil-
ijando ntsi odium gusererCy extremm dementiœ est. »
Une autre fois, le 4 mars 1815, il disait encore : « Contre de
pareilles sécularisations. Ton a protesté dans les temps an*
tiques; mais entre les temps présens et les temps antiques, il y
a plus de différence qu'entre l'époque qui suivit le déluge et
l'âge antédiluvien ; et non seulement, en protestant, nous tom-
berons dans le plus grand ridicule, mais, ce qui est pis, nous
indisposerons hautement, pour des choses impossibles et qui ne
donnent lieu à aucun espoir, tous les princes que les intérêts de
la religion nous invitent impérieusement à gagner à notre
cause. »
On aime ici la franchise de la pensée, la courageuse fermeté
de ces leçons de souplesse, l'exactitude avec laquelle Consalvi
savait mettre sa montre à Theure universelle, le tact éclairé qui
lui faisait sentir que la justice, pour avoir raison, a besoin d'une
certaine justesse d'accent, la perspicacité politique qui lui faisait
(1) Sur le rétablissement de la domination pontificale à Rome et sur la ^mnâe
modération dont fit preuve le gouvernement restauré, voyez Madelin, la Rome de
Napoléon, p. 676-t>8i.
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148 REVUE DES DEUX MONDES. ,
comprendre que les meilleurs avocats des causes les plus saintes
sont ceux qui savent graduer et nuancer leurs protestations, et
parfois même les assourdir. Si rigoureusement immuables que
soient les thèses, Tusage constant de la grosse voix dans les
concerts diplomatiques deviendrait aussi fastidieux que le serait,
en musique, Tébranlement perpétuel de la pédale. Consalvi
voulait que la papauté ne grossît la voix qu'à bon escient.
Sincère avec lui-même, avec autrui et avec l'histoire, il était
naturel que, dans les débats épineux auxquels allait donner lieu,
à Vienne, la destinée des provinces pontificales, les mots qu'il
dirait, plus ou moins fermes, d'une voix plus ou moins haute,
"fussent recueillis, étudiés et appréciés.
I.V
Pas une seule minute, les destinées d*Âvignon et de Carpen-
tras ne furent remises en litige : le roi de France, à Paris
même, avait laissé comprendre au cardinal que son peuple, pour
l'instant, n'accepterait pas la rétrocession de ces deux villes. En
félicitant Consalvi de savoir manier le coloris de Raphaël,
Pacca, dès le 13 octobre 1814, lui donnait à entendre avec quelle
douceur de teintes, avec quel art des pénombres, pouvaient être
dessinées les phrases de réserve auxquelles devait donner lieu
l'occupation d'Avignon (1). De même que la France tenait à
garder Avignon, ainsi l'Autriche, au nom de certaines suscepti-
bilités stratégiques, voulait être maîtresse de la parcelle des
Légations s'étendant sur la rive gauche du Pô : ce fut sans grande
ténacité que Consalvi combattit ce désir. Satisfait à l'avance si
l'Autriche, à la fin du Congrès, lui permettait de protester contre
cette spoliation, il en obtint la permission, et, platoniquement,
il en profita. L'affectation des Marches, celle des Légations, celle
de Bénévent, étaient singulièrement plus ardues.
Au regard du Saint-Siège, un principe d'équité suffisait à en
décider : il fallait rendre au vicaire de Dieu ce qui était au vi-
caire de Dieu. Mais la diplomatie européenne détestait ces con-
clusions trop simples : elle considérait l'affaire des Marches
comme une question napolitaine, l'affaire des Légations comme
une question européenne, et l'affaire de Bénévent comme inté-
(i) Rinieri, V, p. 33.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 149
ressant M. de Talleyrand, qui avait, ou peu s'en fallait, Timpor-
tance d'un souverain.
On avait décidé, entre diplomates, que, pour l'attribution des
territoires, on distinguerait entre ceux qui avaient été dûment
conquis par Napoléon et ceux qui avaient été incorporés via
facti : les premiers seraient à la libre disposition de la diploma-
tie, qui les attribuerait au mieux des intérêts de l'Europe ; les
seconds devaient retourner, de droit, à leurs anciens posses-
seurs (1). Ce dernier cas était celui des Marches; des troupes
étrangères les occupaient, mais le Pape n'en avait fait abandon
par aucun traité. Le principe môme qui servait d'assise aux déli-
bérations de Vienne exigeait, sans plus longs débats, que
Pie VII les recouvrât sur l'heure. Mais le roi Murât les déte-
nait; le droit du Pape, reconnu par Metternich et ses collègues,
se heurtait à ce fait ; et la discussion qui s'engageait entre eux et
Consalvi portait, en définitive, sur le moyen le plus sûr et le ♦
plus prompt d'en finir, dans les Marches, avec un fait contraire
au droit. L'Europe entière était lasse de Murât; Metternich tout
le premier, malgré le traité qui liait l'Autriche à Murât, ou plu-
tôt, peut-être, à cause de ce traité, inclinait à trouver qu'en
Europe il n'y avait plus de place pour cette créature de Napo-
léon. Mais toucher à Murât, personne ne l'osait; c'est pourquoi
Consalvi, dès le début du Congrès, croyait devoir conseiller au
Saint-Siège de négocier spontanément avec ce prince l'évacua-
tion des Marches. La négociation marcha très mal : Murât vou-
lait que le Saint-Siège le reconnût, et le Saint-Siège, estimant
que c'était déjà très beau de consentir à le connaître, finit au
contraire par accroître ses exigences et par lui redemander
Bénévent en même temps que les Marches; sur ce, tous pour-
parlers furent rompus.
Rome ne comptait plus que sur l'Europe pour obtenir justice
dans les Marches, et l'Europe, qui reprochait surtout à Murât
la peur qu'elle avait de lui, était à son endroit de plus en plus
haineuse, mais tout ensemble de plus en plus inactive. Un jour
vint, même, où cette craintive Europe fit mine de se fâcher
parce que le Pape ne la débarrassait pas de Murât. Pie VII
n'avait pas d'armée, c'est vrai, ni de canons, ni de trésor de
guerre, mais il avait des anathèmes... Et l'on vit, en février 1813,
(1) Rinieri. IV, p. 38^^39.
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450 KG7US DES DEUX H0NDB8.
tin diplomate infliger une scène à Consalvi, parce que les armes
spirituelles dont Sa Sainteté disposait n'avaient pas encore fou-
droyé Muret. Ce diplomate éteit un ancien évéque, il s'appelait
Talleyrand. Le prêtre jureur qui avait essayé de sacrer la Révo^
iution faisait grief au Pape de Tinertie dans laquelle restaient
ses foudres.
Il me soutint, raconte Gonsalvi» que le Pape parce que pape, et comme
défenseur, par essence, du juste, du vrai, et de la légitimité des principes,
devait lever l'étendard, qu'aucuae considération, aucun égard, aucun res-
pect humain, ne devait le retenir; qu'en lerant Tétendard, le Pape rendrait
un service immense à la France, et môme à l'Europe entière; que ne .pas
reconnaître Murât ne suffit point, parce que le Pape, en le reconnaissant,
aurait commis une infamie si peu supposable, qu'il n'a eu aucun mérite
à ne le reconnaître point; que le public doit savoir quelle est l'opinion du
Pape sur le compte de cet usurpateur; que môme en ne considérant que
l'affaire des Marches, le Pape avait une raison pour appliquer à Murât les
# mesures que prend l'Église en pareil cas; qu'on avait eu le courage d'agir
ainsi avec Napoléon, et qu'on ne savait pas avoir ce courage avec Murât;
que llnaction du Pape contre l'illégitimité de Murât faisait à la bonne cause
un incalculable dommage (1).
Talleyrand parlait avec une « véhémence incroyable; » et
Français, Siciliens, un ministre russe aussi, « plus Français que
les Français eux-mêmes, » opinaient comme lui. Cinq cents ans
après Boniface VIII, et trois cents ans après la Réforme, Tun des
maîtres du chœur de la diplomatie européenne prétendait exi^
ger du pape Pie VII qu'il devînt, tout conamc un Grégoire VII,
tout comme un Innocent III, juge de la légitimité des trônes; et
si Pie Vil se fût laissé faire, s'il eût, à la voix de Talleyrand,
restauré l'appareil théocratique d'autrefois, cet appareil aurait
servi d'instrument pour les calculs de l'Europe.
Gonsalvi raconte que cette interpellation le mit à la « tor-
ture ; » gardant néanmoins quelque modération, il répondit que,
depuis huit mois, le Pape, s'il avait voulu reconnaître Murât,
aurait pu recouvrer les Marches et même Bénévent, c'est-à-dire
800000 sujets; que les égards dus aux habitans du Latium ne
permettaient pas de les exposer au péril qui résulterait, pour
eux, d'un acte d'hostilité décisive contre le roi de Naples; et que
le reproche de n'avoir rien tenté contre l'usurpateur était sin->
gulier sur les lèvres de Talleyrand, dont certaines démarches
(1) Rinieri. V, p. 284 et suiv.
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UN AK DE POLITIQUB PONTIFICALE. ISI
étaient connues. Gonsalvi, en termeB très voilés, faisait allusion
à l'initiative à peine oubliée qu'avait pi*ise Talleyrand d'envoyer
à Fontainebleau, près du Pape captif, la marquise de Brignole
pour ménager un accord entre Pie VU et un autre « usurpa^
teur, » Napoléon.
Cependant, le pape Pie VII, n'ayant consenti ni à reconnaître
Murât comme souverain, ni à le rayer du nombre des iils de
l'Église, continua d'attendre la restitution des Marches, et Con-
salvi, à certaines heures, commença d'en désespérer.
Les Légations avaient été données à la France par le traité
de Tolentino : elles rentraient dans la catégorie des pays conquis ;
elles étaient sol français au moment où les armées autrichiennes,
profitant de nos désastres, les avaient occupées ; et l'Europe, qui
admettait que le Pape devait naturellement rentrer en posses-
sion des Marches, professait au contraire que c'était son affaire,
à elle, de disposer des Légations. La question qui s'agitait entre
Consalvi et les plénipotentiaires de Vienne pouvait se formuler
ainsi : Oui ou non, Pie VI avait-il, à Tolentino, perdu les
Légations? — Oui, répondait l'Europe, le traité garde sa valeur,
et les Légations, données à la France par l'acte de Tolentino,
enlevées à la France par la récente guerre, ne sont qu'une sorte
de res nullius, provisoirement déposée entre les mains de l'Au-
triche, et que l'Europe attribuera. — Non, ripostait le Saint-
Siège, l'acte de Tolentino fut nul et demeure nul ; de droit, les
Légations appartiennent au Pape ; de droit, elles doivent lui être
rendues.
Dès le 20 mai 1814, Pie VII écrivait à l'empereur François I'''
pour lui remontrer que ce traité, vicié dèb le début parce qu'il
avait été extorqué au Pape par la violence, avait en outre été
abrogé par le fait même des nouveaux actes d'hostilité de la
France napoléonienne contre le reste des États pontificaux (1).
Ainsi, à l'origine, la cession des Légations avait été nulle; et si
même on soutenait le contraire, la France, en se déclarant, dans
la suite, l'ennemie du Pape, avait d'elle-même rompu le traité
et annulé cette cession : telle était la thèse pontificale. Consalvi
(1) Van Duenn, op, oit,, p. zxxxv-xxzvi.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
la soutint avec une inlassable bonne volonté, et non sans pres-
sentir, ce semble, la gravité des objections qu'on y pouvait faire.
Il adressait une lettre particulière à Pacca, pour lui faire obser-
ver que, dans toute paix, la partie qui fait des sacrifices est en
quelque mesure contrainte par la force, et qu'aucun décret for-
mel de la France n'avait déclaré nul Tacte de Tolentino (1). « Ce
traité, disait-il un autre jour, est la tète de Méduse, qu'à tout
moment on vous présente pour vous pétrifier (2). »
« .Les Légations sont à donner, non à rendre : â telle était au
contraire la thèse de l'Europe, soutenue par Metternich aussi bien
que par Talleyrand. Metternich, d'ailleurs, promit à Consalvi, dès
l'origine, qu'elles seraient données au Pape ; mais à peu prèe au
même moment, François I*' ne cachait pas son idée d y installer
Marie-Louise ; et cette contradiction entre l'Empereur et le mi-
nistre n'avait rien de rassurant pour Pie VIL Nombreux étaient
les mendians et mendiantes, de race royale ou princière, qui
avaient besoin d'un peu de terre italienne pour se refaire un
train de vie. Il y avait Marie-Louise, fille de François I®', et que
l'on commençait à traiter en veuve, puisque l'on cherchait pour
son impérial mari un coin de terre qui appartint à peine à la
terre! Il y avait une autre Marie-Louise, fille de Charles IV
d'Espagne, ancienne reine d'Étrurie. Il y avait Eugène de Beau-
harnais, le moins exigeant parmi ces faméliques couronnés. Il y
avait un enfant qui n'était pas encore en âge de réclamer, et qui,
roi de Rome la veille, avait même cessé d'avoir un nom ; on
l'appelait, lorsqu'on parlait de lui, le Napoleonido, leragazzo (3),
et le pharisaïsme de la réaction européenne ne pouvait pardon-
ner à l'infortuné bambin d'être fils d'un adultère — de l'adul-
tère entre les Habsbourg et la Révolution; mais de temps à
autre, la romanesque générosité du tsar sollicitait un tout petit
nid pocir l'aiglon. A côté des mendians qui veillaient sur F Italie
comme sur une proie, d'autres quémandeurs plus opulens se
tenaient aux aguets. Si le tsar s'agrandissait en Pologne, si la
Prusse s'agrandissait en Saxe, l'Autriche voulait s'agrandir en
Italie : ce serait tant pis pour le Pape, si les rois en exil que les
circonstances avaient faits pauvres, si les rois en place qui ne vou-
laient point laisser le voisin s'enrichir sans devenir plus riches
(i) Rinieri, V, p. 360-871.
(2) Ilnd., V, p. 692.
(S) Ibid., p. 143.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. t53
eux-mêmes, avaient besoin de Bologne et des Légations pour
remettre l'Europe sur ses bases.
« Je crains, écrivait le 28 décembre 1814 M. de Saint-Mar-
san, plénipotentiaire du roi de Sardaigne, que la discussion sur
les deux Marie-Louise ne finisse par ramener un projet de dé-
pouiller le Pape(l). » Et, le 31 décembret, une lettre du cardinal
Fesch, adressée de Home au général Bertrand, avisîiit la petite
cour de Tîle d'Elbe que les Légations reviendraient probable-
ment à Tancieniie impératrice Marie-Louise (2) : le gouverne-
ment pontifical, qui fit saisir la lettre, fut médiocrement rassuré;
c'était une terrible et renne qu'un pareil pronostic. Gentz, fami-
lier à tous les arcanes du Congrès, n'était pas beaucoup plus opti-
miste, le 12 février 1815, lorsqu'il écrivait à l'hospodar de
Valachie : « Les limites du territoire du Pape sont sujettes
encore à plusieurs chances incertaines (3). »
C'est dans la semaine même où Gentz éprouvait cette im-
pression, que s'engagea par surprise entre Consalvi et Talieyrand
un dialogue des plus animés (4). M. de Labrador, représentant
de l'Espagne, avait reçu ses collègues à dîner. On sortait de
table ; M. de Noailles (5), qui faisait partie de l'ambassade fran-
çaise, se mit à dire en riant : « Voilà notre cardinal qui veut avoir
encore Bénévent et Ponte Corvo; il voudra aussi avoir Avignon
et Carpentras; il est insatiable, mais il ne les aura pas. Il aura
bien ses trois Légations, et il nous fera quittance pour le reste. »
Consalvi feignit de n'entendre point, M. de Noailles insistait;
le cardinal, alors, de répondre : « Je recevrai avec reconnais-
sance ce que vous me donnerez, mais je ne vous ferai pas quit-
tance pour le reste. »
Que le Pape se refusât, quoi qu'il advînt, à donner quittance
pour Bénévent et Ponte Corvo, cela ne faisait pas l'affaire de
M. de Talieyrand ; et, sur un signe de M. de Noailles, M. de
Talieyrand intervint.
Il entra dans notre cercle, raconte Consalvi, et commença avec un rire
sardonique à parler des Légations, disant : « Voilà le cardinal qui aura fait
(!) Van Duerm, op. cil., p. l.
(2) Hinieri, V, p. 211.
(3; Metternich, Mémoires, U, p. 499.
(A) Rinieri, V, p. 276 et suiv.
(5) Le comte Alexis de Noailles était le môme qui, en 1809, avait répandu dans
tout Tempire la bulla d'excommunication contre Napoléon.
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154 REVUE DES DEUX MONDES.
une belle affaire au Congrès. Les Légations lui seront données; je dis don-
nées, et non pas rendues. Il y a une différence de grande conséquence dans
cela. )> Comprenant que le propos tendait à nous contester tout droit, et
qu'on visait à pouvoir nous dire : « Remerciez-nous de ce cadeau-ci, et puis
de celui-là et n'en cherchez pas d'autre, car en somme rien ne vous re-
vient ; » je déclinai, tant que je pus, d'entrer en discussion publique, et je
répondis toujours que nous recevrions les Légations avec reconnaissance.
Lui, insistant d'autant plus, redisait : « Nous déclarerons expressément que
nous les donnerons, et non pas que nous les rendrons. » Je répondis : « Vous
direz ce que vous voudrez. )> Mais, répliqua-t-il, vous les recevrez comme
données et non pas comme rendues. » Je répondis simplement : « Nous les
recevrons. » Et il reprenait : a Mais vous les considérerez comme données. »
Pour tâcher de détourner le discours, je dis : « Oh bien I ce serait une
tyrannie de nouvelle espèce que de vouloir forcer nos pensées. » Tous se
mirent à rire. M. de Talleyrand continua et me dit : « Vous aurez les Léga-
tions et vous signerez le traité de Paris. »
Ne pouvant, en ne répondant point, lui faire croire que je l'aurais signé,
je répondis : « Est-ce que nous sommes en guerre avec la France? Si nous
sommes en guerre, faisons notre traité de paix, comme il a été fait avec tous
les autres. Si nous ne sommes pas en guerre, nous n'avons pas de traité à
signer. » Contraint par l'argument, il riposta : « Eh bien, ne signez pas le
traité de Paris, mais alors le traité de Tolentino restera dans toute sa vali-
dité, et ce ne sera plus le seul Avignon que vous n'aurez pas, car le traité de
Tolentino vous ôte aussi les trois Légations (1)« »
Séance tenante, Gonsalvi développa la thèse pontificale au
sujet de la nullité du traité de Tolentino : il sentit ses argu-
mens sans prise, et finit par dire à Talleyrand qu'il ne compre-
nait pas comment on pouvait invoquer un traité conclu avec une
autorité que le roi de France considérait conmie illégitime.
Louis XVIll,en effet, comptait Tannée 1814 comme la vingtième
de son règne : pourquoi la France prenait-elle au 'sérieux le
traité de Tolentino, signé par un intrus en l'absence de son
roi? C'était une jolie façon de faire dévier Tentretien : on était
tout oreilles dans le salon : que pensait M. de Talleyrand de la
légitimité de la Révolution, de celle de Napoléon? Les témoins
s'apprêtaient à être des rieurs, et Consalvî les aurait peut-être
pour lui. Mais l'expert interlocuteur éluda l'obstacle.
M. de Talleyrand, allant de l'avant, me dit brusquement, d'un verbe
haut : (( On prendra bien des précautions pour s'assurer de la chose. La
question d'Avignon et de Garpentras est enclose dans celle des trois Léga-
tions. Vous ii*aurez jamais ces deux pays-là ; et si vous ne signes pas le traité
(Ij Rinieri, V, p. 276.
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UN AN DE POUTIQUE PONTIFICALE. 155
de Paris, OU si vous ne faites dans quelque autre manière ce que^ous devez
faire à cet égard» vous n'aurez pas les trois Légations. » Je me faisais la
plus grande Tiolence pour ne pas répondre tout ce que compoi^tait une som-
mation pareille, et je répliquai froidement : « Ce sera comme vous voudrez,
vous êtes les plus forts. Je suis venu ici nu, et je m'en retournerai à
Rome nu, c'est-à-dire sans les Légations. Mais je ne signerai pas; nous ne
porterons pas d'atteinte à nos principes. » — k Vous n'aurez donc pas les
Légations, » répéta-t-il plusieurs fois... Et je répétai toujours très froide-
ment : « On fera ce qu'on voudra, mais je ne signerai point... » M. de
Talleyrand, quand il en eut assez, se mit tout d'un coup, avec son astuce
ordinaire, à prendre la chose en plaisantant ; il dit en riant : « Lorsque le
cardinal se fâche, il est encore plus aimable, » et faisant on tour de
pirouette, il s'éloigna (1).
On était au sixième mois du Congrès ; et sur la question ca-
pitale dont s'occupait Consalvi, la discussion n'aboutissait qu'à
une pirouette de M. de Talleyrand.
VI
« Les grandes phrases de reconstruction de l'ordre social, de
régénération du système politique de l'Europe, de paix durable
fondée sur une juste répartition de forces, écrivait Gentz à
cette époque, se débitaient pour tranquilliser les peuples, et
pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de
grandeur ; mais le véritable but du Congrès était le partage entre
les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu (2). » Le Congrès
de Vienne n'avait rien d'un tribunal international : si Ton y par-
lait de droit, c'était pour la façade. Le Congrès de Vienne était
ime Bourse, où des quittances s'échangeaient. On continuait d'y
trafiquer des lots de terre, avec pompe et désinvolture, lorsqu'une
subite nouvelle vint troubler le marché : Tile d'Elbe n'était
qu'une geôlière infidèle, l'île d'Elbe avait trahi l'Europe. Il faut
lire les rares dépêches écrites par Consalvi dans les semaines qui
suivirent : on y perçoit les chuchotemens alarmés de l'Europe,
on la voit tendre l'oreille vers le point du monde où elle croit
saisir Napoléon. Où courait-il, sur mer ou sur terre? On
l'ignorait encore. « Savez-vous où va Napoléon ? » demandait
Talleyrand h, Melternich. — « Le rapport n'en dit rien, » répon-
dait le chancelier. — « Il débarquera sur quelque côte d'Italie
(ï)Rinieri, V, p. 281-282.
(S) Mettemich, Mémoires^ II, p. 474
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156 REVUE DES DEUX MONDES.
et se jettera en Suisse, » reprenait Talleyrand. — « Il ira droit
à Paris, » ripostait Metternich (1). Napoléon par son audace, la
France par son accueil, justifiaient Metternich.
Lorsqu'on sut à Vienne qu'il marchait sur Paris, qu'il y
rentrait comme chez lui, on regarda la France comme perdue
pour les Bourbons; M. de Talleyrand, qu'on observait beaucoup,
semblait plus froid pour eux... Gonsalvi se demandait si tout
cela ne finirait point par le règne du roi de Rome... On installe-
rait le fils sur les ruines du père ; quant au père, môme au risque
d'une guerre universelle, on ne voulait plus qu'il régnât. Il
semblait même que le Congrès consacrât à sa façon la déchéance
du revenant de l'île d'Elbe, en jetant le duché de Parme à sa
femme, à la fin de mars; on pourvoyait également la reine
d'Étrurie; les Légations restaient vacantes pour le Pape. Mais
voici qu'au moment où, du côté de Bologne, Gonsalvi trouvait
le ciel plus serein, le courrier de Pacca lui apportait la nou-
velle de l'invasion des États romains par Murât. Il s'agissait bien,
désormais, de la reddition des Marches! Murât, de nouveau,
s'approchait de Rome; et le 24 mars au soir, Pie VII alarmé
s'enfuyait vers le Nord. Après tant de protocoles succédant à tant
de batailles, il semblait qu'il en fût des destinées de l'Europe
comme de la tapisserie de Pénélope : de nouveau, comme treize
mois auparavant, Rome était veuve de son pape et Paris possé-
dait son Napoléon.
Seul à peu près dans cette bagarre d'anxiétés, M. de Talley-
rand restait calme : le 12 avril, on avisait Gonsalvi qu'il venait
de se faire éclroyer Bénévent (2). Pour le Pape, rien encore
n'était fait; mais M. de Talleyrand était pourvu. Metternich insi-
nuait à Gonsalvi que le Pape devrait, coûte que coûte, renoncer
à parler de son droit, accepter avec soumission le point de vue
qu'avait adopté le Gongrès, et saisir avec gratitude, bien vite, les
cadeaux de terres qui lui seraient proposés.
J'ai toujours prévu, écrivait le cardinal, qu'un jour ou l*aulre viendrait
le moment où je me romprais le cou : mais testis est mihi Deus, peu m'im-
porte, pourvu que j'accomplisse mon devoir et que le Saint-Père soit servi.
Il faut encore remarquer qu'il est encore impossible de savoir comment fini-
ront les choses, et il se pourrait que les alliés nous donnassent ce qu'ils
n'ont pas, ou ce qu'ils n'auront pas longtemps, et que nous ayons affaire
(1) Metternich, Mémoires , I, p. 206. •
(2) Rinieri, V, p. 473.
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UN AN DE POUTIQUE PONTIFICALE. 151
ayec d'aatree détenteurs; aussi céder sans protester ni réclamer pourrait
nous être très nuisible. Et maintenant, si Ton ne veut rien nous donner
parce que nous ne voulons pas faire de cessions, je n'ai rien à dire sinon
que Dieu nous viendra en aide, et, s'il lui plaît, nous pourrons reprendre ce
qui nous appartient (i).
C'est à la clarté même de son devoir que le cardinal Consalvi
perçait Tobscurité des faits, et voyait scintiller, au travers, je ne
sais quels espoirs imprévus. Talleyrand était nanti, mais Tal-
leyrand ne consentirait-il pas un échange? Qu'était-ce que Béné-
vent, sinon un gage susceptible d'être négocié? L'Europe, de son
côté, ne tenait pas à ce que le Pape se fâchât; on prit le parti,
au début de mai, de considérer Bénévent comme une enclave du
royaume de Naples, et de décider qu'à ce titre, Bénévent serait
donné au roi Ferdinand de Bourbon, rétabli dans ses États. Si
le roi de Naples en voulait faire présent à Talleyrand, c'était
affaire à lui, et cela ne regardait plus le Congrès. Consalvi
devina l'intrigue : « J'ai la certitude, disait-il à Pacca le 9 mai,
que depuis le commencement du Congrès il a été convenu que
Bénévent serait VHctceldama hoc est ager sanguinis du vicaire de
Jésus-Christ, pour prix des services rendus par M. de Talleyrand
au roi Ferdinand (2). » Mais tandis que, dans l'affaire'des Marches
et dans l'affaire des Légations, Consalvi avait toujours conseillé
au Saint-Siège la patience, il estimait au contraire que, pour
cette question de Bénévent, le Pape devait parler haut; il alla
jusqu'à dire à Metternich que si Ferdinand violait les droits du
Pape sur Bénévent, les propres droits de Ferdinand sur Naples
pourraient être frappés de caducité par le Saint-Siège. Les ex-
communications pontificales, on l'avait vu quelques semaines
plus tôt, n'étaient pas au service de l'Europe, mais l'Europe, peut-
être, allait brusquement en percevoir l'écho.
Consalvi croyait l'heure venue .d'élever la voix. Murât n'était
plus qu'un vaincu; pourquoi faisait-on attendre au Vatican la
restitution des Marches? L'Autriche percevait à son propre profit
les impôts dans les Légations; pourquoi prolonger la fiction en
vertu de laquelle les Légations n'étaient encore à personne?
M. de Talleyrand avait droit à la gratitude du Bourbon de Naples,
mais pourquoi le Bourbon de Naples acquitterait-il cette grali-
(1) Rinieri, V, p. 483.
(2) Ibid., V, p, 574.
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158 RBVUB DES DEUX MONDES»
tude aux dépens du Pape? Consalvi craignait encore, le 15 mai»
que les diplomates ne s'éloignassent de Vienne sans avoir dit
leur mot sur ces diverses questions, et qu'en Europe la situation
de tous ne fût réglée, sauf celle du Pape.
Il s'en fut voir Metternich, à plusieurs reprises, et parla ferme.
Un des entretiens dura de\ix heures, et lui occasionna << une
sueur de sang; »*mais chaque visite de Gonsalvi à Metternich
gagnait au Pape un peu de terrain. « Nisi Deus adjuverit, éoriy^xi*
il à Paeca, le 9 mai, Votre Éminence peut être assurée que je
donnerai un coup d'épée dans l'eau (1). » Mais le pessimisme
de Gonsalvi laissait son courage intact, et les coups d'épée qu'il
donnait déchiraient sans pitié la trame d'argumens dilatoires
qu'on s'essayait à lui opposer. Pour laisser au Pape, à des titres
divers, les Marches et les Légations, Metternich n'avait qu'à de-
meurer fidèle à ses promesses de naguère; il était trop soucieux
d'une exacte harmonie, en Italie, entre l'Autriche et le Saint*
Siège, pour que cette fidélité lui coûtftt beaucoup. En ce qui con-
cernait Bénévent, c'est Gonsalvi lui-même qui donna l'idée d'une
combinaison. « J'ai proposé un accommodement, raconte-t^il :
le Roi donnerait en argent à M. de Talleyrand l'équivalent de
Bénévent, qui serait rendu au Pape, ou à tout le moins
trouverait-on pour le Pape, sur la frontière, une compensation
éqpiivalente... Le grand tapage que j'ai fait et que je continue à
faire sans respect humain et avec les expressions de la réproba-»
tion la plus grande, ne sera pas, je l'espère, sans utilité (2). »
Peu de jours après, Metternich expliquait à Gonsalvi : « M. de
Talleyrand réclamait six millions pour Bénévent, mais nous les
réduirons à deux, le roi de Naples ne peut assumer la charge de
toute cette somme, et nous ne pouvons pas la lui imposer, car
pour donner au Pape Ponte Gorvo, il nous a fallu amener la
Russie, qui voulait à tout prix attribuer ce territoire au prince
Eugène, à se contenter qu'on donnftt de l'argent à celui-ci, et cet
argent, nous le mettons à la charge du roi Ferdinand. Le Roi,
donc, veut être soulagé d'une partie de cette somme de deux
millions, qu'il devra payer à M. de Talleyrand, et il a été convenu
que le Roi donnerait un million et demi, et le Pape cinq cent
mille francs (3). » Ainsi fut dénoué l'incident qui avait failli
(1) Rinieri, V, p. 575.
(2) Ibid., p. 609.
(3) Ibid., p. 116.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 159
mettre aux prises le Pape et le Bourbon de Naples : Gonsalvi
consentit à ce sacrifice pécuniaire, et un article secret stipulait
que le Pape se prêterait à rechange de Bénévent contre un
morceau de terre limitrophe des États romains, si le Bourbon
de Naples le désirait.
Le 12 juin 1815, Gonsalvi pouvait écrire à Pacca : « Le
Seigneur a enfin couronné d'un heureux succès les efforts du
Saint-Père. Huit provinces et une principauté reviennent sous le
domaine du Saint-Siège. Le pontificat de Pie VII comptera
parmi ses gloires celle d'avoir recouvré ces provinces en un
temps où tout semblait rendre la chose impossible (1). »
Les historiens, jusqu'ici, imputaient au bon vouloir de la
Russie et de la Prusse le rétablissement du pape Pie VII dans
sed États (2). La publication du P. Rinieri témoigne, d'une façon
décisive, qu'en dépit des bourrasques qui parfois s'élevèrent
entre Mettemich et Gonsalvi,^ le meilleur auxiliaire du cardinal
dans son difficile labeur fut le chancelier d'Autriche (3). Il y eut
des heures où Gonsalvi et Pacca sg défièrent de Mettemich : leurs
défiances furent toujours d'assez brève durée. Mais quelque grati-
tude qu'il ressentît pour l'aide de Mettemich, Gonsalvi s'attachait
toujours, dans ses lettres, à ne jamais exagérer la portée du lien
qui devait unir l'Autriche et le Saint-Siège; et l'on admire avec;
quel tact avisé le pouvoir pontifical, même favorisé des bienfaits
de l'Autriche, préserva son autonomie contre les indiscrètes ten-
tatives dont la Monarchie apostolique, tout près de nous encore,
a paru garder l'habitude. Dans quelle mesure le Saint-Siège
devait-il adhérer à la Ligue italique que projetait Mettemich
dès le début du Gongrès de Vienne? DansquçUe mesure devait-il
ac<;epter, dans quelle^ mesure décliner, cette sorte de connubio
politique auquel Mettemich invitait Gonsalvi lorsqu'il lui disait
(1) Rinieri, V, p. 704-705.
(2) /Wd., V, p. xLvi.
(S) Dans le Tolome où il a commenté cette passionnante correspondance des
denx princes de FÉ^lise, le P. Rinieri nous semble avoir pour l'Autriche, même
lorsque d'aventore il est contraint de lui donner tort, des trésors d'indulgence.
Lorsqne Gonsalvi, constatant en Autriche la survivance des vexations joséphistes
contre l'Ëglise, écrit à Rome : « Les choses ici sont cent mille fois pires que dans
les pins mauvais temps en France ; » lorsque Severoli, lorsque Pacca, blâment
dans lenrs lettres l'Autriche pour telles démarches de politique religieuse « dont
on ne vit pas même l'analogue sous le règne de Napoléon, » le P. Rinieri semble
gêné : « Il faut naturellement admettre, dit-il en note, que dans toutes ces lamen-
tations, il y a quelque exagération ; le fond cependant était incontesté (rV,p. 349). »
L'historiographie ecclésiastique doit compter, plus que toute autre, avec les cri-
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
en riant: « Nous sommes mari et femme (1) ? » Les dépèches
où Consaivi et Pacca discutent ces questions sont un témoignage
instructif dé Tindépendance et de la dignité du Saint-Siège; les
deux cardinaux sont d'accord que le Pape, qui se laissa traîner
en prison plutôt qu'englober dans le système napoléonien, ne
doit accepter Tenrôlement dans aucun autre système politique.
La correspondance entre Metternich et Consaivi, publiée il y a
quelques années par le P. Van Duerm, atteste que ces prin-
cipes, énoncés par le cardinal dès Taurore de la Sainte Alliance,
inspirèrent constamment la politique dé Consaivi : qu'on en juge,
par exemple, par certaine lettre de 1820 dans laquelle Consaivi
refusa d'aider l'Autriche contre la révolution de Naples.
Si Votre Altesse, disait-il à Metternich, veut bien fixer son attention «ur
la double qualité du Saint-Père comme chef de FÉglise et comme souverain
d*un État qui, en môme temps qu'il se trouve par une ligne très étendue au
contact du royaume de Naples, est aussi entièrement dépourvu de tout
moyen de défense. Elle sentira sans doute la nécessité indéclinable où est
le Saint-Père de garder de certain^ mesures dans Vactivité de son union
avec Sa Majesté Impériale et Royale, s*il s'agissait de prendre une attitude
ennemie vis-à-vis du gouvernement de Naples.
Pour ce qui regarde sa qualité de chef de l'Église, Votre Altesse connatt
déjà trop bien que si le Saint-Père n'a pu, môme au prix de sauver son exis-
tence politique, agir en ennemi contre les nations non catholiques pour
ne pas nuire à ses rapports religieux avec leurs sujets catholiques, il le
peut beaucoup moins epvers un État tout entier catholique et beaucoup
moins encore au détriment le plus sûr de l'exécution d'un concordat tout
récent et qui est d'une si haute importance pour la religion.
Et après avoir dit que Pie VII continuerait de combattre les
sectes, Consaivi poursuivait:
Les rapports religieux que le Saint-Siège doit conserver avec tous les
gouverneraens, rapports dont la conservation est intimement liée avec la
tiques malveillans ; et certes, il s'en trouverait, si cette tendance s^accentuait, pour
dire que le souvenir des services temporels rendus par l'Autriche au Saint-Siè^^^
est comme un voile dont on se plairait à couvrir les ridicules et les méfaits de
l'esprit joséphiste, et les ruines qu'un tel esprit entraîna pour l'Église. En quoi ces
critiques se tromperaient; car, à notre sens, l'attitude du P.Rinieri s'explique
beaucoup plus simplement par un instinct naturel de réaction contre les habitudes
de certains historiens italiens dont l'équité envers rAutriche est en général le
moindre souci. Mais pourquoi le P. Rinieri, si expert souvent à plaider les cir-
constances atténuantes pour l'Autriche, n'en fait-il jamais bénéficier la France de
la Révolution, de l'Empire et môme de la Restauration 1
(1) Rinieri. V, p. 223.
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Ff*^
UN AN DE POLITIQUE J^ONtlflCALE. 161
nature et les devoirs du Saint-Siège, lui défendent de prendre vis-à-vis d'un
gouvernement quelconque une attitude hostile et lui prescrivent d'en éviter
jusqu'à la moindre apparence. Ces considérations se rattachent si stricte-
ment à la nature du gouvernement pontifical, que le Pape, dans les relations
mômes où il peut se trouver comme prince souverain, ne peut jamais les
oublier ni leur préférer un avantage temporel quelconque (1).
Cette lettre, qui marquait à Metternîch une fin de non rece-
voir, emporta pourtant Tadliésion du chancelier. « J'ai retrouvé
et reconnu, répondit-il, la touche de Votre Éminence dans la
réplique pleine de dignité et de correction que sa Cour vient de
faire à notre mémoire (2). »
Et Metternich, sans doute, auarait moins estimé Consalvi si
Consalvi avait autorisé Metternich, parce qu'à certaines heures
le cabinet de Vienne avait servi la Curie, à se servir d'elle à son
tour et à mettre la diplomatie pontificale à la remorque de la
diplomatie apostolique.
VII
A Fissue du £ongrès de Vienne, le Pape était redevenu roi
et le Pape restait libre; et si Consalvi n'avait préféré en reporter
l'honneur à l'admiration qu'avait le monde pour la personnalité
de Pie VII, il aurait pu, personnellement, en tirer quelque
orgueil. Il avait trouvé le moyen de traiter avec grandeur des
affaires dont l'apparente petitesse était parfois gênante ; entouré
de diplomates dont beaucoup ressemblaient à des commerçans,
ce prêtre avait maintenu dans toute sa pureté l'honneur diplo-
matique. Mais on mesurerait mal l'élévation de son rôle, si l'on
taisait les heures fécondes durant lesquelles il débattait avec
quelques-uns de ses collègues certaines questions d'ordre pure-
ment religieux. L'histoire dira, désormais, grâce aux décou-
vertes du P. Rinieri, que le voyage de Consalvi à Londres dans
l'été de 1814 et son long séjour au Congrès de Vienne, profitèrent
singulièrement à l'émancipation des catholiques d'Angleterre;
^pie le cardinal avait vu clair dans les luttes qui divisaient les
catholiques de Grande-Bretagne ; qu'il avait témoigné aux intran-
^^geans d'Irlande une froideur avisée, et fait acte perspicace en
^sayant d'attirer le Saint-Siège, comme lord Castlereagh le
W) Van Duerm, op. ct7., p 264.
P) Ihid., p. 274.
TOMB XXXV. — 1006. -1. 11
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162
REVUE DES DEUX MONDES.
dédirait, sur le terrain des concessions; et que, Topiûlon de
Consalvi ayant tardé à prévaloir, il fallut moins de cinq ans pour
que Rome eût à prendre des mesures contre le vicaire Milner,
chef de ces intransigeans qu'un instant elle avait paru encoura-
ger (1). Lorsque Consalvi souhaitait pour TÉglise britannique le
triomphe de certaines solutions modérées, ce n'était point le
politique, mais bien plutôt le prêtre, qui parlait {et qui insistait
« Il est des gens en Irlande, écrivait-il, qui, d'une façon médiocre-
ment innocente, se servent du prétexte de la religion pour leurs
desseins et pour leurs fins politiques... Les Irlandais sont natu«
rellement très ennemis de l'Angleterre, et quelques-uns, môme
sans le vouloir, voient en noir tout ce qui vient de l'Angle-
terre. »
L'œil aiguisé de Gonsahn discernait le point précis où finis-
sait la vraie sollicitude pour les intérêts religieux et où com-
mençait, au contraire, l'exploitation politique de ces intérêts;
et sa conscience d'homme d'Église avait l'inflexibilité nécessaire
pour dissiper toute confusion, dire halte à toute ingérence, et
dégager l'Eglise de toute compromission. L'ère du parlementa-
risme commençait; les formes nouvelles de la vie civique dans
les divers pays exposaient TEglise à certains périls en même
temps qu'elles lui ménageaient certains avantages; la politique
suivie par Consalvi à Tendroit de l'Angleterre montra qu'il pres-
sentait, avec une admirable équité d'intelligence, et ces périls et
ces avantages. Il entrait dans l'esprit de cette politique que
l'Église ne fût liée à aucun parti non plus qu'à aucune com-
binaison d'intérêts internationaux. Pie Vil avait mieux aimé
subir l'infortime que d'adhérer aux décisions commerciales aux-
quelles Napoléon soumettait l'Europe ; la fin de son pontificat
fut k l'avenant du début; et le secrétaire d'État Consalvi fut
aussi libre à l'endroit des vainqueurs de Napoléon qu'il l'avait
été à l'endroit de Napoléon.
L'avènement du cardinal délia Genga, devenu Pape sous le
nom de Léon XII, renvoya Consalvi à l'horticulture qu'il aimait.
Une leltre de Louis-Philippe existe, dans laquelle le futur roi
des Français dit au cardinal : « Le prince de Talleyrand, qui
(1) L'ouyrage capital sur la question est celui du P. Amherst, S. J. : Thê History
ofCatholic émancipation and the progress of the eatholic Church in the British
IsUs from 1771 to ISiO, IJ, p. 141 et suiv. (Londres, Hegan, i8S6) : U a désormais
besoin d'être complété à l'aide des documens que publie le P. Binicri.
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UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE. 163
garde de vous le plus tendre souvenir, me disait dernièrement
que votre seul plaisir était la culture des fleurs (1). » Un jour il
fut tiré de ce plaisir par un appel du , pontife nouveau qui le
conviait à venir causer; Gonsalvi, malade, se fit porter auprès
du Pape. C'est un vaste sujet de causerie que TUnivers : Consalvi
se complut à parler des germes qu'il avait semés en vue du
rapprochement de l'Angleterre avec le Saint-Siège. On vendait
toujours, dans Rome, la gravure sur laquelle Pie VII, entouré de
la Force, de la Mansuétude et de la Gloire, se faisait présenter
par Consalvi quatre belles effigies de femmes agenouillées, qui
représentaient Rome, Ravenne, Bologne et Ferrare; mais la
pensée de Consalvi, toujours portée vers l'avenir, aspirait à
d'autres conquêtes. Les efforts qu'il avait faits à Vienne pour
mettre d'accord le Saint-Siège et lord Castlereagh n'avaient pas
été des victoires, et pourtant on eût dit qu'entre tous les souve-
nirs que gardait Consalvi du Congrès de Vienne, celui-là lui était
le plus précieux. Il souhaita à Léon XII de moissonner, en Angle-
terre, ce que lui-même avait semé. Léon XII écoutait; il
regretta peut-être que Consalvi, à qui ses forces interdisaient
d'accepter la préfecture de la Propagande, ne fût plus qu'horti-
culteur, et Consalvi s'en retourna vers ses fleurs, destinées à lui
survivre... Bientôt après, Consalvi n'était plus : les dernières
paroles qu'avait prononcées ce grand homme faisaient augurer
le réveil du catholicisme anglais ; et le chroniqueur qui en prit
note et qui pour toujours en fixa l'expression était dès lors en
passe de devenir célèbre: il devait être le cardinal Wiseman.
Georges Goyau.
(1) Crétineau-Joly, Mémoireê du cardinal Consalvi, I, p. 137.
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LES RESULTATS
PS YCHO - PHYSIOLOGIE
I
D'abord, en quoi consiste, au juste/ cette conception d'une
psycho-physiologie ?
Aux alentours de 1830, la haute Université avait donné de
la psychologie une idée très simple : « La psychologie est la
science du principe intelligent, de Thomme, du mot. » Ou encore :
« La psychologie est cette partie de la philosophie qui a pour
objet la connaissance de Tâme et de ses facultés étudiées par le
seul moyen de la conscience. » D'ailleurs, rien ne semblait plus
facile que cette étude ni plus certain : A la Sorbonne et au
Collège de France, Victor Cousin, Roy er-Col lard, Jouifroy, la
menaient de concert. « L'âme se connaît, se saisit immédiate*
meftt, » affirmaient-ils.
Seulement ces grands professeurs étaient romantiques; à
côté de la littérature du « moi, » qui représente l'expansion sen-
timentale de l'individu, ils entreprenaient la psychologie du moi,
qui représente son expansion intellectuelle. Dans l'un et Tautre
cas, en effet, le principe est le même, c'est le subjectivisme. Or,
s'il est açlmissible que le suhjectivisme soit la source même du
lyrisme, il est contradictoire de le supposer principe de science.
Le poète et l'observateur ne suivent point les mêmes voies.
C'est ce qui frappa Auguste Comte : « L'observation inté-
rieure, dit-il, engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il
y a d'individus croyant s'y livrer. » Et puis, à supposer qu'il y
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LES RÉSULTATS DE LÀ PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 165
ait accord entre ces diverses observations intérieures, en serions-
nous bien avancés? Quels résultats précis obtiendrions-nous
ainsi ? Nous décrivons ce que nous constatons dans notre con-
science ; nous ne l'expliquons pas. « Contempler l'esprit en lui-
même, dit toujours Auguste Comte, c'est faire abstraction des
causes et des effets, c'est regarder de loin des résultats dont les
conditions échappent nécessairement. » Et, à la vérité, quand on
examine le principe d'une méthode introspective, on ne peut
guère ajouter à la critique positiviste.
C'est que, à côté de cette psychologie inexistante, Auguste
Comte avait trouvé de son temps une physiologie constituée :
les médecins, déjà ambitieux, s'étaient eux-mêmes préoccupés
des (c rapports du physique et du moral. » Cabanis avait mis en
lumière l'influence du sexe, de l'âge, du milieu, du régime, de
l'état de santé, sur les fonctions mentales. Bichat avait été jus-
qu'à dire que les passions avaient leurs causes uniquement dans
les viscères. Surtout Gall régnait. Auguste Comte suivit les phy-
siologistes, et non les psychologues. Il réduisit la psychologie des
uns à la physiologie des autres : « La théorie positive des
fonctions affectives et intellectuelles est donc irrévocablement
eonçne conmie devant désormais consister dans Tétude, à la fois
expérimentale et rati<mnelle,des différens phénomènes de sensi-
bilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de
tout appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un
simple prolongement général de la physiologie animale propre-
ment dite, ainsi étendue jusqu'à ses dernières attributions fon-
damentales. »
Auguste Comte exagérait, évidemment. » Les successions des
phénomènes mentaux, objectait déjà Stuart Mill, ne peuvent
être déduites des lois physiologiques de notie organisme ner-
veux. » La physiologie pure ne vaut donc guère mieux que la
psychologie pure; mais la conception des Cousiniens et celle
de Comte s'éclairent mutuellement et se font pendant. Ce sont
deux extrêmes logiques entre lesquels la psychologie n'a cessé
d'osciller, au cou^-s de son histoire, pour se trouver un point
d'équilibre. Si elle reste cousinienne, en effet, elle ne peut
«devenir positive ; si elle continue d'être comtiste, elle cesse d'être
psychologique. Comment lever cette difficulté?
Or, je trouve en moi cife« événemens, tels qu'il non existe pas
de Semblables dans l'univers * ce sont mes seul imens mes id^ies,
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166 BEVUE DES DEUX MOHDEfi.
mes décisions. Ces évënemens ont pour caractéristique qu'ils ne
sont connus que de moi ; ils n'existent que si je les connais.
Il me suffira de donner à cette conscience spontanée que j'ai de
moi-même la rigueur de la réflexion pour constituer une expé-
rience utile. Appelons psychologique la connaissance que j'ai,
moi, de ces événemens qui me sont propres.
D'autre part, si j'ai la sensation de lumière, par exemple,
c'est qu'un excitant mécanique : un mouvement vibratoire, a agi
sur mon œil, c'est qu'une impression physiologique, dans mon
organe sensoriel et dana mon cerveau, a suivi cette excitation.
Supprimer ces antécédens objectifs serait supprimer ma sensation
subjective. Mes états intérieurs ont des antécédens ou des con*
séquens dans mon organisme. Ils suivent ou précèdent des mo-
difications de mon système nerveux. Ils viennent s'insérer dans
une série matérielle, et leur liaison avec tous les termes de cette
série est telle que leurs variations sont concomitantes des varia-
tions de ces termes. Pour les connaître, il faut donc connaître
leurs conditions, leurs résultats. Appelons physiologique cette
seconde connaissance, et nous donnerons le nom de psycho^
physiologie à l'étude parallèle de ce qui se passe dans ma
conscience, de ce qui se passe dans mon organisme. L'une sera
le complément de Tautre.
Bien plus, l'étude physiologique sera le moyen, la méthode
de l'étude psychologique. Car n'est-il pas plus facile d'observer
exactement les contractions de mes muscles, les impressions de
mes organes sensoriels, les variations de ma respiration et de
ma circulation que mes pensées, mes perceptions et mes émo-
tions, ce qui tombe sous les sens de tout le monde que les mou-
vemens d'une conscience, qui seule peut se saisir elle-même?
« L'âme, disait le métaphysicien Descartes, est plus aisée à con-
naître que le corps. » C'est le contraire pour le psycho-physio-
logue.
Ainsi, la perpétuelle tendance de la psychologie, durant un
demi-siècle, à se rapprocher de la physiologie révèle seulement
son effort pour devenir positive. Ayant aperçu la contrariété de
ces deux mots : science et conscience, elle a supposé cette syno-
nymie : psychologie scientifique, psychologie physiologiqpie.
Est-ce là un rapprochement légitime ou illusoire? La psycho-
logie ne dispose-t-elle vraiment que de la physioloirie pour de*
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 167
venir scientifique? c'est ce que nous découvrirons sans doute,
en examinant successivement quelques-uns des résultats obtenus
par les trois tentatives où s'est accusé le plus vivement ce besoin
de précision expérimentale, — la psycho-physique, la physio-
psychologie, la psycho-pathologie.
II
La psycho-physique prétend se modeler, ainsi que son nom
rindique, sur les sciences de la nature les plus exactes. Elle vise
à expérimenter comme en physique. Substituer à Tétude inté-
rieure du fait psychologique Tétude objective du fait physiolo-
gique, c'est bien, parce que les sens sont plus exacts que la con-
science. Mais ce n'est pas assez. N'est-il pas possible de remplacer
à leur tour les sens par des appareils, des instrumens enregis-
treurs ?
En d'autres termes, parmi les antécédens d'une sensation, il
y a un fait physiologique, l'impression, c'est-à-dire tous les chan-
gemens survenus dans les organes, les nerfs et les centres sen^
soriels : on ne peut guère que l'observer. Et il y a un fait phy-
sique, l'excitation : c'est une force qui agit du dehors sur l'organe,
une vibration lumineuse, par exemple, un mouvement. Or cette
excitation est mesurable : mesurons-la... Nous ferons ainsi péné-
trer dans la psychologie la précision même des mathématiques.
Nous formulerons algébriquement, comme la loi de la chute des
corps, celle qui régit les rapports de l'univers mécanique et de la
conscience sensible. Ainsi deux bougies ne nous procurent pas
une sensation de lumière qui, par sa vivacité, soit le double de
l'éclairage fourni par une jjougie. Un orchestre de cent violons
ne fait pas cent fois plus de bruit qu'un violon : il s'en faut de
beaucoup. De combien s'en faut-il? La sensation et Texcitation ne
croissent pas proportionnellement. L'œuvre de la science psycho*-
physique sera de donner à cette observation grossière une expres-
sion rigoureuse. Toute science n'est que mesure de la quantité.
Cette conception est d'origine surtout allemande, on le pense
bien, et n*est pas toute neuve. C'est en 1860 que Pechner, le
plus éminent des psycho-physiciens, a défini son dessein :.
« J'entends, par psycho-physique, une théorie exacte des
rapports entre Tâme et le corps, et, d'une manière générale,
entre le monde physique et le monde psychioue. »
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168
REVUE DBS DEUX MONDES.
Ce n'est pas que Fechner prétende absorber toute la psycho-
logie, ou môme la psycho-physiologie, dans la psycho-physique :
il est un large esprit. Il songe plutôt à fonder une sorte de
science intermédiaire, celle des rapports de la sensation et de
l'excitation, caractérisée par Temploi de Texpérimentation véri-
table, de la mesure, et du calcul.
Les expériences auxquelles il s'est livré, lui et ses disciples,
sont en nombre inQni. Mais il est aisé de les ramener à deux
types élémentaires, puisqu'elles ne peuvent porter que sur les
sensations.
Nos organes sensoriels, en effet, ne recueillent pas toutes les
excitations : les unes n'atteignent pas, les autres dépassent la
limite de leur capacité. Un son trop léger n'est pas perçu non plu^
qu'une lumière trop pâle ; quel est donc le point précis où l'excir
tation devient perceptible, c'est-à-dire capable de produire dans
la conscience la plus petite sensation, la sensation initiale? Il y
a un <i seuil » que l'excitation doit franchir pour devenir- une
sensation : où est ce seuil de la conscience?... Supposons un
appareil qui puisse mesurer l'intensité de l'excitation, un autre
appareil qui puisse fixer le moment de la sensation, on obtien-
drait ainsi le mifiimum sensible. Or, on a construit ces appareils,
déterminé ce minimum : pour la température, par exemple, celle
de la peau étant IS"",!, ce sera une augmentation de 1/8 de degré,
centigrade ; pour la lumière, l'éclairage d'un velours noir par une
bougie située à 8 pieds 7 pouces; pour le son, une boule de liège
de 0^^,001 tombant de 0,001 sur une plaque de verre, l'oreille
étant à 91 millimètres.
Mais, — et c'est là le second type d'expériences, — l'excita-
tion varie : elle peut s'accroître. Si elle s'accroît d'une quantité
trop petite, nous n'avons pas la sensation d'une différence. Si,
par exemple, l'on exerce une pression de 1 gramme sur les doigts
d'un sujet, il faut augmenter la pression d'un tiers de gramme,
pour que cette augmentation soit perçue. Cette sensation de la
plus petite différence possible constitue ce qu'on pourrait appeler,'
par rapport au minimum sensible du seuil de la conscience, un
minimum différentiel, le minimum sensible relatif. La détermi-
nation de ce minimum différentiel est d'autant plus utile qu'il
est constant : quelle que soit son intensité, il est nécessaire que
l'excitation croisse toujours dans une même proportion par rap-
port à elle-même pour c[ue cet accroissement soit perçu sous la
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LES RÉSULTATS DE LA PSTCHO-PIfCTSIOLOGlE. 169
forme d'un accroissement dans Tîntensité de la sensation. Si pour
une pression de 1 gramme, il faut un tiers de gramme, pour une
pression ae 10 grammes, il faudra une augmentation de un tiers
de 10 grammes. La proportion est la même pour la tempéra-
ture, pour le son. Pour la lumière, un accroissement de 1 pour 100
suffit. Il est donc possible de résumer toutes ces expériences par
une loi , exprimant la constance de l'excitation , dans tous ses
^ccroissomens, pour tous les sens. Un autre psycho-physicien^
Weber, est devenu célèbre pour avoir tenté de donner à cette loi
une formule absolument mathématique :
La sensation croit comme le logarithme de F excitation.
Ceux qui savent ce que c'est qu'un logarithme admireront
sans doute cette extrême précision des résultats psycho-phy-
siques. Ceux qui l'ignorent n'admireront pas moins.
Mais, si pour les sensations on a dû s'en tenir surtout à leur
intensité, il est un autre caractère par où les phénomènes de la
conscience semblent encore offrir une prise à la mesure, c'est
leur durée.
Le plus éminent représentant de la psychologie allemande,
son véritable chef et initiateur, celui qui fut le premier à for-
muler les principes de la liaison psycho-physiologique en géné-
ral, Wundt, a institué, dans son laboratoire de Leipzig, des expé-
riences de cette espèce.
L'opération est très simple : on soumet le sujet à une excita-
tion, une piqûre à la main, par exemple, et on le prie d'accuser
sa sensation par une réaction, en pressant le bouton d'un appa-
reil, par exemple. L'intervalle qui sépare l'instant enregistré par
les deux appareils mesure le « temps de réaction. »
Ce temps de réaction est infiniment complexe. Il comprend
tout au moins : le temps physiologique représenté par la marche
de l'excitation de la périphérie au centre; le temps psycholo-
gique de la sensation ; le temps psychologique de la décision 4
prendre pour .réagir ; le temps physiologique que constitue le
trajet de l'influx nerveux du centre à la périphérie, vers les
muscles.
Dans cet ensemble, comme on le voit, les deux temps psycho-
logiques qu'il s'agit de mesurer sont pris entre deux temps phy-
siologiques, dont nous ne savons pas quand Tun finit ni f|Tiand
l'autre commence. Pour les atteindre, il suffira sans doute ilé
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170 REVUE DES DEUX MONDES.
compliquer l'opération mentale : par exemple, on imposera au
sujet de réagir avec la main gauche s'il voit une lumière, et avec
la main droite s'il ressent ime piqûre, ou bien on lui prescrira de
réagir avec le petit doigt, s'il est piqué au pouce et avec le pouce
sïl est piqué au petit doigt. La réaction devient ainsi beaucoup
plus difficile, par le double fait d'une attente, puisque le sujet
ne sait pas ce qui va se passer, et d'une attention, puisqu'il devra,
selon le cas, faire un choix. C'est-à-dire que la série psycholo-.
gique se trouve considérablement renforcée par rapport à la série
physiologique pure : le retard de la réaction mesurera la rapi-
dité de la pensée. Or, ce retard est très appréciable. La pensée
n'a rien de l'éclair : elle est môme très lente : sa vitesse varie
avec les individus, les dispositions des individus, et l'on a pu
espérer trouver une formule mathématique, d'après les temps de
réaction, pour évaluer l'intelligence des hommes. L'influx ner-
veux lui-môme ne circule que fort doucement dans les voies qui
le conduisent de la périphérie au centre, du centre à la péri-
phérie. Si je ne me trompe, Wundt estime sa vitesse à 33 mètres
par seconde.
En vérité, ne sont-ce pas là des résultats?... Ils ont été telle-
ment discutés, dans toutes les écoles, qu'il n'est pas possible d'en
ignorer l'existence, au moins historique. Ces quelques détails
suffisent sans doute à en montrer la minutie, l'apparence posi-
tive, et l'on comprend que, lancée par un esprit aussi vigoureux
que Fechner, appuyée par l'autorité de Wundt, la pscho-phy-
sique ait eu d'abord une fortune éclatante. Depuis vingt-cinq ans,
non seulement en Allemagne, mais en France, en Italie, en
Amérique, les laboratoires n'ont cessé de se multiplier et de
s'enrichir, les appareils de se perfectionner et de se diversifier.
Bientôt, on ne s'en tint plus à la mesure des « temps de réac-
tion, » et l'on s'appliqua à saisir des phénomènes plus délicats
et plus profonds. De l'étude des sensations, on s'éleva à celle des
émotions, où l'on voulut déterminer toutes les modifications
qu'elles peuvent entraîner, dans la circulation, la respiration, la
tension musculaire. On accumula le plétysmographe, le sphyg-
mographe, les esthésiomètres, les dynamomètres, les appareils
graphiques de tout genre. On a mesuré, grâce à des accidens
favorables, jusqu'aux variations caloriméiriques du cerveau
et je connais de jeunes passionnés qui n'accomplissent aucun
acte de leur vie humaine sans un outillage scientifique. Dans
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WW^'-^
LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 171
cette universelle fièvre psychométrique, TAllemagne, est-il besoin
de le dire, resta la plus ardente. Ses représentans furent honoréjs
dans les Congrès et il sembla un moment que la psychologie ne
pouvait avoir d'autre forme que ce travail de laboratoire, qui, de
Leipzig, avait rayonné dans le monde.
Pourtant, Téclat même de ce succès devint bien vite dange-
reux. On exagéra. En France, notamment, la psychométrie, qui
ne fut qu'une imitation, se défendit mal de la puérilité. Son
principal représentant, à peine officiel, M. Alfred Binet, après
avoir tenté de réunir quelques élèves dans un laboratoire annexé
à la Sorbonne, ne parvint guère à y maintenir que des secré-
taires. Il s'adonne aujourd'hui à des travaux de société, comme
la graphologie, et même à des essais de philosophie générale sur
« l'âme et le corps. » VAnnée psychologique, où il avait eu
l'heureuse idée de résumer régulièrement l'ensemble des travaux
de ce genre, n'offre plus .l'intérêt d'autrefois, indiquant par là
même la généralité de ce recul. L'Allemagne elle-même est au-
jourd'hui frappée, semble-i-il, de découragement. Les derniers
ouvrages de Wundt révèlent des préoccupations plus larges où
Ton voit bien que, d'instinct, il fut toujours un philosophe et un
logicien : il s'intéresse à la psychologie des peuples. Son pério-
dique, les Philosophische Siudien^ n'a pas, lui non plus, gardé
le prestige de ces débuts. Déjà au Congrès de Paris, en 1900,
l'école allemande avait cessé d'absorber toute l'attention des
psychologues. Elle avait paru effacée. Au congrès de Rome, en
1905, elle ne parut même pas. On put croire qu'elle avait cessé
d'exister.
D'une destinée tout à la fois si brillante et si courte, quelles
furent donc les causes? Il serait intéressant de les dégager au-
jourd'hui. Ce serait sans doute marquer du même coup la valeur
de la tentative.
D'abord, la seule idée d'une psychométrie est d'un attrait
presque irrésistible, il faut bien le reconnaître. Dans une science
comme la psychologie où tout est fuyant, mystérieux, insaisis-
sable, on avait cru découvrir de suite un élément de précision
définitif. Spinoza avait tenté autrefois, avec les passions, une
psychologie géométrique, où l'on voyait les mystères du cœur
définis et enchaînés par théorèmes, more geometrico : qu'était-ce
que cela? On entrevoyait maintenant une psychologie mimé*
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
rique, algébrique, avec des chiffres!... Faut-il s'étonner qu'on
ait subi là plus qu'ailleurs Téblouissement mathématique, TiATesse
de la mesure et du calcul? L'appareil enregistreur enthousiasma
les esprits positifs. La psychologie qui, hier, n'existait point,
dépassait d'un seul coup les sciences mêmes de la vie et, d'em-
blée, s'égalait en rigueur à la physique mécanique...
Mais., si l'idée fut séduisante, combien en devaient être rapi-
dement décevantes l'exécution et la pratique!... Sans doute la
forme parfaite de la science est la forme mathématique ; il est
même admissible que toutes les sciences doivent revêtir quelque
jour cette forme parfaite. Qui ne voit pourtant qu'elles ne peu-
vent commencer par là, et la psychologie moins que toute autre?
La moindre faute de la psycho-physique serait donc d'avoir brûlé
toutes les étapes d'un progrès avenir et peut-être séculaire.
Mais il y a plus, et je me demande si, de toutes les sciences, la
psychologie n'est pas la seule qui, pan définition, doive échapper
à l'usage de toute mesure et de tout calcul.
Car enfin que voulez-vous mesurer? Sur quoi voulez- vous
calculer? Je vois bien qu'à l'aide de vos appareils compliqués
vous déterminez assez exactement l'excitation qui précède ma
sensation. Mais ma sensation même, c'est ma conscience qui la
mesure et qui prononce qu'une surface est plus ou moins
éclairée. Une sensation produite en moi par une bougie n'est
pas la même qu'une sensation produite par deux bougies.
J'accuse cette diflférence dans mon langage et vous l'interprétez
dans le vôtre en disant qu'il y a de l'une à l'autre sensation
une différence cT intensité ?Wous entendez par là qu'une sensa-
tion de son et une sensation de lumière diffèrent pour moi par
leur qualité, mais qu'une sensation de lumière moindre ne
diffère d'une sensation de lumière plus vive que' par le degré,
non par la nature. En ê tes- vous sûr ? Ne faudrait-il pas d'abord
avoir défini du dedanSy par la conscience, cette intensité dont
vous supposez seulement la signification? Au fond, les sensa-
tions qui me semblent d'une même espèce, une lumière et une
lumière, ne se distingueut-elles pas pour ma conscience comme
deux individus, comme un homme d'un autre homme, et pas
seulement par leur taille? Votre mesure ne saisit pas, ne saisira
jamais en elles ce qu'elles ont de proprement psychologique,
par opposition à cet excitant dont vous jouez si bien parce
qu'il est physique, je veux dire ce qu'elles ont d'essentiel et de
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LES RÉSUITATS DE LA PSYCHO -PHYSIOLOGIE' t'l73
caractëristique, et qui fait quelles sont des sensations de ma
conscience, non des \ibrations du milieu extérieur des meuve-
mens lumineux ou sonores. Vous commettez même une erreur
plus grossière : vous oubliez mon opgane sensoriel, mon système
nerveux. Car cette excitation, que vous enregistrez si scïnpu-
leusement, n a pas de réalité, de grandeur par elle-môûie Son
action dépend de mes dispositions physiologiques, «t elle varie
d'après Tétai de l'appareil sensoriel qui va la recueillir Dans
les fameuses expériences sur la durée des réactions, combien
de fois enregistre-t-on la réponse avant que la question ait été
posée, par l'effet de cette même hâte nerveuse qui presse la
détente sans que l'œil ait visé? Je ire suis pas une macliim,
et voici qu'après avoir négligé la conscience, vous omettez
la vie.
111
La psychométrie, en France, avait été le prolongement de la
psycho -physique allemande : nous venons de le voir. D'une ma-
nière plus générale, l'influence étrangère fut considérable sur
notre psychologie : elle s'est exercée par l'intermédiaire d'un
homme, sans lequel tout le mouvement que nous étudions
serait absolument incompréhensible chez nous, M. Th. Ribot.
Il était professeur en province, lorsque, pour occuper ses loi-
sirs, il entreprit de vulgariser en France les travaux du dehors.
Dans les préfaces retentissantes de ses deux ouvrages, La
Psychologie anglaise et La Psychologie allemande^ c'est lui
qui, après Auguste Comte, avec des faits à l'appui, a revisé le
procès de la psychologie introspective et l'a condamnée, cette
fois-ci, sans appel. De là il retira naturellement le désir de faire
pour son propre compte l'essai des méthodes nouvelles.
Doué de cet esprit critique, propre à ceux qui ont reçu la
culture de l'Université, sympathique à la psycho-physique,
M. Ribot ne se laissa pourtant point griser par elle. « Nous avons
exposé ces faits, dit-il avec une méritoire réserve, sans en exa-
gérer l'importance définitive, mais en les considérant comme
une pierre d'attente, et la méthode employée comme une solide
promesse de succès... » Personnellement, il s'en est tenu d'abord,
en dehors de toute mesure, au point de vue d'un parallélisme
physio-psychologique. C'est l'idée même des Anglais qu'il n'avait
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174 REVUE DES DEUX MONDES.
pas moins étudiés que les Allemands, lïdée d'Herbert Spencer,
celle de TÉvolutionnisme.
La psychologie se rapproche alors non plus des mathé-
matiques ou de la physique, mais des sciences naturelles. Car
évolution implique continuité : « La vie du corps et la vie
mentale sont des espèces dont la vie proprement dite est le
genre. » Entre les faits physiologiques et les faits psycholo-
giques, quelle démarcation précise tracer? Pour Spencer, Taete
réQexe esquisse Tinstinct, la mémoire, la volonté. Sous toutes
ses formes, à tous ses degrés, la vie est un système de « corres-
pondances, » une adaptation du dedans au dehors. L'être vivant,
même doué de conscience, entretient des relations avec son
milieu. Sa conscience reflète ces relations, rien de plus : elle les
signifie et les figure dans un langage particulier. Elle est la face
éclairée d'un phénomène dont l'autre plonge dans Tombre. « Les
changemens dans les cellules nerveuses sont les corrélatifs
de ce que nous connaissons subjectivement comme des faits de
conscience. » Les données psychologiques doivent être ainsi
fournies surtout par Thistologie, Tanatomie descriptive, toute la
physiologie. Car, conotme le dit cet autre psychologue de l'Ecole
anglaise, Alexandre Bain : « Nous avons toutes raisons de croire
que toutes nos actions mentales sont accompagnées d'une suite
non interrompue d'actes matériels. Depuis l'entrée d'une sensa-
tion jusqu'à la production au dehors de l'action qui y répond,
la série mentale n'est pas un instant séparée d'une série d'ac-
tions physiques. »
Donc, à la suite des Anglais, il s'agissait simplement d'appli-
quer la méthode scientifique, « des variations concomitantes » &
deux ordres de phénomènes. Obseïvons en même temps com«
ment se modifie l'organisme, quand se modifie la conscience.
Si nous parvenons à constater des successions régulières entre
les changemens matériels et les changemens moraux, nous
pourrons formuler comme une loi physio-psychologique la dé-
pendance des uns par rapport amx autres.
Soit l'attention : on l'avait toujours considérée par la con-
science seule. Elle apparaissait alors comme une sorte d' « acte
pur » de l'esprit, une opération de la .^pensée mystérieuse et
insaisissable. En réalité, pour peu qu'où examine Tattention du
dehors, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. « L'attention, dit
M. Ribot, n'est pas une activité indéterminée... Son mécanisme
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 175
est essentiellement moteuVy c'est-à-dire qu'elle agit toujours par
des muscles et sur des muscles, principalement sous la forme
d'un arrêt; et l'on pourrait choisir comme épigraphe de cette
étude la phrase de Maudsley : « Celui qui est incapable de gou-
verner ses muscles, est incapable d'attention. » L'attitude cor-
porelle d'un homme attentif n'est pas la même que l'attitude d'un
homme distrait. Comparez un auditoire qui s'ennuie à un audi-
toire captivé, un élève dissipé à un élève recueilli, un auimal
qui guette sa proie à un animal qui joue. La différence de ces
deux états de la conscience, attention et distraction, s'accom-
pagne et se traduit par des modifications physiologiques, prin-
cipalement musculaires. Quel est donc ce mécanisme et à quoi
$ert-il? La recherche se trouve ainsi bien facilitée.
Dans l'état ordinaire, en effet, c'est-à-dire dans l'état de dis-
traction, les sens continuent de fournir un grand nombre de
sensations, la mémoire d'images et de souvenirs; c'est un papil-
lonnement perpétuel, une roue qui tourne indéfiniment. Dans
l'état d'attention, au contraire, les sens sont fermés, la mémoire
arrêtée, l'esprit fixé : le frein a été serré et la roue ne tourne
plus. Le papillon s'est posé. Nous avons im état de « mono-
idéisme. » Or, toute l'attitude de l'homme attentif correspond à
ces mouvemens d'arrêt, d'inhibition musculaire. « Elle dénote
un état de convergence de l'organisme et de concentration du
travail, » car, « la concentration do la conscience et celle des
mouvemens, la diffusion des idées et ccUq des mouvemens vont
de pair. »
Mais chaque genre a sa réalisation parfaite. Le chef-d'œuvre
des explications physiologiques est la théorie célèbre des émo-
tions, telle qu'elle a été proposée, presque simultanément, par le
médecin danois Lange et par le psychologue américain, William
James.
Jusqu'au petit livre de Lange et à l'article de James, dans le
Mindy on avait toujours considéré que l'émotion, étant un état
violent, s'accompagnait naturellement de manifestations corpo-
relles, telles que des gestes, des mouvemens, des jeux de phy-
sionomie, de la rougeur ou de la pâleur, de l'essoufflement, du
rire ou des larmes, etc. Dans ces divers phénomènes, on voyait
la conséquence et le résultat de l'émotion. On disait : J'aperçois
]in pistolet braqué sur moi; j'ai peur : je pâlis et je me sauve.
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176 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais supposons que, dans une émotion violente, on supprime
tous ces phénomènes qui ont Tair de raccompagner, que reste-
rait-il, au juste, dans ma conscience? Une représentation, une
froide idée, la vue d'un pistolet qui me laisserait impassible. Dès
lors, ces moiivemens, la pâleur et la fuite, au lieu d'être les
effets de ma peur, n'en seraient-ils point la cause? Ce que j'ap-
pelle émotion, ce serait simplement la conscience de toutes ces
manifestations spontanées, instinctives de mon organisme. Il
faudrait dire : « Je vois un pistolet braqué sur moi : je pâlis, je
me sauve; j'ai peur. » En d'autres termes encore, il n'y a pas
de différence de nature, ni de mécanisme, entre une sensation
de mes sens et une émotion. Pour que j'aie une sensation de
lumière, il faut que, en conséquence d'une excitation extérieure,
une impression soit transmise de mon organe perceptif à mes
centres cérébraux. De même, pour que j'éprouve ce trouble que
l'on appelle une émotion, il est nécessaire que, dans mon orga-
nisme, se soient produits des changemens de circulation, de
respiration, de motricité, qui agissent alors sur mes centres cé-
rébraux et y déterminent l'apparition, dans ma conscience, du
sentiment correspondant. Chaque émotion élémentaire, telle
que la joie ou la tristesse, la colère ou la peur, a sa physio-
nomie corporelle, qui est primordiale, et dont la physionomie
morale n'est que l'expression secondaire. L'homme joyeux
s'agite, sent le besoin de se mouvoir; son visage s'arrondit, il a
les muscles tendus, le teint chaud : le mélancolique, au con-
traire, a la physionomie molle, allongée, les traits pendans. Les
enfans trépignent, battent des mains. Le furieux crispe les
poings, se mord les lèvres.
William James avait fait une analyse toute semblable du
sentiment de l'effort où il ne voyait que la résultante des sen-
sations musculaires et autres, accompagnant le mouvement
exécuté. On avait admis longtemps l'existence d'un sens de
r innervation, comme si, à sa sortie du cerveau, la conscience
percevait la décharge. Mais il n'en est rien. La conscience res-
semble à un employé de douane qui n'enregistre que l'impor-
tation, non l'exportation. L'effort et l'émotion s'expliquent par
un môme mécanisme, uniquement centripète.
L'hypothèse ainsi généralisée paraissait tout à la fois para-
doxale et précise. Elle plut aux psychologues, parce que son
auteur en était un, qui y avait été conduit psychologiquement
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. _ 177
et elle séduisit les expérimentateurs, parce que son second au-
teur avait particulièrement insisté sur les phénomènes de cir*
culation et de vaso-motricité. On entreprit de la vérifier par tous
les moyens possibles, depuis la vivisection jusqu'à la sugges-
tion. On ne cesse pas depuis vingt ans et quelques médecins sont
tombés dans le ridicule. Elle est encore à la mode, mais elle perd'
du terrain.
Si on la tient pour une simple description du mécanisme de
l'émotion, analogue à celle que M. Ribot a donnée de l'atten-
tion, elle est en effet une précieuse contribution à l'étude de la sen-
sibilité, où l'on n'avait point fait assez de place aux sen^tions
« coenesthésiques, » lesquelles résultent précisément des mo-
difications organiques. Mais si on prétend en faire une explica-
tion de la nature de l'émotion, cette explication ne devient-elle
pa? trop simpliste? Dans l'émotion, c'est entendu, il y a des
troubles respiratoires, circulatoires, musculaires. Mais il y a aussi
des troubles psychologiques proprement dits, des pertes de mé-
moire, des aphasies, des angoisses, des défaillances morales de
toute sorte, et qui ne sont pas le seul retentissement des sensa-^
tions oi^aniques. Un timide rougit: est-ce pour cela qu'il ne'
trouve plus ses mots? Un homme en colère rougit également : il
parle avec volubilité. L'insuffisance de l'un, l'abondance de
l'autre ont-elles la môme cause superficielle? De même l'atten-
tion comprend bien plus d'élémens que les phénomènes d'inhi-
bition musculaire qui en composent l'attitude. Le sentiment de
fatigue, après le travail, est autre chose que le besoin de se
« dégourdir les jambes. »
D'une manière générale, toutes les recherches de cet ordre,
— et elles sont innombrables, — reposent sur une analyse trop
élémentaire. Ce n'est pas à dire qu'elles soient inutiles. Leur
action, au contraire, a été bienfaisante et un résultat est acquis
définitivement : il est impossible d'établir, par la seule con-
science, qu'il y a entre les états de l'esprit « des uniformités de
succession, » parce que, dans ces successions, on ne parvient
jamais à saisir tous les intermédiaires, qui sont des représen-
tations inconscientes. Mais, instinctivement, on a conclu de là
qu'il fallait réduire un phénomène inconscient à n'être qu'un
phénomène physiologique. Ainsi la conscience n'a plus d'impor-
tance : elle est, elle pourrait ne pas être. Le mécanisme corporel
étant donné, le résultat final resterait le môme, avec ou sans
TftMF XXXV. — 1906. .i%
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178 AEVUE DES DEUX MONDES.
conscience. C'est possible, mais qu'en savons-nous? Au fond,
sans nous en rendre compte, nous retombons simplement dans
la méprise d'Auguste Comte. D'une part, en effet, la psycho-
logie cesse d'être psychologique, c'est-à-dire qu'elle renonce à
trouver les véritables lois des phénomènes spirituels. D'autre
part, la physiologie constate seulement des coïncidences «ntre tel
fait moral et tel fait physique : elle n'explique pas leurs lois de
succession.
IV
Aussi la psychologie française ne devait pas en rester là.
C'est encore M. Th. Ribot, qui, l'ayant initiée au mouvement de
l'étranger, lui communiqua son élan original.
Depuis Claude Bernard, il était entendu pour le physique que
les lois de la maladie sont les mômes que celles de la santé :
pourquoi n'en serait-il pas ainsi au moral? En poursuivant
ses études physiologiques des phénomènes mentaux, M. Ribot
s'avisa donc de recourir aux médecins. Il consulta leurs rap-
ports, rédigea ses travaux sur leurs a observations. » Par-dessus
l'Allemagne et l'Angleterre, par delà Auguste Comte, il renoua
la grande tradition française des aliénistes : « L'homme n'est connu
qu'à moitié, avait dit Broussais, s'il n'est connu qu'à l'état sain
L'état de maladie fait aussi bien partie de son existence morale
que de son existence physique. » Et c'est pourquoi des livres,
conmie les Maladies de la Mémoire^ les Maladies de la Personna-
lité, les Maladies de la Volonté, ont une importance historique
qui ne peut être méconnue.
Sans doute, M. Ribot reste fidèle ici à son premier point de
vue; il considère d'abord la mémoire comme « un fait biolo-
gique. » « La mémoire, dit-il, est une fonction générale du sys-
tème nerveux. Elle a pour base la propriété qu'ont les élé-
mens de conserver une modification reçue et de former des
associations. » Or, pour la conscience, la mémoire joue un
double rôle; elle conserve, elle reproduit. Ces deux opérations
sont surtout physiologiques : la conservation dépend de la nu-
trition : dans un cerveau fatigué, aux élémens pauvres, rien ne se
fixe, ces élémens se trouvant dans l'incapacité d'organiser entre
eux des associations nouvelles; la reproduction est un effet de la
circulation générale ou locale : un cerveau où le sang circule mal
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 179
est impuissant à réveiller le passé ; la mémoire s'appauvrit avec
Tauémie. C'est que la mémoire « consiste en un processus d'or-
ganisation à degrés variables compris entre deux limites ex-
trêmes, l'état nouveau y l'enregistrement organique. »
Seulement la méthode Q%i pathologique : c'est là sa nouveauté.
Ces associations pbysiologicpies, en effet, on ne prétend plus les
saisir directement, ni surtout partir d'elles pour expliquer le fait
psychologique du souvenir. On fait un détour» par la 'maladie.
On recueille des faits saillans» privilégiés, qui sont les altéra-
tions de la mémoire, amnésies ou hypermnésies, pertes totales,
partielles, progressives; on observe aussi les guérisons,la marche
de Toubli, le retour des souvenirs. On compare et on interprète;
la conclusion s'impose d'elle-même, comme une simple généra-
lisation :
<< Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte
dés souvenirs suit une marche invariable : les faits récens, les
idées en général, les sentimens, les actes. Dans le cas de dis-
solution partielle le mieux connu (l'oubli des signes), la perte
des souvenirs suit une marche invariable : les noms propres,
les noms communs, les adjectifs et les verbes, les interjections,
les gestes. Dans les deux cas, la marche est identique. C'est une
régression du plus nouveau au plus ancien, du complexe au
simple, du volontaire à l'automatique, du moins organisé au
mieux organisé.
« L'exactitude de cette loi de régression est vérifiée par les
cas assez rares où la dissolution progressive de la mémoire est
suivie d'une guérison ; les souvenirs reviennent dans l'ordre in-
verse de leur perte. »
Pareillement, notre personnalité repose uniquement sur une
base physiologique : le sentiment du moi est le sentiment du
corps; l'unité psychologique exprime simplement l'unité orga-
nique, la coordination des actions nerveuses qui constituent la
vie du corps. Aussi notre personnalité consciente est-elle bien
étroite par rapport à notre personnalité véritable : elle n'en est
qu'un extrait, une réduction.
« C'est l'organisme et le cerveau, sa représentation suprême,
qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de tout
ce que nous avons été, et fes possibilités de tout ee que nous
serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là avec ses
aptitudes actives et passives, ses sympathies et antipalhics, son
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J
180 REVUE DES DEUX MONDES.
génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur
ou son activité. Ce qui en émerge jusqu'à la conscience est peu
au prix de ce qui reste enseveli, quoique agissant. La personna-
lité consciente n'est jamais qu'une faible partie de la personna-
lité physique. »
Le problème de la personnalité, comme celui de la mémoire,
se trouve en dernière analyse réduit à un problème biolo-
gique. Mais c'est là encore un point d'arrivée, non un point de
départ, une conclusion, non un postulat. Cette vue résume
simplement les faits, toutes les déformations morbides de la
personnalité, ses troubles organiques, ses troubles affectifs et
intellectuels, ses dissolutions et dédoublemens, ses aliénationSi
alternances et substitutions.
Cette psychologie morbide est-elle la forme définitive de la
psycho-physiologie? Il serait prématuré de l'affirmer. Seule-
ment, alors que toutes les autres déclinaient, celle-ci a triomphé :
ce même congrès de Rome, qui consacra la chute de la psycho-
métrie, mit en lumière l'activité de la pathologie mentale, sa
fécondité, et aussi le renom de l'Ecole française, dont elle est la
forme la plus spontanée et la plus neuve.
Car les disciples de M. Ribot font chaque jour un pas de plus
dans la voie qu'il avait ouverte. Formé à l'ancienne mode, uni-
quement psychologue, il avait été obligé le plus souvent, dans
ses recherches pathologiques, de s'en tenir à des renseigne-
mens de seconde main : il n'était pas jnédecin. Ses continua-
teurs le sont devenus. Us se sont installés dans les asiles.
Quelques-uns même s'exercent à la thérapeutique, par scrupule
de savaiis, essayant de vérifier leurs conceptions théoriques par
le contrôle immédiat et bienfaisant de la guérison : ce sont des
cliniciens. Quand ils enseignent, ils présentent dans leurs cours
les malades qu'ils ont étudiés à l'hôpital. Le public les écoute
avidement, rien ne paraissant à la foule bourgeoise plus roma-
nesque, pliis fantastique, plus égrillard parfois que les pertur-
bations mentales. Quelques-uns même se spécialisent dans les
maladies pittoresques, grivoises, et la pathologie a pénétré dans
les « salons parisiens. » Elle a ses revues à elle et elle ne dé-
daigne pas les autres. Elle règne également parmi les savans et
les badauds.
Ce succès ne lui a pas été nuisible; au contraire. Il l'a aidée
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHTSIOLOGIE. 181
à prendre conscience d'elle-même. Instruite parle passé, formée
à ses disciplines précises, elle en a mis au point tous les procé-
dés utiles pour le contrôle de ses propres recherches. Elle est
aujourd'hui en pleine activité.
Pour nous en rendre compte, pénétrons dans un de ses labo-
ratoires, à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne.
D'abord, le malade est traité médicalement : la vie du corps,
dans toutes ses fonctions, de toutes les manières, est étudiée,
analysée, décrite. Les altérations ou modifications fonctionnelles,
les changemens mécaniques, chimiques, toutes les variations
organiques sont notées, classées, constituant comme autant de
petites monographies. Les antécédens, les hérédités, les événe-
mens biographiques qui ont précédé les crises sont recherchés
et contrôlés. Dans !'« observation » qui compose le dossier du
sujet, vous trouverez un paragraphe ou un chapitre consacré à
la nutrition, un autre à la circulation, un troisième à la tonicité
musculaire ou aux phénomènes d'exèrétîon et de sécrétion.
Ensuite, le malade est étudié psychométriquement : nous
pouvons nous croire ici dans un de ces « cabinets de physique »
que nous avons vus en Allemagne. Nous retrouvons, perfec-
tionnés et multipliés, tous les appareils qui avaient ébloui les
néophytes : il ne manque que des crédits pour en faire construire
davantage. Sur des cylindres noircis à la fumée nous voyons se
tracer des graphiques innombrables, dessinant les battemens du
cœur, du pouls, les accélérations ou ralentissemens des poumons,
la fatigue ou l'excitation des muscles, la sensibilité de la peau,
l'acuité ou l'obtusion du toucher, de l'œil, de tous les organes
perceptifs, la rapidité ou la lenteur des « temps de réaction. »
Ces menus renseignemens vont se joindre à tous les autres,
dans le dossier grossissant.
Puis, le malade est observé psychologiquement : le voici en
face du médecin, tout seul, et vous pouvez vous supposer mainte-
nant dans le cabinet d'un Royer-Collard qui ferait une interview.
Tout le rôle du praticien est alors d'interroger son sujet : il
dirige les recherches de sa mémoire, réveille sa conscience, ses
phobies, ses obsessions, ses angoisses et, curieusement, avide-
ment, passionnément, tandis que cet aliéné se raconte, il écrit au
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■i
182 RETUB DBS DEUX MOIVDES.
stylographe toute la pauvre confidence, tachant de fixer au vol
le désordre même de cette pensée élémentaire.
Ces feuilles éparses, à leur tour, vont s'entasser sur les gra-
phiques.
Car vous pensez bien qu'il ne suffit pas d'étudier ces névro-
pathes un instant : il faut suivre toutes les phases de leurs mala-
dies. Il faut surtout tenir compte de leur extrême mobilité. Ils
subissent toutes les influences, toutes les suggestions. La moindre
présence les trouble, fausse leurs réponses. Il est nécessaire de
contrôler ce qu'ils disent aujourd'hui par ce qu'ils ont dit hier, de
les comparer sans cesse à eux-niômes. L'essentiel est de les
mettre en confiance. Presque toutes ces consciences incertaines
ne demandent qu'un appui : elles sentent leur faiblesse , leur
pauvreté psychologique : elles ont besoin de direction ,.d'autorité,
cherchent à s'abandonner. Pour une tâche aussi délicate, la ri-
gueur de la méthode, la patience même ne suffisent pas tou-
jours au médecin. Il y faut un peu plus, un élément moral, une
sympathie, quelque chose de pitoyable et de fraternel.
Enfin, une fois close cette immense et longue enquête, il reste
à interpréter la liasse des documens. L'avantage de la maladie
est de présaoàter au médecin des phénomènes mentaux grossis
ou simplifiés : elle est une expérience toute faite. Mais conçoit-on
l'extrême délicatesse du sens psychologique que doit posséder
l'aliéniste? Les diagnostics de médecins se font, en réalité,
d'instinct, d'impression, au moins autant que par raisonnement
ou méthode. D'après les gestes, les actes, le langage, tous les
renseignemens qu'il a recueillis, celui-ci induit les faits psycho-
logiques, M de même que le chimiste détermine les élémens des
astres, d'après les raies du spectre. »
Ainsi, la méthode actuelle semble très complète : elle con-
siste « à unir la médecine mentale à la psychologie, à tirer de la
psychologie tous les éclaircissemens qu'elle peut apporter pour
la classification et l'interprétation des faits que nous présente la
pathologie mentale et réciproquement à chercher dans les alté-
rations morbides de l'esprit des observations et des expériences
naturelles qui permettent d'analyser la pensée humaine. »
C'est cette brillante discipline qui a fait le succès du doc-
teur Pierre Janet, successeur de M. Uibot dans l'enseignement
ofliciel. C'est lui qui en a donné la formule que je viens de
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 183
citer. Il la pratique lui-même depuis plus de vingt ans et son
œuvre est le plus important magasin de documens pathologiques
que nous ayons aujourd'hui. Il est pourtant assez aisé de s'y
reconnaître, parmi de si gros volumes, car ce neurologiste est
un philosophe. Il a eu de bonne heure une idée directrice, qui
ressemble maintenant à une théorie.
Il y est arrivé par une série d'étapes dont les plus impor-
tantes furent Tétude du somnambulisme naturel ou provoqué,
celle de l'hystérie, et enfin celle d'ime maladie psychologique
dont il a tracé le premier le tableau, la psychasthénie, avec
toutes ses obsessions.
Par le somnambulisme, Pierre Janet avait été conduit d'abord
à faire ime distinction entre deux formes de l'actixdté psycholo-
gique, l'activité créatrice, l'activité reproductrice. Dans la vie,
nous sommes sans cesse obligés de nous « adapter, n Cette
adaptation se compose d'actes nouveaux qu'il nous faut impro-
viser. Ce sont des « synthèses, » car ces actes sont surtout des
combinaisons originales de mouvemens anciens : c'est ainsi que
la danse est une nouvelle organisation de la marche. D'autre
part, les opérations anciennes se reproduisent d'ellesrmômes,
par habitude. Elles deviennent automatiques : c^est ainsi que
nous écrivons sans effort après avoir tant peiné pour apprendre.
Dans l'état normal, l'activité^ synthétique et l'activité automa-
tique s'harmonisent, l'une soutenant l'autre, l'une limitant l'autre
et la disciplinant : ainsi nous écrivons automatiquement ce que
nous voulons. Mais, dans l'état pathologique, tout change. L'ac-
tivité créatrice est plus difficile que l'autre. La maladie la sup-
prime, et c'est l'autre qui prend le dessus, devient indépendante,
travaille pour son propre compte et sans contrôle : ainsi, dans
récriture automatique des hystériques, la main écrit indépen-
damment et à l'insu de la malade. Il y a comme un dédouble-
ment de la personnalité. « La plupart de ces faits se dévelop-.
peut par un mécanisme analogue à celui de la suggestion. Ce
sont des phénomènes psychologiques qui se développent Com-
plètement et isolément en dehors de la volonté et souvent de la
conscience personnelle du malade. L'idée suggérée peut se déve-
lopper de cette manière parce qu'elle ne rencontre pas dans l'es-
prit ces idées antagonistes qui d'ordinaire restreignent les pen-
sées, parce qu'elle demeure isolée dans Tesprit comme un tableau
qui n'a pas de cadre. »
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185- REVUE DES DEUX MONDES.
Par rhystérîe proprement dite, Pierre Janet a précisé ce qiie
Charcot appelait « une maladie psychique, » c'est-à-dire une
maladie dont les symptômes sont uniquement psychologiques,
dont les troubles ne peuvent être rapportés à une lésion orga-
nique. L'hystérique en effet ne présente aucune tare physiolo-
gique : les organes sensoriels fonctionnent normalement, et
cependant . les sens ne fournissent pas toujours des sensations.
Ce n'est donc pas physiologiquement que se peuvent expliquer
les « stigmates hystériques, » amnésies, anesthésies, contrac-
tures, suggestibilité. C'est bien la conscience elle-même qui est
atteinte, dans laquelle il y a trouble, dédoublement, éparpil-
^ement. C'est comme si la clarté qui Téclaire s'obscurcissait,
éclairait moins loin. C'est un rétrécissement du champ où se
porte la vue intérieure. « L'esprit ne semble plus capable
d'opérer une réunion, une fusion simultanée de toutes les im-
pressions qui lui viennent de la périphérie et qui sont groupées
simultanément dans un esprit normal. »
Enfin, par la psychasthénie, Pierre Janet a achevé de dégager
sa conception de la vie psychologique. Les névropathes qu'il
appelle psychasthéniques sont, à la lettre, des &mes faibles, des
consciences titubantes : ce sont des inquiets, des scrupuleux, des
douteurs, des abouliques, des angoissés. A la différence des hysté-
riques, toutes les fonctions psychologiques continuent de s'ac-
complir chez eux et ils continuent d'en avoir conscience, mais
ces fonctions s'accomplissent mal, et ils en ont We conscience
pénible, vague. Ils ne souffrent^ pas d'hallucinations, mais d'obses-
sions. Ils n'ont pas davantage d'anesthésies ou d'amnésies, mais
des ruminations, de l'inertie, de l'indifférence. Ils s'en rendent
compte. Leur maladie est une insuffisance générale, comme si
toute leur existence avait perdu le relief et la couleur. Ils
n'éprouvent que des « sentimens d'incomplétude. » La vie leur
parait lointaine, dénuée d'intérêt, irréelle. Ils vivent en rêve. On
dirait que la mélodie qui constitue la vie de conscience a été
chez eux transposée en mineur. C'est un violon qui joue en
sourdine. Ou, si vous préférez, il y a eu abaissement de leur
niveau mental. Si bien que, en définitive, il faut nous figurei
la vie psychologique comme capable d'une certaine tension (le»
stoïciens parlaient déjà du tovo;, Teffort), et cette tension peut
présenter une infinité de degrés. Lorsqu'elle diminue, il arrive
qu'elle ne soit plus suffisante pour assurer certaines fonctions.
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 185
pour répondre aux exigences de la vie : ainsi le moteur d'une
automobile qui travaille fructueusement en palier saffole vaine-
ment à la rampe. Les psychasthéniques sont des malades qpi
ne peuvent plus monter la côte. Tous les troubles qu'ils res-
sentent/ les obsessions, les tics, Tangoisse, constituent seule-
ment une dérivation de Ténergie qui ne parvenant, par suite de
sa pauvreté même, à s'employer utilement, se gaspille et se dis-
sipe en automatisme stérile. Guérir ces malades, ce serait sim-
plement, en les stimulant, rehausser leur niveau, rétablir leur
tension psychologique normale.
Aussi ces psychasthéniques sont-ils les plus instructifs pour
le psychologue. Puisque ce sont des pauvres, en effet, les dé-
penses qu'ils suppriment de leur budget psychologique sont évi-
demment les plus coûteuses. Dès lors, les opérations intellec-
tuelles et morales qui leur manquent étant les plus difficiles, il
suffira de noter dans quel ordre les fonctions psychologiques
disparaissent chez eux pour hiérarchiser du même coup ces
fonctions, selon leur rang de difficulté.
Or, ces malades mènent une existence pâle» effacée, lointaine.
Ce qui d'abord s'est affaibli chez eux, c'est le sentiment même
de la vie : il n'y a donc rien de plus difficile que de vivre, de
vivre avec relief et intensité, car vivre, c'est agir et improviser.
Rien n'est plus compliqué que de percevoir la réalité présente,
la réalité sociale surtout, le milieu où nous sommes, les gens
qui nous entourent, et ces indigens d'esprit sont comme dis-
traits : ils sont isolés, flottans. Tous les liens, qui à chaque mo-
ment nous rattachent aux choses et aux êtres, sont distendus
ou brisés chez eux : ils ont perdu « la fonction du réel. » Ils
Pont perdue, parce que leur niveau mental s'est abaissé et que
leur conscience, comme un flot qui recule, n'atteint plus à cette
cime. <c Donc, conclut l'aliéniste, deux phénomènes essentiels
caractérisent les premiers degrés de cette hiérarchie psycho-
logique : 1® l'unification, la concentration, surtout importante
lorsqu'elle est nouvelle et qu'elle constitue la synthèse mentale;
2® le nombre, la masse des phénomènes psychologiques qui
doivent faire partie de cette synthèse. » Au plus bas degré, na-
turellement, se trouveront les phénomènes d'automatisme; au
plus élevé, les fonctions créatrices, la perception du « moi, » la
représentation du « monde. »
Et ainsi la pathologie mentale, au terme de ses généralisa-
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186 REVUE DES DEUX MONDES.
lions les plus simples, rejoint, à sa manière, la tradition de la
philosophie la plus abstraite, celle de l'idéalisme. L^ réalité, ce
ne sont pas nos idées, c'est Torganisation de nos idées, nos idées
agissantes. Le réel est plus et moins qu'une idée; il est une
fonction. Et c'est dans le môme sens qu'un véritable métaphysi-
cien, M. Bergson, reprenant en style nouveau le vieux problème
de la matière et de l'esprit, a pu dire : « L'actualité de notre per-
ception consiste dans son activité, dans les mouvemens qui la pro-
longent et non dans sa plus grande intensité; le passé n'est qu'idée,
le présent est idéo-moteur... C'est justement parce que j'aurai
rendu un souvenir actif qu'il sera devenu actuel, c'est-à-dire une
sensation capable de provoquer des mouvemens... Le sentiment
concret que nous avons de la réalité présente consisterait donc
dans la conscience que nous prenons des mouvemens effectifs
par lesquels notre organisme répond naturellement aux excita'-
tions, de sorte que là où ces relations se détendent ou se gâtent
entre sensations et mouvemens, le sens du réel s'affaiblit en nous. »
Si j'ai insisté sur ces analyses, c'est qu'elles présentent un
caractère assez inattendu: peut-on considérer la pathologie men-
tale comme une psycho-physiologie ?
Sans doute, comme par le passé, mieux que par le passé, on y
décrit les phénomènes physiologiques apparens. On tâche même,
ainsi que dans les premiers laboratoires, de leur appliquer les
procédés perfectionnés de la psychométrie. Mais on se rend
compte que ce sont là des accessoires, des détails, dont l'exacti-
tude même doit mettre en défiance : on ne connaît pas les ma-
lades avec des instrumens. Tout ce qu'on peut espérer, c'est
caractériser par quelques faits précis les différens degrés de la
dépression mentale. En réalité, toutes les mesures prises jus-
qu'ici sont fausses ou inutiles, comme celles des « temps de réac-
tion » qui ne prouvent jamais rien. Il faudrait atteindre des phé-
nomènes plus simples, plus constans. Par exemple, quand le
fonctionnement cérébral est compromis, si la vie psychologique
s'appauvrit, n'est-ce pas qu'elle se ralentit? Les sensations élémen-
taires des différens sens n'y conservent sans doute pas la même
durée que dans l'état normal. La vitesse de la conscience change*
Voilà quelle serait une mesure utile. On a tenté l'expérience
pour la vue par la rapidité de la fusion des couleurs du prisme*
Mais ce n'est encore là qu'une indication.
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LES RÉSULTATS DE LA P8TCH0-PHTSI0L06IE. 187
On se rend compte aussi qu'il ne suffit pas, pour expliquer
des agitations d'esprit, des délires, des obsessions, de faire appel
à des altérations viscérales, telles qu'il s'en produit dans n'im-'
porte quelle maladie du cœur ou du poumon. Tous les change-
mens vasculaires ou respiratoires que l'on peut observer se re-
trouvent identiques dans des états bien différens : que d'émotions
s'accompagnent d'accélérations cardiaques : la timidité et la colère
font également rougir le visage. Ces phénomènes sont des élé-
mens dans des ensembles infiniment complexes. Ils ne peuvent
renseigner en aucune manière sur les états de conscience ou les
maladies mentales qu'ib accompagnent : c'est tout au plus s'ils
les révèlent I
En réalité, l'aliéniste n'a qu'ime ressource, une ressource
psychologique. Il fait parler le malade, consigne ses réponses,
s'en remet à son témoignage. Mais ce témoignage, c'est la con-*
naissance que le malade a acquise de lui-même par lui-même,
subjectivement, à l'aide de sa conscience. Il dit ce qu'il se^t. Il
le dit comme il veut, comme il peut. Ce névropathe fait de
l'introspection, rien de plus. Il recommence pour son compte
la psychologie de 1827 : il est supposé un Garnier ou un Victor
Cousin. Aussi, quelle rencontre heureuse, quel fait privilégié,
lorsqu'un aliéné est instruit, curieux, doué d'esprit de finesse et
d'analyse. La merveille des merveilles, le miracle scientifique,
c'est un psychologue qui deviendrait fou. 11 y en a. Dieu merci!
De plus, ces données de la médecine mentale, nous dit-on,
doivent être « classées, interprétées par la psychologie ».-, Le
médecin est donc un psychologue, lui aussi, c'est-à-dire qu'il est
capable d'utiliser avec sa conscience, à lui, le témoignage de là
conscience des autres. L'habileté professionnelle est ici l'aptitude
instinctive et acquise à se confondre avec le sujet, à imaginer,
d'après soi-même, le désordre de sa pensée. J'ai déjà signalé la
sympathie, l'intimité, l'abandon et la confiance d'une part, l'auto-
rité et la bienveillance d'autre part, qui donnent à ces rapports
d'aliéné et d'aliéniste un caractère sentimental si troublant : en
voilà la raison profonde. Le médecin aussi, en vérité, ne pra-
tique que l'introspection, Tauto^observation. Il vaudra selon la
souplesse et le goût qu'il aura de s'identifier momentanément
h ses « toqués. » Il les jugera d'après lui-même. Leur histoire
sera la sienne. Son vrai mérite, en les observant, aura été de
rendre objective la vieille méthode subjective^ en la doublant,
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188 TCEYUE DES DEUX MONDES.
pour ainsi dire, par une comparaison. Étant donné le témoignage
de la conscience de ce malade, étant donné aussi le témoignage
de ma conscience, quelle différence y a-t-il etitre lui et moi et
quelles sont les différences simultanées? L'aliéniste ne se pose
pas d'autre question. Sa personnalité est la mesure de celle de
son malade. Et', à vrai dire, il n'est rien qui ait plus contribué
que notre actuelle pathologie à dissiper Tancienne conception
d'une psycho-physiologie.
VI
Nous aboutissons donc, avec les travaux les plus récens, à
une sorte dlntrospection comparée, — c'est-à-dire que nous
voilà, après trois quarts de siècle, plus rapprochés de JoufFroy
que de Comte. Au cours de cette histoire que nous venons de
retracer, tous les efforts de la psychologie ont été de se rappro-
cher de la physiologie ; tous ses progrès ont eu pour effet de
l'en éloigner.
C'est qu'il y a physiologie et physiologie.
Dans l'organisme, en effet, nous pouvons considérer les chan-
gemens de la circulation, de la respiration, les altérations viscé-
rales, les contractions musculaires, les impressions sensorielles
sur les appareils terminaux des nerfs, les contacts de l'air et de
la peau, des parois artérielles et du sang, les changemens inter-
stitiels des tissus, etc. Ces phénomènes se passent à la surface
de l'organisme. Leur connaissance constituera une physiologie
périphérique.
Nous pouvons au contraire considérer les changemens qui
surviennent dans les centres eux-mêmes, dans les cellules de la
masse cérébrale, dans leur état dynamique et trophique, dans
les relations qu'elles soutiennent entre elles, dans leurs associa-
tions. Comment les centres du bulbe et de la moelle, par exemple,
influencent-ils les centres du cerveau et en sont-ils influencés?
Quelles modifications se produisent dans les couches corticales
sous Taction des stimulans périphériques et comment s'y trans-
forment les énergies recueillies avant de repartir, sous forme
d'excitation, vers les muscles ? Ces phénomènes divers ont pour
siège les profondeurs mêmes du système nerveux. Leur étude
et leur connaissance composeront une physiologie centrale ou
cérébrale.
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rfiif5»y^^f^.:j';;;v''>ti.'y*'i^,';j^j>j>!* i f
LES RÉSUtTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 1S9
Or les phénomènes périphériques sont accessibles, obser-
vables : ils nous sont assez connus. Nous les avons vus s'inscrire
en graphiques sur les cylindres des laboratoires.
De la physiologie cérébrale, au contraire, que savons-nous?
L'élément nerveux lui-même échappe à Thistologie : est-ce Tan-
cien neurone, là cellule avec ses prolongemens divers ? Est-ce la
cellule toute seule? Ou quelque partie de la cellule? Le seul fait
certain, c'est que, anatomiquement, sur toute l'écorce du cerveau,
nous ne saisissons aucune différence de structure entre les
élémens et que, physiologiquement, à travers cet inextricable
réseau de fibrilles et de prolongemens, chemine dans un sens dé-
fini un fluide inconnu. En dehors de là, nous ne formons que des
hypothèses. Avons-nous même le droit de parler de (c centres, »
puisque, sur Técorce cérébrale, il n'y a point de régions diffé-
renciées: une zone motrice est absolument indiscernable d'une
zone sensitive. Et pourtant il faut bien qu'il y ait des localisa-
tions, puisque certaines lésions entraînent la disparition ou l'alté-
ration de certaines fonctions mentales, comme celles du langage
par exemple, qui sont les mieux connues. Ces centres cérébraux
seraient donc seulement, selon l'expression de Flechsig, deà
centres (F association. Il faut les concevoir, non pas comme un
salon, mais comme une société réunie dans un salon : des cel-
lules nerveuses se sont organisées pour une besogne commune
dont elles ont pris l'habitude. Elles auraient aussi bien pu
s'organiser pour une autre : la preuve, c'est qu'on voit repai^aitre,
après accident, des fonctions disparues. Pour un emploi néces-
saire des élémens nouveaux peuvent apprendre à suppléer des
élémens lésés... Il n'existe donc rien de plus dans le cerveau que
des groupemens fonctionnels, des systèmes de relations. Mais
comment s'opèrent ces groupemens? En quoi consistent ces
relations et associations? Nous n'en avons aucune idée.
De plus, les phénomènes physiologiqlies de la périphérie sont
évidemment les causes d'un grand nombre de phénomènes psy-
chologiques : les uns, comme les impressions sensorielles, condi-
tionnent des sensations définies, telles que celle de la lumière
ou du son. D'autres, — les contractions musculaires, les chan-
gemens organiques, le chimisme même des tissus, — suscitent
des sensations plus vagues, mais non moins importantes pour la
conscience, celles que l'on appelle en gros sensations coenesthé-
siques.
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190 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est donc probable que les modifications centrales provo-
quent pareillement des phénomènes de conscience : pourquoi les
changemens profonds auraient-ils moins d'influence que les chan-
gemens superficiels? Certains sentimens, tels que ceux de gêne,
de fatigue, d'allégresse dans l'esprit, surtout les troubles mentaux,
les angoisses hystériques, les insuffisances psychasthéniques, ne
peuvent sans doute s'expliquer autrement: ils sont le retentisse-
ment psychologique de l'excitation ou de la dépression ner-
veuses qui est la loi la plus générale de la pathologie. Seule-
ment, nous n'avons aucun moyen de vérifier la chose.
Dès lors on comprend que, dans une tentative psycho-phy-
siologique, on n'ait pas résisté à la tentation de généraliser les
faits les plus simples, en négligeant les plus compliqués, et de
restreindre l'usage psychologique de la physiologie tout entière
à la seule périphérie. Des théories comme celle de l'émotion et
de l'effort n'ont point d'autre .origine ni d'autre prestige. Elles
oublient seulement que, s'il faut en effet tenir compte dans l'en-
semble du phénomène des sensations coenesthésiques, il ne faut
pas omettre non plus les troubles psychologiques que nous
avons signalés et dont une véritable psycho-physiologie devrait
rendre compte en nous disant ce qui se passe alors dans les
centres. On prend la partie pour le tout, parce que le tout
échappe.
Bien plus, pçii: excès de préoccupations physiologiques, on a
méconnu bien souvent les données mêmes de la physiologie.
Je n'en citerai qu'un exemple emprunté au domaine de la psy-
chologie affective. où s'est porté tout l'effort que nous venons
d'étudier : le sourire. M. Georges Dumas, grâce à des expé-
riences de laboratoire confirmées par des observations cliniques,
vient de mettre en lumière ce fait si simple qu'on s'étonne du
temps qu'il a fallu pour le constater : « Le sourire, dit le phy-
siologiste nouveau, est* la réaction motrice la plus facile des
muscles du visage pou^* toute excitation légère. » Puis, comme
les excitations légères ^ont généralement agréables, le sourire
est devenu par association physiologique le geste le plus spon-
tané du plaisir, après quoi, il nous a suffi de nous imiter nous-
mêmes pour en généraliser volontairement l'usage psychologique
et la signification sociale. Dans toutes les études sur l'expres-
sion des émotions, depuis Darwin jusqu'à Wundt, on avait été
chercher bien loin, dans les principes de la finalité transfor-
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LES RÉSULTATS DE LA PSYCHO-PHYSIOLOGIE. 191
miste, tels que « la survivance des habitudes utiles, » Texpli-
cation d'un simple fait de mécanique physiologique.
C'est que toutes ces spéculations physiologiques sont restées
pénétrées de cet esprit philosophique et finaliste auquel on
avait prétendu faire échec. Cette illusion n'est point rare dans le
début des sciences. Au fond, on poursuivait, dans Tétude des
organes, des idées d'unité rationnelle et de convenance logique.
De Descartes auteur du Traité des Passions à William James,
auteur de la théorie des Émotions, les différences sont surtout
dans le vocabulaire théorique, car le métaphysicien, lui aussi,
concevait la sensibilité affective et sensorielle sur un seul type.
Et la psycho-physiologie a continué sans le savoir une bien
longue tradition.
Et voilà pourquoi, malgré tout, la psychologie a dû faire
toute seule ses acquisitions les plus précieuses. La physiologie
n'était pas assez avancée pour lui être d'un grand secours. Elle
l'a longtemps troublée d'une illusion. Elle l'encombre bien sou-
vent encore d'un symbolisme un peu grossier: les hypothèses
cérébrales commencent k remplacer chez certains neurologistes
les théories périphériques.
Ce n'est pas que l'idée d'une psycho-physiologie soit absurde
ni même sans doute irréalisable. Le principe de l'évolution ne
nous permet guère de douter qu'il y ait continuité dans toute la
réalité, et par conséquent dans notre savoir. Mais cette continuité
des choses commence toujours par nous échapper. Notre savoir
est d'abord fragmentaire. Ainsi Claude Bernard était convaincu
que la vie est réductible aux forces physico-chimiques. Mais il
étudiait biologiquement les phénomènes biologiques : on ne peut
rapporter tout de suite à ime science antérieure le fait dont
Tiguorance même a suscité une science nouvelle. D'ailleurs,
alors que la physiologie est encore si inhabile à saisir la vie
nerveuse, comment pourrait-elle nous éci virer sur la conscience ?
Le seul défaut sans doute d'une tentative, psycho-physiologique
est d'être prématurée. On l'a prise pour un moyen. C'est le con-
traire. Elle est une fin, une fin très lointaine peut-être, un idéal.
Gaston Rageot.
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PUBLICATIONS RÉCENTES
SUR
MONTAIGNE
, Les Essais de Michel de Montaigne, publiés d'après l'exemplaire de Bordeaux
par M. Portanat Strowski, sous les auspices de la commission des archives
municipales, tome [ ; Bordeaux, MCMVI, Imprimerie nouvelle, Pech et C*. ^
II. Les Grands philosophes. — Montaigne, par le même, 1 vol. in-8*, Paris,
1906, Alcan. — III. Bibliothèque littéraire de la Renaissance, — Montaigne,
Amyot et Saliat, étude sur les sources des Essais, par M. Joseph de Zangroniz,
1 vol. in-i8, Paris, 1906, Champion. — IV. Michel de Montaigne^^nr M. Edward
Dowden, professeur de littérature anglaise à l'Université de Dublin, 1 vol. in-8,
Philadelphie et Londres, MDCCCX3V, Lippincott. — V. Introduction aux Essais
de Montaigne, par M. £dme Champion, 1 vol. in-i8, Paris, 1900, A. Colin.
I
Montaigne a donné lui-même, de ses Essais, quatre éditions,
lesquelles n'en font que deux, à vrai dire, et qui, d'ailleurs, par
une fortune assez singulière, se trouvent n'être ni l'une ni l'autre
le texte qu'on réédite, qu'on lit, et qu'on commente. La première
est datée de 1580 ; c'est un assez gros volume in-8**, fort bien
imprimé, chez Simon Millanges, & Bordeaux. Il ne contient
qu'une « première » version des deux premiers livres des Essais.
Deux érudits, à qui notre histoire littéraire est redevable de plus
d'un service, et dont les noms sont bien connus, M. Barkhausen
et M. Dezeimeris, ont donné, en deux volumes, élégamment im-
primés, chez Feret, à Bordeaux, en 1873, une « reproduction »
fidèle de l'édition de 1580, avec, au bas des pages, les variantes
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. i93
presque insignifiantes de la deuxième édition, datée de 1582;
et de la troisième, datée de 1587. On semble s'accorder à ne
voir aujourd'hui dans celle-ci qu'une « contrefaçon. »
Personne jusqu'à présent n'a vu ni signalé dans aucune
bibliothèque, la « quatrième édition » des Essais.
Cependant la cinquième n'en porte pas moins le chiffre de
cinquième édition, et elle a vu le jour, non seulement du vivant,
mais par les soins de Montaigne. Elle est la première qui con-
tienne le troisième livre des Essais^ « avec six cents additions
aux deux premiers » : cette' indication est de Montaigne lui-
même. L'édition est datée de 1588, et elle a paru à Paris, eu
un volume in-4®, chez le libraire l'Angelier.
C'est quatre ans plus tard que Montaigne mourait, en 1592,
lassé ou dégoûté de beaucoup de choses, à ce qu'il semble, mais
non pas de se relire, sinon de se mirer dans ses Essais, et de
les enrichir ou de les enfler quotidiennement du profit de ses
lectures et de ses réflexions. Il se servait pour cela d'un exem-
plaire en feuilles de l'édition de 1588, dans les interlignes et
aux marges duquel il consignait ses corrections et additions.
Ce sont ces bonnes feuilles, reliées après sa mort, que l'on
appelle « l'exemplaire de Bordeaux, » et on s'est demandé pen-
dant longtemps, on peut même, nous le verrons, se demander
encore aujourd'hui, quel en est le rapport avec l'exemplaire ou
le manuscrit dont la fille « d'alliance » de Montaigne, la demoi-
selle de Goumay, s'est servie pour établir le grand et superbe
in-folio de 1595, qui a fixé définitivement le texte des Essais.
Une recension du texte de l'exemplaire de Bordeaux, fort mal
faite, en 1802, par un encyclopédiste qui répondait au nom presque
fameux alors de Naigeon, ne nuisit nullement à l'autorité du
texte de M"* de Goumay. Victor Le Clerc, notamment, suivit
la docte fille dans sa belle édition, celle qui fait partie de la
Collection des classiques français, et qui demeure infiniment
précieuse, à cause de la peine qu'il s'y est donnée de remonter
à la source des citations grecques et latines de Montaigne; et,
d'une manière générale, c'est le texte de M"' de Gournay qui
constitue ce que l'on est convenVi de^^.nommer « la vulgate » du
texte de Montaigne. Il convient de noter que l'une des dernières
éditions des Essais^ celle de MM. Motheau et Jouaust, a repro-
duit Tédition de 1588, avec, au bas des pages, les variantes et
additions de 1595. M. Strowski la « recommande » pour l'usage
mm juxv. ^ 1906 13
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194 RBYUB DES DBUX MONDES.
courant, et M. Ghaoïpion estime « qu'elle laisse encore beau-
coup à désirer. »
C'est (( Texemplaire de Bordeaux » que la Commission des
archives municipales de la grande ville a décidé de « repro-
duire^ » et dont nous avons depuis quelques jours le premier
volume sous les yeux. La préparation et la publication en ont
été confiées à un jeime professeur de l'Université de Bordeaux,
M. Fortunat Strowski/ à qui [nous devions un livre essentiel sur
Saint François de Saies et la renaissance du sentiment religieux
au XYIP siècle; et sa nouvelle tâche, extrêmement laborieuse et
délicate, ne lui pas déjà pris moins de deux ou trois ans de sa
vie. Nous espérons pour lui qu'elle lui deviendra plus facile à
mesure de son avancement même. C'est en ces sortes de travaux
qu'on peut dire « qu'il n'y a que le premier pas qui coûte ; » et,
selon toute apparence, les trois volumes qui doivent compléter
¥, l'édition municipale des Essais de Montaigne >» — c'est déjà le
nom qu'on lui donne, — se succéderont assez rapidement. Ni
M. Fortunat Strowski, ni la Commission municipale de Bor-
deaux ne nous en voudront d'ailleurs si nous anticipons sur des
dates encore incertaines, et, dès à présent, si nous essayons de
dire quel est l'intérêt de cette édition.
Disons d'abord quelques mots de la disposition typographique
du texte. La base en est formée par le texte de 1588, que des
indications marginales, A et B, distinguent du texte de 1580-82-87 ;
et tous leb deux A [1580-82-87] + B [1588] nous sont ainsi
donnés à Li suite l'un de l'autre en caractères romains. Les
additions miinuscrites viennent alors, chacune en sa place, im*
primées en caractères italiques, et elles correspondent générale-
ment aux additions imprimées de l'édition de 1595. C'est toute-
fois une corrtispoi^dance qui serait à vérifier pour chaque cas,
M. Strowski n'ayant pas tenu compte, en principe, de l'édition
de 1595, au ti)xte de laquelle il s'agissait précisément pour lui
de substituer on texte « plus approché » de la dernière pensée
de Montaigne. Enfin, au bas des pages, les « variantes » sont
groupées chronologiquement; et on peut dire que, de la sorte,
nous avons, on vérité, sous les yeux, l'entière succession des
différons aspects du texte de Montaigne.
Cette dispoiition est-elle la meilleure? On en pourrait con-
cevoir une autre. Il y a déjà quelques années qu'un certain
nombre d'érudits^ hébraïsans et hellénistes^ se sont ré unis j sous
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PUBL1CATT0NS RÉCENTES SUR BIONTAICWB. 195
la direction do Tuii d'entre eux, le profeBseur Hftupt, pour pu-
blier en même temps, à Londres, New- York, et Stuttgart, un©
version anglaise de la BiblCf qu'ils ont intitulée la Bible poly*
chrome j comme on disait jadis la Bible potygiûtte (1). Il s'agis-
sait, ainsi que ce titre l'indique, de signaler d'ri>erd au lecteur les
différentes « couches » dont la superpo^tion successive a fini
par former, depuis la haute antiquité jusqu'en des temps qu'on
estime assez voisins de nous, le texte unique et consaeré de la
Genèse^ par exemple, ou de la Prophétie (Tlsaïe. Cest la grande
affaire de l'exégèse contemporaine, on le sait; ou, du moins, c'est
le départ en quelque sorte actuel de toute critique bibliqpM.
Remaniés, sinon refaits, retouchés, interpolés, on croit pouveir
aujourd'hui dire avec assurance l'&ge, la nature et la profondeur
des modifications que ces textes vénérés ont subies. Et le moyest
qu'on a donc imaginé pour les rendre sensibles aux yeux a été
tout simplement de les colorier par teintes plates, qui se di-
visent inégalement la page, et qu'on est préalablement convenu
d'affecter, le bistre, je suppose, aux parties les plus anciennes
du texte ; le rose ou le vert, à des parties plus modernes; le gris
à de plus récentes encore, et ainsi de suite. L'invention paraîtra-
t-elle peut-être singulière, dans la description un peu lourde
que nous en donnons? Nous nous bornerons à répondre du
moins qu'en fait, il n'y a rien de plus simple, ni de plus clair,
ni qui réalise mieux l'objet qu'on s'était proposé. Si l'on avait
suivi cette disposition pour la reproduction des Essais, on y dis-
tinguerait tout de suite, sans hésitation, le texte de 1580 d'avec
celui de 1588, et tous les deux d'avec les additions de 1595.
J ajoute que, pour bizarre qu'il eût semblé d'abord, l'exemple
n'en eût pas été dangereux, n'y ayant guère, je pense, plus de
trois textes de notre langue qu'on pût essayer d'imprimer de la
sorte : ce sont ceux de Pascal, et de La Bruyèire, après celui de
Montaigne. Et si les bibliophiles se fussent récriés, on leur eût
dit que les éditions de ce genre ne sont paii faites pour eux, -—
ni peut-être même pour les simples lecteurs : — elles s'adressent
aux philologues, aux bibliographes, aux éditeurs, aux commen-
tateurs et aux critiques de Montaigne.
C'est à ces derniers, tout particulièrement, que nous pren-
drons la liberté de recommander l'édition municipale des Essais.
(i) Holy Bible^ polychrome tdilion, New-York, Londres et StuttganU
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196
REVUE DES DEUX MONDES.
Car, il y a bien quelques exceptions ; — il y a M. F. Slrowski
lui-même, dans une excellente étude qu'il vient de nous donner
sur Montai ff ne, et il y a M. Edme Champion, dans sa substan-
tielle Introduction aux t< Essais » de Montaigne, — mais, d'une
manière générale, en parlant de ces Essais, qui n'ont pas mis
moins de vingt ans, 1572-1592, à prendre aux mains de leur
auteur, une forme qu'à peine peut -on considérer comme défini-
tive; — dont les trois éditions capitales, la première, celle de
1580; la cinquième, celle de 1588 ; et la sixième, celle de 1595,
sont des ouvrages presque différens ; — et qui sont enfin séparées
les unes des autres par des événemens aussi considérables que
les voyages de Montaigne et sa mairie de Bordeaux, la critique
française en a parlé comme de ces livres qui sortent, en quelque
manière, tout armés, un beau matin, du cabinet de leur auteur:
le Discours sur V Histoire Universelle, ou La Recherche de la Vé^
rite. De combien d'erreurs sur la signification des Essais, et sur
le caractère de Montaigne, cette insouciance de la bibliographie
et de la chronologie a été Torigine, on ne saurait le dire ! J'aime
à rappeler, entre autres, quand les circonstances ramènent le
sujet , les jolies phrases de Prévost-Paradol, dans ses Moralistes
français, sur ce style, pour ainsi parler, sans couture, où les
citations des anciens faisaient tellement corps, disait-il, avec la
pensée de Montaigne, qu'on ne pouvait les en séparer sans que
cela fît, en vérité, comme une déchirure. Pour s'apercevoir cepen-
dant, que, s'il n'y a rien de plus joli que ces variations sur le
style sans couture, il n'y a rien de moins juste, il suffisait de
comparer entre elles nos trois éditions capitales, et de constater
comment chacune d'elles s'enrichit, jusqu'à s'en alourdir, de
« citations » qui trop souvent ne sont que des répétitions (1) ;
qui plus souvent encore ne sont dues qu'au hasard des lectures
de Montaigne, s'ajustent assez mal au texte; et qui, non moins
souvent enfin, impriment à sa page une fâcheuse allure de lour-
deur et de péda&tisme. Mais, au temps de Prévost-Paradol, ce
sont là des considérations dans l'examen desquelles n'entrait pas
la critique. Elle planait au-dessus! Et, que le critique s'appelât
Villemain ou Sainte-Beuve, Prévost-Paradol ou Vinet, son objet
n était que de faire briller son originalité personnelle au moyen,
et quelquefois, si besoin était, aux dépens de son auteur. Croyez
(i) On trouvera dans le livre de M. de Zangroniz, pages 94-yv, rindication
d'un certain nombre de ces « répétitions » ou « redites. »
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTATGNG. 197
que, dans les pages justement admirées où Sainte-Beuve s'est
efforcé de caractériser le style de Montaigne, — et on sait qu'il
y a merveilleusement réussi, — Thistorien de Por/-jRoya/ ne son-
geait pas moins à lui-même qu'à Tau leur des Essa4s.
Tel est d'abord Tun des services que rendra l'édition municipale
des Essais. Avant tout, elle obligera la critique à reconnaître ce
qu'il y a de successif dans la composition du livre, et, par con-
séquent, à en tenir compte. Il faudra bien qu'on s'aperçoive que
les voyages de Montaigne en Allemagne et en Italie, que son
passage à la mairie de Bordeaux, — - qui n'a pas occupé moins de
quatre ans de sa vie, — que le lent progrès de la maladie dont il
devait mourir et qu'il avait dans son isolement tout loisir d'ob-
server, ont en plus d'un point modifié sa manière de voir, de
sentir, de penser. Mais surtout on se rendra compte de la manière
dont Montaigne compose, et quand on l'aura bien vu, ce sera
comme un trait de lumière jeté, non seulement sur la signifi-
cation ou la portée littéraire des Essais, mais sur leur intérêt
historique et philosophique.
Le voilà donc, en la quarantième année de son âge, revenu
de bien des illusions, et retiré dans sa « librairie. » Nous
sonimes en 1572, et à la veille ou au lendemain de la Saint-
Barthélémy. A-t-il encore quelques ambitions? On ne sait! ou
s'il a vraiment résolu « de ne se mêler d'autre chose que de
passer en repos et à part le peu qui lui reste de sa vie. » En
attendant, sa solitude ne tarde pas à lui peser, et, par manière de
distraction, il prend la plume, sans intention bien précise, pour
fixer un peu sa pensée vagabonde, et il écrit sur la Tristesse, ou
sur les Cannibales, sur les Senteurs, ou sur F Oisiveté, avec la
même insouciance de toute espèce de choix et d'ordre. Ni le
sujet ne lui importe, comme s'il se tenait pour certain d'y être
toujours égal, et encore moins l'ordre, car il a dû tout de suite
s'apercevoir que l'agrément de ce qu'il écrit était fait, 'même pour
lui, de ce qu'il y a dans le cours de ses idées, de soudain et d'inat-
tendu. Mais, chemin faisant, et comme il a la mémoire mieux
meublée qu'il ne le prétend, il s'avise que ce qu'il vient de dire,
d'autres l'ont dit avant lui, Sénèque, par exemple, en quelqu'une
de ses Lettres, ou Plutarque. Il ne veut pas leur en faire tort;
il va chercher le volume sur un rayon de la bibliothèque, et il
traduit, il copie, il paraphrase le passage. A moins encore
qu'il ne s'y prenne de la façon tout justement inverse, et
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198 REVUB DES DEUX MONDES.
qu'ayant transcrit d'abord, au cours de sa lecture, pour Tingé-
niosité de l'expression ou pour la profondeur de la pensée, le
passage de Sénèque ou de Plutarque, les vers de Virgile ou la
prose de Cicéron, il ne se rappelle qu'il a fait, lui aussi quelque
expérience du même genre; et il prend alors plaisir à se recon-
naître chez les anciens, en y trouvant la preuve de l'une de ses
maximes favorites, que « tout homme porte en soi la forme de
l'humaine condition. » C'est ainsi que lentement, par alluvions
successives, les Essais se composent; et si je ne me trompe, c'est
ce que confirmera l'examen, même superficiel, de « l'exemplaire
de Bordeaux. » On y voit positivement Montaigne à l'œuvre, la
dernière édition de ses Essais ouverte là, devant lui, sur sa table
de travail, se relisant, attentif à se « contre-roller, » comme il dit
quelque part, prenant un livre au hasard dans sa bibliothèque,
le parcourant avec nonchalance, y relevant à la volée, au pas-
sage une anecdote ou une réflexion, les traduisant en sa langue,
et surchargeant ainsi ses marges de toute sorte d'additions et
de renvois, qui finissent pnr rendre la lecture de son texte, non
seulement difficile, mais tout à fait incertaine ou douteuse.
Car une question qu'on ne peut s'empêcher de se poser, et
qu'aucune édition, municipale ou autre, ne résoudra, c'est de
savoir ce que Montaigne lui-même eût fait, s'il eût vécu, des
« additions » qui couvrent les marges de l'exemplaire de Bor-
deaux. Il en annonçait plus de « six cents » dans l'édition
de 1588, et je ne les ai pas comptées, mais je pense qu'en effet
elles y sont : il n'y en a certainement pas moins, dans l'exem-
plaire de Bordeaux. Ces additions, qui répondra que Montaigne
les eût incorporées à son texte, et plutôt, ne s'était-il pas ré-
servé la liberté de faire son choix entre elles au moment de la
publication? C'est pour notre part ce que nous serions bien
tentés de penser. Le Montaigne de 1595, et le nouveau, — celui
de 1906, le Montaigne de l'édition de Bordeaux, — sont des
Montaigne plus complets que nature. Je ferai bien d'en donner
au moins un exemple.
Dans son chapitre du Pédatitisme, Montaigne avait écrit,
en 1580 : « Quand bien nous pourrions être savans du savoir
d'autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre
propre sagesse.
Micro) ^oçicrrov, oon; ouj^ àuT<ji abçdç
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PUBUCAT10NS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 199
« Je haïs, dit-il, le sage qui n'est pas sage pour soi-même. »
En 1588, il ajoute à ce vers d'Euripide une citation de Juvénal :
... Si cupiduSf
Si vanus et Euganea quaniumvis vilior agna.
Puis, en 1^90 ou 1592, îl efface la traduction du vers d'Euri-
pide, qu'il estime sans doute superflue; il ajoute, avant la cita-
tion de Juvénal, un passage de Cicéron : « Ex quo Ennius : Ne-
guicguam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret; »
et, après les vers de Juvénal, il ajoute encore : « Non enim
paranda nobis solum, sedfruenda sapientia e^/.*Dionysius se mo :
quait des grammairiens qui ont soin de s'enquérir des maux
d'Ulysse, et ignorent les [ leurs ] propres ; des musiciens qui
accordent leurs flûtes et n'accordent pas leurs mœurs ; des éco-
.liers qui étudient à dire justice, non à la faire. » On me dira
vainement qu'il y en a d'autres exemples! Je le sais bienl et
j'en remplirais moi-môme plusieurs pages ! Mais on ne me fera
pas croire aisément que Montaigne se proposât d'insérer ces
cinq citations, dans son texte, en enfilade, et à l'appui de quelle
simple et banale observation ! Il eût choisi, sans aucun doute I et
pourquoi n'eût-il pas en même temps effacé quelques redites, et
sacrifié quelques réflexions saugrenues?
On pourra donc se proposer d'établir un « texte critique »
des Essais; nous n'en connaîtrons jamais le texte absolument
« authentique. » Et cela est fâcheux; mais il ne faut rien exa-
gérer, et, après tout, nous n'en serons pas plus troublés dans
notre lecture des Essais que nous ne le sommes par des hési-
tations ou difficultés du même genre dans la lecture des Pèn-
^sées de Pascal. Nous en serons quittes pour nous dire que si
quelques-unes de ces additions, les plus libres, celles qui nous
choquent le plus, ne représentent pas la pensée publique de
Montaigne, elles expriment sa pensée de « derrière la tête. » Et
nous ne regarderons pas l'édition municipale comme l'édition
définitive des Essais, mais, selon le vœu des éditeurs eux-mêmes,
comme la base et la condition de toutes les éditions futures, y
compris celle qui se piquera d'être la « critique, » et la « défini-
tive. »
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200 REVUE DES DEUX MONDES.
II
« Il y a qpeique apparence de faire jugement d'un homme
par les plus communs traits de sa vie, mais, vu la naturelle
instabilité de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souvent que
les bons auteurs mêmes ont tort de s'opiniâtrer à former de
nous uae constante et solide con texture. » [Essais, I, 2, 1588»]
En dépit de l'avertissement, c'est une tentation à laquelle nous
voyons qu'on résiste assez malaisément, que celle de vouloir
mettre dans la vie, dans les œuvres, dans les idées d'un grand
écrivain, plus d'ordre, plus de cohésion, plus de logique et de
continuité qu'il n'y en amis lui-même. Nous avons beau savoir
qu'il ne s'est pas appliqué moins de trente ans à son œuvre,
comme l'auteur de C Esprit des Lois, ou vingt ans, comme celui
des Essais; ou encore, s'il a laissé, comme Rousseau, plusieurs
livres, nous avons beau savoir qu'ils sont séparés, comme la Non
velle Héloïse et les Confessions, par des années d'intervalle, ou
par des événemens plus considérables, si je puis dire, que des
années, nous voulons à tout prix que ces manifestations succes-
sives de l'esprit en soient des expressions identiques ou du moins
analogues ; il nous déplaît que le grand homme se soit contre-
dit; nous le ramenons à notre mesure en lui imposant notre
manière de le comprendre ; et nous nous vantons alors d'avoir
« reconstitué » l'unité méconnue de son œuvre et de ^ pensée.
Nous obtenons ainsi des Pascal tout en bronze, des Bossuet tout
en marbre, des Rousseau tout en béton ou en a ciment armé. »
C'est ce qui s'est passé pour Montaigne. Commentateurs, cri-
tiques ou historiens de la littérature, tous ont peiné pour ré-
duire en système l'un des livres assurément les plus décousus
qu'il y ait, et si je ne craignais qu'on ne prît mal le mot, je
dirais l'un des plus « incohérens » que je connaisse dans aucune
littérature. Entre ces Essais, dont le charme est fait pour partie de
n'avoir les uns avec les autres que de lointains rapports, conmie
l'agrément d'un voyage est fait de la succession des aspects im-
prévus et vigoureusement contrastés, qu'il nous offre, on a
essayé d'établir un « enchaînement, » ou un lien. On s'est de-
mandé ce que Montaigne avait « voulu faire; » quel dessein
précis avait été le sien; ce qu'il avait prétendu prouver? Et,
naturellement, & la question ainsi posée, chaque historien ou
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PDBLTCAnONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 201
critique a trouvé une réponse par le moyen de laquelle le
« beau désordre » de Montaigne se ramenait, bon gré mal gré, à
l'ordonnance d'un « discours suivi. »
Ne serait-il pas temps, peut-être, d'en finir avec cette super-
stition? « Je sais un peu ce que c'est que l'ordre... » dira bien-
tôt quelqu'un, et, celui-là, nous ne ferons pas difficulté de l'en
croire, puisqu'il sera Pascal, mais nous savons bien qu'il n'y a
rien de plus rare que cette science, ou cet art, ou ce don de
l'ordre. C'est encore le cas de rappeler ici, pour demeurer entre
Gascons, ce grand livre de f Esprit des Lois! Il y a du génie dans
f Esprit des Lois, mais, il n'y a point d'ordre; il n'y a pas non
plus d'unité ni de continuité. C'est nous qui nous efforçons d'y
en mettre ce qu'il faut pour que l'analyse de l'ouvrage nous soit
plus facile, et plus facile encore l'expression d'un jugement ou
d'une opinion « personnelle » sur Montesquieu. Seulement il ne
s*agit plus, en ce cas, que de savoir si nous ne défigurons pas
l'écrivain en l'unifiant. Pareillement Montaigne. Ce n'est pas un
portrait de lui que nous retraçons, c'en est le schémay si je puis
ainsi dire, quand nous ramenons ou que nous essayons de ramener
ses Essais à quelques idées prétendues maîtresses, qui s'y retrou-
veraient partout, dans le chapitre sur les Pouces ou dans celui
des Coches, comme dans V Apologie de Raymond de Sebondc.l
« Les Essais^ dit à ce propos M. Edme Champion, ne furent
d'abord qu'un paquet de notes dans lequel Montaigne entassait
pêle-mêle, au hasard, des textes recueillis sans choix, sans
ombre de critique, sans écarter les choses les plus oiseuses et
les plus puériles... Des chapitres entiers sont « un fagotage de
pièces décousues, » — c'est Montaigne qui le reconnaissait lui-
même en 1580, mais il s'en est dédit depuis, — des enfilades
de citations qui n'ont pas même t'excuse de servir de prétexte
à une remarque instructive ou ingénieuse, qui ne s'expliquent
que par le désœu^Tement, le parti pris de s'imposer pendant
quelques heures une tâche propre à passer le temps, en évitant
de réfléchir. » Ces paroles ne sont-elles pas un peu dures? Il est
difficile d'être Michel de Montaigne, et, des heures durant, de
transcrira ou de traduire des textes anciens comme qui dirait
à l'aventure, du Lucrèce et du Virgile, du Sénèque et du Plu-
tarque, et, quand ce serait à l'aventure, sans éprouver le besoin
de commenter pour son compte, et de continuer en la paraphra-
sant, ou de contredire l'idée qu'ils expriment. Mais, tout Montaigne
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202 REVUE DBS DEUX MONDES.
qu'il soit, on ne saurait pourtant disconvenir qu'il y ait du
« fagotage, » beaucoup de « fagotage, » du fatras, dans les Essais;
et M. Champion a raison. Ce serait une entreprise vaine que de
vouloir les rapporter tous à un « dessein principal. » Nous
n'avons point ici affaire avec La Recherche de la Vérité ou V His-
toire des variations. Ce qui d'ailleurs ne veut pas dire que Mon-
taigne ne soit pas un « penseur » ou un philosophe, mais cela
veut dire qu'il ne Test point à la manière de Malebranche ou
de Spinoza ; — que l'ou/se méprend sur le caractère de son livre
et la nature de son génie dès qu'on y cherche une autre « unité »
que celle de sa personne ondoyante; — et que le naturel de cette
personne même consiste précisément à ne rien avoir eu d'un
fabricateur de systèmes, et encore moins d'un pédant. Tel n'était
point, on le sait , l'avis de Malebranche, qui l'appelle assez joli-
ment un « pédant à la cavalière. »
Peut-on dire seulement que l'auteur des Essais ait eu le des-
sein de se peindre lui-même dans son livre, et qu'ainsi l'unité
de son personnage, je veux dire de l'homme réel, de l'homme
vrai qu'il fut, comme nous tous, sans le savoir peut-être, masqpie
et répare l'incohérence ou le « fagotage » de ses Essais? Le mot
de Pascal, à cet égard, a fait autorité : — « Le sot projet qu'il
a de se peindre; et cela non pas en passant et contre ses
maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par
ses propres maximes, et par un dessein premier et principal... »
— Et, en effet, sans parler de ri4t/> u Lecteur, si connu et si
souvent cité, les passages abondent où Montaigne nous déclare
qu'il est lui-même « le sujet de son livre, >> et lui-même l'objet
de son propre intérêt ou de sa curiosité. Mais regardons-y de
plus près , remettons ces passages à leur place , les Essais
dans le temps ; et nous ne pourrons nous empêcher d'observer,
avec M. Champion, que ce « dessein principal et premier » semble
entièrement étranger, dans les Essais de 1580, aux quinze ou
vingt premiers chapitres du livre. C'est aussi l'opinion de
M. Strowski. Il est vrai que quand son succès lui aura révélé
la nature de son talent, et quand il se sera rendu compte que ce
qu'on aime en lui, et de lui, c'est lui-même, Montaigne mettra
moins de réserve et, si je l'ose dire, de pudeur dans ses « confes-
sions. » Il feindra de croire, alors, il croira peut-être sincère-
ment que son âge, qui n'est pas très avancé, puisqu'il doit
mourir avant soixante ans, l'autorise à des confidences dont nous
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 203
nous serions bien passés, et cpiî n'ajoutent rien à la connais-
sance de son caractère ou de son génie. Car, Sainte-Beuve a eu
'beau faire . on no sacitfe pomi encore de qualités de forme ou de
fond, de langage ou de pensée, qui aient des rapports définis avec
la gravelle ; et l:es coliques de Miohtaigne n'expliquent point son
dilettantisme. Il préférait k saveur du poisson à celle de la
viandCi mais le renseignement n'en est pas un sur la nature de
son style, ni même peut-être ce qu'il nous dit de son goût
pour les huîtres et pour le melon.
Mais, en somme, et après tout cela, Montaigne ne nous livre
qu'une très petite part de lui-môme ; et en veut-on la preuve dé-
monstrative? C'est qu'il y a peu de nos grands écrivains qui nous
demeurent plus énigmatiques, et dont nous soyons plus embar-
rassés de dire l'homme vrai qu'ils furent. Se douterait-on seule-
ment que son livre est contemporain de l'une des époques les
plus. troublées de notre histoire? et que le moment môme oii il
écrit est rempli du fracas des guerres de religion ? « Aucuns me
convient, écrit-il dans une addition du nîanuscrit, d'écrire les
affaires de mon temps, estimans que je les vois d'une vue moins
blessée de passion qu'un autre, et de plus près, pour l'accès que
la fortune m'a donné aux chefs des divers partis... » Il ne Ta
cependant pas fait, et ses Essais ne sont point des Mémoires pour
servir à f histoire de son temps. Il n'y a pas fait la confession des
autres avec la sienne. Et combien de traits de sa propre physio-
nomie n'a-t-il point laissés dans Tombre? Que savons-nous par
lui de sa jeunesse? de sa carrière avant 1572, entre vingt-cinq
et quarante ans ? de ses amours? de ses « sentimens de famille? »
ou môme, et finalement, nous Talions voir, de ses <' sentimens
religieux? » puisque, depuis trois cents ans, tandis que les uns
persistent à nous montrer en lui non seulement « un chrétien »
mais un « défenseur du christianisme, » c'est pour beaucoup
d'autres, avec lui, Montaigne, tout au contraire, et par lui, par
la lente et insensible contagion des Essais^ que le doute métho-
dique ou systématique est entré dans le monde moderne, et
non point du tout, comme on continue de l'enseigner, dans nos
écoles, par l'intermédiaire du Discours de la méthode.
On remarquera qu'ici encore, comme plus haut, nous retrou-
vons l'influence et l'autorité de Pascal. Ce Montaigne, non pas
précisément athée, ni libre penseur, ni peut-ôtre sceptique, mais
qu aurait avant tout préoccupé, comme Pascal lui-môme, ta ques*
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204 REVUE DÈS DEUX MONDES.
lion religieuse, c'est le Montaigne de Pascal, et, si j'osais ainsi
dire, c est le Montaigne des Pensées plutôt que celui des Essais.
Quelques critiques reprochent volontiers à Pascal d'avoir « pla-
gié » ou « pillé » Montaigne; — ^|co qui d'ailleurs ne serait juste
que si nous savions Tusage que Pascal se proposait de faire de
tant de fragmens des Essais qu'il a transcrits, paraphrasés quel-
quefois, et généralement abrégés ou résumés. Mais en fait, c'est
donc alors le « plagiaire » dont l'autorité s'est en quelque sorte
imposée à l'original qu'il copiait ; c'est l'accent de Pascal qui se
trouve avoir fixé le sens des passages des Essais qu'il emprunte ;
et depuis plus de deux cents ans, c'est « en fonction » de Pascal
et du dessein des Pensées, que la critique française interpi«^ie
Montaigne. Cependant il y a autre chose dans l^s Essais, et parce
que V Apologie de Raymond de Sebonde en est le chapitre le
plus étendu, en môme temps, sans doute, que l'un des plus im-
porlans, je ne voudrais pas répondre qu'il en fût le plus con-
sidérable. Il en est le plus étendu, parce que Montaigne venait
de traduire ia Théologie naturelle de ce Raymond de Sebonde,
1569, et qu'il était donc encore tout chaud de son auteur, comme
aussi des critiques dont sa traduction avait été l'objet; mais, ne
nous lassons pas de le redire, il y a autre chose dans les Essais;
le dessein de Montaigne ne s'est rencontré qu'incidemment avec
celui de Pascal; et c'était d ailleurs le droit de Pascal, — ceci
encore vaut la peine d'être dit et redit, — c'était absolument son
droit de n' « emprunter » à Montaigne que ce qu'il croyait ana-
logue à son propre dessein. Pascal ne se proposait pas de faire
une étude, ni do porter un jugement sur Montaigne, mais
d'écrire une Apologie de la Religion chrétienne. Nous aurions le
droit, le cas échéant, de faire comme lui. Les idées, une fois
exprimées, et entrées dans ia circulation, deviennent le patri-
moine commun de l'humanité : j'ai le droit de les retourner
môme contre ceux qui les ont exprimées les premiers et qui,
souvent, n'en ont pas connu toute la portée. Mais, évidemment,
je ne l'ai plus quand il s'agit, comme ici, de préciser le sens d'un
texte ou de caractériser la pensée d'un grand écrivain, et cepen-
dant, sans nous en apercevoir, c'est ce que nous faisons depuis
deux cents ans. Nous nous posons, en quelque sorte, le problème
de la signification des Essais, comme nous faisons celui de la si-
gnification des Pensées, et la question religieuse étant la seule
où Pascal s'intéresse, nous raisonnons sur Montaigne comme si
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PUBLICATIONS RÉCaSNTES SUR MONTAIGNB. 205
Montai^es'y était, lui aussi, uniquement appliqué, continûment,
passionnément et tout entier.
Je n'entends pas nier qu'il y ait pris l'intérêt le plus vif.
Mais, d'abord, ce n'est qu'un intérêt presque purement intellec-
tuel, et j'en vois un témoignage dans ce fait assez singulier
qu'étant lui-même, de son propre aveu, l'un des hommes qui
ont eu le plus de peur de la mort, et sa philosophie ne s'étant
employée, pour une part considé;'able, qu'à se prémunir ou à
se fortifier contre cette crainte, il n'a cependant jamais demandé
d'aide contre la mort à la religion. « Il n'est rien de quoi je me
sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la
mort, voire en la saison la plus licencieuse de mon âge,
lucunda quum œtas florida ver agent.
' Parmi les danses et les jeux, tel me pensait empêché à digérer
à part moi quelque jalousie ou l'incertitude de quelque espé-
rance, cependant que je m'entretenais de je ne sais qui, surpris
les jours précédens d'une fièvre chaude et delà mort... et qu'au-
tant m'en pendait îl l'oreille. » [Essais, I, 20, 1580.] Et il est vrai*
qu'à la longue, et à force de méditer sur ce thème favori que
(c philosopher, c'est apprendre à mourir, » il a fini par se com«
poser, en présence de la menace quotidienne de la mort, une
assez belle attitude, mais c'est la philosophie qui l'y a amené, ce
n'est pas la religion. On peut dire, d'un autre côté, que, s'il a
bien senti, et, autant que personne, démontré, soutenu, défendu
l'importance des idées religieuses, j'entends leur importance po-
litique et sociale, c'est assurément une manière de faire l'apolo-
gie de la religion ; mais, pour le chrétien, c'est une apologie qui
n'en est vraiment pas une, à cause qu'elle pourrait tout aussi
bien être l'apologie du bouddhisme et de l'islamisme, et géné-
ralement de toutes les religions qui sont, comme le christianisme,
des « civilisations » en même temps que des religions. Et enfin ne
faut-il pas ajouter que sa manière de poser la question religi'.'Use
est d'un pur « païen, » s'il n'y va pour lui, comme pour les [ihi-
losophes de l'antiquité, que de ce qu'ils appelaient « le souverain
bien, » ou en d'autres termes do « la vie heureuse? » Une reli-
gion qui, comme la chrétienne, doit être et est en efTet avant tout
une règle impérative de conduite, Montaigne n'y a vu que la
matière de \ Apologie de Raymond de Sebonde; — et les juv;os
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206 hbtue des deux mondes.
les plus désintéressés hésitent encore sur le vrai sens du « docu-
ment. »
Quoi donc, alors, et si ce n'est ni de « se peindre lui-même, »
ni d'ajouter un sysième de philosophie à tant d'autres, ni de
présenter une « apologie de la religion chrétienne, » ni enfin, —
et aussi n'en avons-nous point parlé seulement, — de prendre
parti entre les huguenots et les catholiques de son temps, ([uel
a donc été le dessein de Montaigne ; et comment, car c'est là le
véritable intérêt de la question, comment faut-il lire les Essais?
Nous répondrons qu'il faut les lire comme on lirait une « en-
quête; » et, dans Montaigne lui-même, il ne faut voir, sans y cher-
cher tant de mystère ni de profondeur, qu'un incomparable
« curieux. » Nous dif;ons un « curieux, » nous ne disons pas un
M dilettante, » ce qui est presque la même chose, dans le langage
du monde, mais ce ^pii est pourtant, au fond, bien différent. Le
dilettante ne cherche dans la satisfaction de sa curiosité que
l'amusement de son dilettantisme , mais un « curieux » et, sur-
tout un curieux tel que Montaigne, se propose toujours quelque
objet ultérieur à sa. curiosité. Cet objet est sans doute un peu
vague et un peu flottant; le dessein n'en a rien do géométrique
ou de didactique. Également curieux de la nature et de l'homme,
de lui-même et des autres, des opinions des philosophes et de
la diversité des mœurs, desévénemens de l'histoire et de ceux de
la vie commune, Montaigne est curieux de trop de choses à la
fois, pour que sa curiosité se pose et se détermine, et en se dé-
terminant, se limite. Mais il a cependant son dessein, très assuré,
s'il n'est pas très net, et ce dessein n'est autre que de pénétrer
tous les jours plus avant dans la connaissance de lui-même et de
l'homme. Je crois qu'il convient d'insister sur ce point.
III
Il ne semble pas en effet que ce fût un dessein bien original
ni bien neuf, aux environs de 1575, que de se proposer d'étu-
dier l'homme. Quel est, demanderait-on volontiers, le grand
écrivain qui ne s'est point proposé d'étudier l'homme ; et s'ils ne
contenaient rien d'autre ni de plus qu'une étude de l'homme, les
Essais seraient-ils les Essais ? Mais, précisément, ce n'était point
l'avis de Montaigne, qu'on eût fait avant lui ce qu'il allait tenter,
et, à cet égard, il disait, non pas dans sa première édition, ni
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PUBUCATI0N8 RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 20T
dans celle de 1588, mais dans une longue addition qui n'a paru
pour la première fois qu'en 1595 : « Nom n'avons nouvelles que
de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin^ et si ne
pouvons nous dire si c'est du tout en pareille manière à celle^
cy, n'en connaissant que les noms. Nul depuis ne s'est jeté sur
leur trace. C'est une épineuse entreprise» et plus qu'il ne semble»
de suivre une allure si vagabonde que celle, de notre esprit, de
pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de
choisir et arrêter tant de menus avis de ses agitations... il n'est
description pareille en difficulté à la description de soi-même. »
[EiiSaiSf II, 6.] Et de fait, sans remonter jusqu'aux anciens,
et pour ne pas sortir de Thistoire de notre littérature nationale,
quel est donc, avant Montaigne, celui de nos grands écrivains,
Ronsard ou Rabelais, qui se fût soucié d'« observation psycho*<
logique? » Assurément, et à la manière des anciens, dans la
chaleur de la composition, si quelqu'une de ces vérités, qui
nous découvre le fond de nous-mêmes, s'offrait, pour ainsi dire, \
portée de leur inspiration, ils la reconnaissaient, n'avaient garde
de la laisser passer, et, dans leur prose ou dans leurs vers, ils
essaysdent de la fixer. C'était ce que Montaigne admirait le plus
dans Tacite, — r« omne ignotumpro magnifico est^ » ou le <(facili
credulitate feminarum ad gaudia, » Ronsard, lui, mettait ces
choses entre guillemets. Mais, pas plus que les anciens, ni Ron-i
sard ni Rabelais n'en faisaient leur principale affaire; et qui
jamais entendit parler de la « psychologie » d'Homère ou de
Pindare? Je ne sais pas si celle même de Platon n'est pfis do la
« métaphysique ! » La (c psychologie » de Montaigne est de la
a psychologie ; » elle est un effort habituel pour « pénétrer,
selon son expression, les profondeurs opaques de nos replis
internes;» elle est ^ .lalyse et l'explication des mouvemens qui
nous agitent. « Si, dit-il, vous faites lire à mon page, qui d'ail-
leurs sait fort bien ce que c'est que l'amour, les Dialogues de
Léon Hébrieu, ou les divagations du savant Ficin (1), il n'y com-
prendra goutte, et jamais on ne lui fera croire que ce soit ici
de lui qu'il s'agisse. *> fâchons donc, nous, de faire qu'il nous
comprenne. Décrivons-lui les mouvemens de sa passion avec
assez de fidélité, mais de réalité surtout, — je ne dis pas de
féqlisme^ — pour qu'il s'y reconnaisse, et présentons-lui le mi-
(1) On se rappellera que ce sont ici deux des sources aux(melles avait puisé
kisement la Pléiade.
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208 ilEVUB DES DEUX MONDES.
roir. Voilà toute la psychologie ! Elle n'est pas en l'air, et on ne
la déduit pas des principes. Les propriétés de l'homme ne sont
pas contenues, comme celles du cercle, dans sa définition. On
ne les connaît qu'à Fusage. C'est l'expérience qui nous les
apprendra. Et comme tout le monde n'est pas en état de pro-
fiter de l'expérience, c'est ici que, de l'objet de Montaigne, se
dégage une méthode, un peu^ flottante, elle aussi, comme cet
objet, mais, comme lui, singulièrement féconde, et singulière-
ment originale, comme lui.
Osons le dire franchement : c'est cette méthode, que Pascal,
qui est « un géomètre, » ne comprend point — ni peut-être môme
ce dessein, — quand il reproche à Montaigne de « conter trop
d'histoires. » Non! Montaigne ne conte pas trop d'histoires,
et on se demande comment Pascal n'a point vu l'utilité de ces
histoires pour le dessein de Montaigne. « Ce grand monde,
que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre,
c'est le miroir où il nous faut nous regarder pour nous con-
naître de bon biais... Tant d'humeurs, de sectes, d'opinions, do
jugemens, de lois et de coutumes nous apprennent à juger
sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à recon-
naître son imperfection et sa naturelle faiblesse, qui n'est pas
un léger apprentissage. Tant de remuemens d'état et change-
mens de fortune nous instruisent à ne pas faire grande recette
de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ense-
velies sous l'oubliance, rendent ridicule l'espérance d'éterniser
notre nom par la prise de dix argoulets et d'un poulailler qui
n'est connu que de sa chute. L'orgueil et la fierté de tant de
pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et gran-
deurs nous fermit et assure la vue à soutenir l'éclat des nôtres
sans siller des yeux. Tant de milliasses d'hommes enterrés avant
nous nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonnp
compagnie en l'autre monde, — et ainsi du reste. » [Essais, 1, 26,
1580.] Nous ne saurions mieux dire qu'il ne fait lui-même en cet
endroit pourquoi, et en quoi, Montaigne a besoin de tant
d' « histoires. » C'est que, sous un autre nom, les « histoires »
c'est l'expérience, et Thistorien n'est que le témoin ou le garant
des faits « humains » qu'il raconte. De là l'admiration de Mon-
taigne, et je ne sais si l'on ne devrait dire sa « dévotion » pour
Plutarque. Et, à vrai dire, qu'est-ce que les Vies parallèles, sinon,
selon l'ingénieuse expression d'Amvot en sa Préface, « des
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 209
cas humains représentés au vif ?». Pareillement les anecdo es
répandues à profusion dans les Moralia de Plutarque, dont la
traduction achevait de paraître en 1572, dans Tannée même où
Montaigne commençait d'ébaucher ses Essais? Ce sont autant de
renseignemens, et, n'hésitons pas à prononcer le mot, quelque
moderne gu'il soit, ce sont des « documens » pour la connaissance
de rhumanité. C'est aussi bien ce qu'il nous dit lui-même, et,
si spirituellement, dans ce joli passage : « En Tétudo que je fais
de nos mœurs et mouvemens, les témoignages fabuleux, pourvu
qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou
non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c'est tou-
jours un tour de l'humaine capacité, duqpel je suis utilement
avisé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit également, tant
en ombre (|u'en corps. Et aux diverses leçons qu'ont souvent les
histoires |e prends à me servir de celle qui estia plus rare et mé-
morablt;. » {Essais^ 1, 21, 1595.] L'histoire, et plus particulièrement
rhistoire des mœurs, celle des coutumes, — l'histoire que de nos
jours nous appellerions « anecdotique » et « intime, » — l'his-
toire conçue, dans le temps et dans l'espace, comme le prolon-
gement de notre expérience en tout sens, telle est la matière où
notre application devra donc désormais s'attacher. Un livre est
ouvert devant nous, où nous n'avons qu'à lire, et pour y lire
qu'à ouvrir les yeux : ce sont les « histoires » qui en font la
substance. L'intérêt de ces histoires est de nous montrer
rhomme dans toutes les attitudes; elles sont à la fois l'illustra-
tion et la démonstration de vérités qui ne seraient sans elles
que conjectures ou suppositions. Pour entendre quelque chose
au mécanisme de nos passions, il n'est que de les voir en acte
et de comparer les uns avec les autres les rapports que les his-
toriens nous en font. Et au terme de ces comparaisons, quand
on estime en avoir tiré tout ce que l'on pouvait, il ne reste
plus qu'à faire une dernière démarche qui est, pour ainsi dire,
de vérifier en nous la justesse de nos conclusions.
C'est ici qu'à mon sens, on achève de comprendre Mon-
taigne, et en quoi son projet de se peindre a vraiment con-
sisté. Ne disons rien à ce propos de tant de cyniques montreurs
d'eux-mêmes. Mais les intentions de Montaigne, quand il se.
peint, n'ont rien de commun avec celles de saint Augustin dans
ses Confessions y ou de Rousseau dans les siennes, ou de Cha-
. teaubriand dans ses Mémoires d' Outre-Tombe. Non sans doute
TOiiE XXXV. — 1906. ^ 14
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210 REVUE DES DEUX MONDES.
que, dans le portrait qu'il nous trace de lui-même il ne mêle
inévitablement quelque coquetterie, quelque vanité , quelque
égoïsmé aussi, dont la signification est d'autant plus éloquente
qu'il est plus naïf ou plus inconscient. Le moyen de se raconter,
sans finir par s'admirer soi-même? Il y a donc, nous l'avons dit»
dans les Essais, des aveux dont nous eussions dispensé Mon
taigne ; et ce sont ceux qui ne servent qu'à notre amusement.
Mais, d'une manière générale, s'il « se peint, » c'est en s' étudiant,
pour s'étudier, et la connaissance de lui-même qu'il acquiert
en s'observanty lui sert comme d'un moyen de contrôle pour
apprécier à leur juste valeur les observations qu'il a recueillies
au cours de ses lectures ou de ses méditations.
Joignez encore ceci que, tandis que la plupart des auteurs
de « Confessions » s'efforcent de mettre en lumière ce qu'ils
croient avoir en eux d'original, d'unique et d'exceptionnel, qui
les distingue de tous les autres hommes, lui, Montaigne, au*
contraire, c'est bien ce qu'il a de « personnel » et de « particulier, »
mais, dans ces « particularités » mêmes, ce qu'il s'applique à dé*
mêler, c'est ce qu'elles ont de toujours subsistant et d'éternellement
humain. L'observation de Montaigne est toujours comparative.
On connaît le passage, si souvent cité: « On attache aussi bien
toute la philosophie morale â une vie populaire et privée qu'à
une vie de plus riche étofi'e. Chaque homme porte la forme en-
tière de r humaine condition. Les auteurs se communiquent au
peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moiy le pre-
mier^ par mon être universel^ conmie Michel de Montaigne,
non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le
monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains dp
quoi il ne pense pas seulement à soi, » [111, 1, 1588.] Les phrases
que nous soulignons sont caractéristiques, et si nous les souli-
gnons, c'est qu'on les cite bien, je ne connais guère une « Étude »
3ur Montaigne oti vous ne les retrouviez, et on en sait donc bien
toute l'importance, mais on n'en a pas dégagé toute la significa-
tion. Nous ne manquons ni de grammairiens ni de juriscon-
sultes. Un jurisconsulte, c'est Jean Bodin, AonildL République vient
de paraître en 1576; un poète, c'est Pierre de Ronsard, dont l'édi-
tion définitive, revue, corrigée et ordonnée par lui, va paraître
en 1584; et, pour le grammairien, mettons que ce soit Henri
Esfîenne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé,
mai'3 l'homme, se demande Montaigne, parmi tout cela, où est
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 211
Wionime? « l'être universel, » celui qui n'a pas d' « enseigne, >»
comme on dira plus tard ? et qui ne laisse pas pour cela d'avoir
sa personnalité, d'être Michel de Montaigne, mais qui est en
môme temps un témoin de « l'humaine condition? » La grande
originalité de Montaigne est d'avoir posé presque le premier la
question en ces termes, et, ainsi, d'avoir mis la littérature
française elle-même, tout entière, dans une voie dont elle ne
s*csl plus depuis lors écartée qu'en de rares occasions et tou-
jours à son grand dommage.
En vérité, si l'on peut dire de tous nos grands écrivains,
qu'avant tout et dans le sens large du mot, poètes ou auteurs
dramatiques, orateurs ou romanciers, historiens, critiques, ils
sont des « moralistes, » ce n'est guère que depuis Montaigne, et
c'est bien à l'exemple ou aux leçons des Essais qu'ils le doivent,
On ne l'a peut-être pas assez dit. Car, pourquoi d'autres littéra-
tures, l'italienne, par exemple, après le vif éclat de la Renais-
sance, vont-elles perdre, avec le xvii* siècle naissant, l'autorité
qu'elles avaient exercée dans le monde, se renfermer entre leurs
propres frontières, et, pour cent cinquante ou deux cents ans,
céder la place à la nôtre? C'est qu'elles n'ont pas eu de Mon-
taigne ; — et on achèvera d'entendre ce que nous voulons dire,
si nous rappelons que le grand contemporain italien de l'auteur
des Essais est le virtuose de la Jérusalem délivrée, L'Italie du
Tasse ne s'est pas avisée, — et bien moins encore l'Italie du
cavalier Marin, — que la littérature ne pouvait durer qu'à la
condition d'être quelque chose d'autre et de plus qu'un jeu. Elle
n'est même pas « la littérature, » si son rôle n'est que de nous
divertir, ou de nous étonner, et d'autres moyens conviennent
mieux à cet usage. Mais, précisément, Montaigne en en faisant
l'art do r K observation psychologique et morale >> lui a donné
pour objet la connaissance de l'homme. Qui ne conviendra,
là-dessus, que, si la grande raison de l'universalité de la litté-
rature française est quelque part, elle est là? Les Fables elles-
mêmes de La Fontaine, ou, dans un autre genre, les Contes de
Voltaire, seront, comme le livre de Montaigne, des « vues sur le
inonde, » un jugement sur Thomme, une « conception de la
vie. » Ils seraient sans doute autre chose, mais seraient-ils ce
qu'ils sont si les Essais n'avaient pour ainsi dire orienté notre
littérature cl(issi((ue dans cette direction? En faisant de l' « ob*
servation psychologique et morale, » telle que nous essayons
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âlâ REVUE DES DEUX MONDES.
d'en donner une idée, la matière même de Técrivain et Tobjet
de la « littérature, » Montaigne a posé l'un des fondemens du
classicisme, et celui que Ton n'ébranlera pas. Toute œuvre, en
toute langue, et je dirais volontiers en tout art, sera toujours
classique de la quantité d'observation psychologique ou morale
qu'elle contiendra, et peut-être même ne sera-t-elle classique
que de cela.
Ajouterons-nous que, pour pratiquer cette « observation psy-
chologique et morale » l'auteur des Essais a donné le modèle
d'une manière de style qui n'existait pas avant lui dans notre
langue ? On le pourrait et on le doit donc ! Tandis qu'Henri
Estienne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé^
grammairien fanatique, superficiel et mal embouché, s'évertuait
à chercher les moyens de réagir contre la perversion de la langue
française par l'usage italien, et n'en proposait, naturellement, que
de parfaitement vains, Montaigne, lui, faisait quelque chose do
plus efficace ; et il « nationalisait » la langue en la rapprochant
de la vie. Je ne sais encore si l'on a suffisamment appuyé sur
ce caractère du style de Montaigne. On y admire et on y aime
surtout l'abondance, le jaillissement, le naturel de la méta-
phore, mais, tout au rebours de ce que l'on voit d'ordinaire,
chez Ronsard, par exemple, ou chez Rabelais, il faut remarquer
que les métaphores de Montaigne n'ont pas pour objet de rien
« amplifier » ou « magnifier; » et, au contraire, elles ne lui
servent que de moyens de se faire entendre. Son style est un
style « réaliste » ou « réel, » mais dans le sens large du mot, je
veux dire un style qui cherche à épuiser la « réalité » de ce qu'il
représente ; à « enfoncer, comme il dit lui-même, la significa-
tion des mots ; » qui ne se soucie point de subtilité ni d'élé-
gance, qui ne va pas au delà ni ne reste en deçà de la chose, et
dont il faut dire enfin comme lui-même : « Quand je vois ces
bravés formes de s'exprimer, si vives, si profondes, je ne dis pas
que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser, c'est la gaillar-
dise de l'imagination qui élève et enfle les paroles. Nos gens
appellent jugement langage, et beaux mots les pleines concep-
tions. » On connaît encore le passage célèbre : « Quand on m'a
dit ou que moi-même me suis dit : « Tu es trop épais en figures I
Voilà un mot du cru de Gascogne ! Voilà une phrase dangereuse
[je n'en refuis aucune de celles qui s'usent emmy les rues fran-
çaises, ceux qui veulent combattre l'usage par la grammaire
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 213
se moquent I] Voilà un discours ignorant ! En voilà un trop
fol ! » — Oui, fais-je ! mais je corrige les fautes dlnadvertance,
non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout?
Ne représenté-jepas vivement? Suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu,
tout le monde me reconnaît en mon livre et mon livre en moi. »
[III, 3, 1588 ]
Nous voyons ici comment le caractère du style de Montaigne
se lie à la nature de son observation. Si nous voulons exprimer
ou représenter fidèlement la vie, c'est à la vie qu'il faut que
nous en demandions les moyens. Toute rhétorique est vaine,
non seulement vaine, mais fausse, mais dangereuse, qui n'aurait
pas uniquement pour objet de nous enseigner l'usage de ces
moyens. Ils sont d'ailleurs à notre portée, sous notre main,
« emmy les rues françaises, » oh nous n'avons qu^à les recon-
naître. Et, après cela, formé ainsi à l'école de la réalité, l'écri-
vain pourra céder quelquefois à la tentation de l'orner, ou de
r« artialiser, «selon l'expression de Montaigne, qui lui-mênie
n'en évitera pas toujours le reproche, qui s'amusera de ses
propres trouvailles, qui ne négligera rien de ce qu'il faudra
faire pour en assurer la fortune, mais qu'importe ? Il y a désor-
mais de par lui, de par ses Essais, une « manière d'écrire » qui est
la bonne, et qui l'est, non point pour telle ou telle raison, qu'on
donne encore dans les écoles, mais parce qu'elle est la plus con-
forme à la réalité, à la « nature » et à la vie. « La manière
d'écrire d'Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la
plus d'usage, qui s'insinue le mieux, qui demeure le plus dans
la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu'elle est toute
composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la
vie. » Ce sera la manière. de nos grands écrivains, — de Pascal
et de Bossuet, de La Fontaine et de Molière, de Racine et do
Boileau, — et ce sont les Essais qui l'ont inaugurée dans l'his-
toire de la littérature.
IV
Quant à la philosophie qui ressort des E^ais, — et je ne
pense pas que l'on nie qu'il s'en dégage une, -r— disons d'abord
qu'elle ne fait de Montaigne le disciple d'aucune secte, ni l'éco-
lier d'aucun maître, pas plus de Zenon que d'Épictète ou d'Épi-
cure que de Pyrrhon; et elle n'a pas touiours été la même. Elle
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214 REVUE DES DEUX MONDISSt
a eu ses époques, et c'est la grande originalité du livre de
M. F. Strowski que d'avoir essayé de les distinguer. Gomment
les idées de Montaigne, nées #abord de ses lectures, de s<m-
expérience personnelle et quotidienne de la vie, de ses médita-
tions, se sont ensuite comme engendrées les unes des autres, à
mesure qu'il se relisait, et qu'ainsi lui-même en saisissait mieux
les rapports, ou les contradictions, c'est ce que M. F. Strowski
s'est efforcé de montrer ; et il revendique avec raison l'honneur
de l'avoir tenté le premier. On ne sera d'ailleurs parfaitement
sûr de la Succession de ces idées que quand « l'Édition munici*
pale » sera complète, et que M. Strowski, non seulement nous
aura donné le texte « définitif » de Montaigne, mais encore, et
comme il se propose de le faire, quand il aura daté les différons
chapitres des Essais, L'ordre des chapitres des Essais n'est pas
celui de leur composition. On croit savoir, par exemple, que la
rédaction de V Apologie de Raymond de Sebonde, qui fait partie
du second livre, serait antérieure à celle du chapitre de Vin-
stitution des Enfans, qui fait partie du premier. Mais, pour le
moment, on n'a encore daté, avec une précision facile, que le
texte de 1588 par rapport à celui de 1580, et, par conséquent,
l'ensemble du troisième livre par rapport aux deux premiers.
Quand on aura daté, si l'on y doit réussir, les chapitres des
trois livres par rapport les uns aux autres, on verra bien, ou
on verra mieux, que le « philosophe » de 1572, dont la princi-
pale préoccupation ne semblait être que de vaincre en lui la peur
de la mort, n'est pas le « philosophe » de 1590 ou de 1592.
M. Strowski, qui connaît mieux que personne ce c6té de la ques-
tion, croit pouvoir affirmer dès à présent que Montaigne aurait
passé du « stoïcisme » au « pyrrhonisme » et du « pyrrhonisme »
au dilettantisme.
Cette représentation du rjrthme de la pensée de Montaigne
me semble assez conforme à la réalité. Montaigne a été d'abord
séduit par la grandeur du stoïcisme, et d'un autre côté, par la
rhétorique autant que par la morale des Lettres à Lucilius, Mais
son ironie, plus aiguisée que ne le sera celle de Montesquieu,
n'a pas tardé à reconnaître ce qu'il y avait d'artificiel et de
vain, mais surtout de théâtral, dans Tattitude générale du stoï-
cisme à l'égard de la vie ; et c'est alors que du stoïcisme il aurait
passé au pyrrhonisme. Sachons gré du moins à M. SU-owski
de n'avoir pas ^puyé sur le scepticisme ou le pyrrhonisme de
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PUBUGATI0N8 RÉCENTES 8UK MONTAIGNE. . 215
Montaigne. Et, en effet, doit-on le dire? non seulement on n'est pas
sceptique pour ne pas croire aveuglément tout ce que croiront
un jour Victor Cousin ou Royer-CoUard, mais le doute, un doute
raisonnable, un doute raisonné, le doute, précisément, de Mon-
taigne, n'èst-il pas la seule attitude intellectuelle qu'on puisse
désormais tenir à Tégard de la métaphysique ; ou ne la serait-il
pas, — s'il ne fallait craindre que l'élégance de ce doute n'aboutit
au dilettantisme?
Pour nous, sans nous embarrasser autrement de métaphy-r
sique, de pyrrhonisme ou de stoïcisme, nous dirons tout sim-r
plement, avec moins de précision et plus de vérité, que la philo-
sophie de Montaigne est une « philosophie de la vie. » C'est ce
qui en explique l'apparente incohérence, parce que la vie
humaine, effectivement, n'est pas une chose logique, dont la
conduite appartienne au « discours » ou à la raison, et c'est
pourquoi, quand on Texplore, comme Montaigne, dans toutes les
directions, il n'est pas étonnant que l'on finisse quelquefois par
86 contredire. La vie n'est qu'un tissu de contradictions, et
l'observateur serait infidèle, ou superficiel, qui la décrirait sans
compter avec ces contradictions. Sur quoi, et après l'avoir ampler
ment décrite, et analysée, et commentée, si l'on demandait à Mon*
taigne ce que c'est que la vie, il pourrait presque se dispenser de
répondre, n'ayant en somme rien promis au delà d'une exacte
représentation de la réalité; mais, étant <( moraliste » autant
que « psychologue, » il a voulu répondre ; et on rendrait assez
bien la réponse éparse en quelque manière dans ses Essais, si
l'on disait que, pour lui, « la vie c'est l'adaptation. »
C'est r « adaptation » ou 1' « accominodation ; » et d'abord
l'adaptation aux circonstances, qui ne sont les mêmes, — ou
bien rarement, — ni pour deux d'entre nous, ni pour chacun de
nous, à deux momens différens de son existence. Le monde va
son train, comme l'on dit, sans se soucier de savoir si nous le
suivons et de quelle allure : c'est à nous de nous y conformer;
et, sans doute, pour nous y conformer, il n'est inutile ni de le
connaître, ni de nous connaître nous-mêmes. Notre personna^
lité, si nous en avons une, ne se dégagera que de ce conflit de
tous les jours avec les circonstances. On ne naît pas « soi-même, »
si je puis ainsi dire ; on le devient I Le moyen de le devenir n'est
pas de se soumettre, et de céder en toute occasion à la pression
des circonstances ; mais il n'est pas non plus d'y résister ; il est
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210 BEVUE DES DEUX MONDES.
tantôt d'y résister et tantôt d'y céder; et c'est ce qu'on appelle
« s'adapter. » La vie n'est qu'une adaptation.
Adaptation aux circonstances, d'abord, et, secondement,
adaptation au milieu^ C'est ici la philosophie de Montaigne sur
« la coutume » Combien de coutumes!- et combien diverses! et
non moins bizarres, ou singulières, ou « farouches, » que diverses !
— moins bizarres, à la vérité, que ne l'a cru quelquefois Mon-
taigne, trop facile aux récits des voyageurs et aux fables des an-
ciens, — combien surtout d'illogiques ou d'injustifiables ! Mais
il n'importe ! et ce n'est pas le point ! Il s'agit de vivre, et pour
vivre : « Le sage doit au dedans retirer son âme de la presse et
la tenir en liberté et puissance de juger librement les choses,
mais quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et
formes reçues. La société publique n'a que faire de nos pensées,
mais le demeurant, comme notre travail, nos acticins, nos for-
tunes et notre vie propre, il le faut prêter à son Service et aux
opinions communes. C'est la règle des règlies et générale loi des
lois (jue chacun observe celles du lieu où il est. » [I, 23, 1580.]
Nous nous adapterons donc aux coutumes qui régissent la société
dont nous faisons partie; nous respecterons en elles 1' « arma-
ture » ou le « support » de l'institution sociale ; et si nous avons
besoin, pour nous y décider, — car cela est parfois difficile, —
d'une considération personnelle ou égoïste, nous réfléchirons
que « la liberté du sage » ne peut nous être assurée que par le
moyen de cette adaptation. La vie n'est qu'une adaptation.
Adaptation aux circonstances, venons-nous de dire, et adap-
tation au milieu, mais de plus, et encore, adaptation à la nature.
C'était, on se le rappelle, la formule môme du stoïcisme : Ztîv
o(jLa>oyou(jLcvwç ty) çudsi ; et par où l'on voit tout de suite qu'il ne s'agit
Jiullement de s'abandonner sans contrainte aux impulsions de
l'instinct. A la vérité, je n'en voudrais pas trop dire, et je crains
qu'ici Montaigne ne se séparât un peu de Zenon ou d'Epictète.
La nature, telle qu'il la conçoit, c'est bien la nature ordonnatrice
et souveraine, c'est encore l'Isis féconde et l'institutrice de toutes
les vertus, mais c'est surtout sa nature, à lui, telle que l'observa-
tion de lui-môme, le contact des hommes, l'expérience de la
vie la lui ont révélée; et ceci est un peu différent. Son Essai sur
le Repentir est significatif à cet égard. « Le repentir, y dit-il, est
un mouvement de l'âme que je ne connais guère, pour ma part;
et aussi bien, de quoi me serais-je repenti, n'ayant jamais rien
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 217
tenté, ni désiré seulement au delà de ma nature ! Quelqu'un la
juge-t-il médiocre? Il me suffit à moi qu'elle soit « mienne; » et
je ne me suis proposé qiie de la développer dans la direction de
ses instincts, non de la perfectionner, et, somme toute, en la
perfectionnant, de la « dénaturer. » Mais, quoi qu'il en soit de
la conception personnelle que Montaigne se forme de la nature,
toujours est-il que le principe de V « adaptation à la nature » en,
général, fait partie de son credo philosophique; et on ne saurait
oublier que, si ce principe est celui de Babelais dans son Pan-
tagruel, il est aussi celui de Marc-Aurèle dans ses Pensées.
Le vice de cette philosophie, que toute notre sympathie pour
Montaigne ne saurait nous dissimuler, c'est de manquer de « sta-
bilité; » d'être une « méthode, » à vrai dire, plutôt qu'une « phi-
losophie; » et, finalement, d'aboutir à im « art de vivre » plutôt
qu'à une « conception de la vie. » C'est donc ici que se pose tout
naturellement la question du « christianisme de Montaigne » et
de la sincérité de sa foi ? Nous avons vu qu'il ne s'était nullement
proposé d'écrire une « Apologétique, » et c'était assurément son
droit. Personne n'est tenu d'écrire une « apologétique. » Mais
cette fixité de principes que ne comportait pas sa philosophie,
puisqu'elle n'était qu'une « quête » ou une « cherche, » dont
nous n'atteindrons jamais le terme, Montaigne estimait-il qu'elle '
se trouvât dans le « christianisme? » et qu'en conséquence une
profession de foi chrétienne fût à la fois le correctif et le cou-
ronnement de ce qu'il y avait d'un peu païen dans sa philoso-
phie ? Nous lisons à ce propos, au chapitre des Vaines subtilités ^
— et le passage n'apparaissant pour la première fois qu'en 1588,
est donc postérieur à V Apologie de Raymond de Sebonde : « Il
se peut dire avec apparence que des esprits simples, moins cu-
rieux et moins savans, il s'en fait de bons chrétiens, qui, par
révérence et par obéissance, croient et se maintiennent sous les
lois. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne science
s'engendre l'erreur des opinions : ils suivent l'apparence du
premier sens, et ont quelque titre d'interpréter à simplicité et
ignorance- de nous arrêter en l'ancien train, regardant à nous
qui n'y sommes pas instruits par étude. Les grands esprits, plus
rassis et plus clairvoyans, font un autre genre de bien croyans,
lesquels, par longue et religieuse investigation, pénètrent une
plus profonde et abstruse lumière es Écritures, et sentent le
mystérieux et divin secret de notre police ecclésiastique. » [I, 64,
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218 REVUE DES DEUX MONDES.
4888.] L'addîtîon me semble d'autant plus significative qu'elle
n'avait, en vérité, que faire, dans un chapitre où> ce qu'il s'agis-
sait de montrer, c'est que « les extrêmes se touchent, n et on
pouvait, je pense, en trouver un autre exemple, plus analogue
à ceux qui le précèdent, lesquels sont tirés de l'extrême chaleur
et de l'extrême froidure, qui toutes deux « cuisent et rôtissent, »
ou « de la peur extrême et de l'extrême ardeur de courage » qui
« troublent également le ventre et le lâchent. » J'incline donc
à croire que, dans ce passage, Montaigne, — et quoiqu'il se
mette lui-même parmi les « esprits du second rang, » — nous
fait discrètement confidence des différens états que sa pensée a
successivement traversés. S'il y a moins de renseignemens
qu'on en voudrait dans les confidences que Montaigne nous
donne comme telles, il y en a plus qu'on ne croirait dans
maint passage où ce n'est pas de lui qu'il semble parler. H a
cru, tout d'abord, de ce qu'on appelle familièrement « la foi du
charbonnier; » puis, les doutes étant survenus et les difficultés
s'étant élevées, son ironie, avec une vivacité qu'explique l'entraî-
nement du bien dire, s'est exercée aux dépens de 1' « ignorance, »
et de la « simplicité » des « bien croyans : » — il dira plus tard,
entre 1588 et 1592, aux dépens de leur « niaiserie » et de leur
« bêtise; » et cette correction n'est-elle pas encore caractéristique?
— jusqu'à ce qu'enfin, après ses voyages d'Allemagne et d'Italie,
après son séjour de Rome, après sa mairie de Bordeaux, après
les épreuves que les guerres de religion ne lui ont pas épar-
gnées, étant désormais d'esprit plus « rassis » et plus « clair-
voyant, » ce qui veut bien dire ici voyant plus clair dans un
sujet obscur, il ait décidé de ranger sa raison sous le sens du
mystère et la nécessité du divin.
Ces indications, très sommaires et un peu vagues encore, se
préciseront sans doute à mesure que paraîtront les volumes
successifs de V « Édition municipale. » Car jusqu'à présent nous
n'en avons que le premier, qui ne comprend, avec une courte et
substantielle Introduction de M. Strowski, que le premier livre
des Essais; et elle en doit former quatre. Nous attendrons sur-
tout avec quelque impatience le quatrième et dernier, dont on
nous promet que les notes auront pour objet : « 1® de déterminer.
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publicahoms récbntes sur montaigne. 219
lorsqu'il sera possible, la date de composition de chaque Essai;
2^ d'indiquer les sources de Montaigne ; 3^ d'expliquer les allu-
sions historiques. » Mais M. Strowski nous . permettra-i-il
d'exprimer un souhait à cet égard, et tandis qu'il sera comme
aux prises avec ces questions d'érudition, ne youdra-t-il pas
nous dire, avec un peu plus d'abondance, et avant tout le reste,
les raisons qu'il a de préférer « absolument » le texte de r« exem^
plaire de Bordeaux » à celui de l'édition de 15957
Il n'y a pas plus de doute sur la provenance que sur l'authen-
ticité de Vu exemplaire de Bordeaux. » Donné aux Feuillans, par la
veuve de l'auteur des Essais, et conservé pieusement dans leur
bibliothèque, comme le corps de Montaigne l'était dans leur
église, il a passé, au temps de la Révolution, dans la biblio-
thèque municipale de Bordeaux; et il n'en est plus sorti depuis
lors. On ne saurait avoir de certificat d'origine plus assuré. On
ne conteste pas non plus que les additions et indications dont il
est surchargé, ne soient en général de la main de Montaigne.
Mais, comme nous avons eu plus haut l'occasion de nous le de-
mander, quel usage Montaigne lui-même eût-il fait de ces « allon-
geails » dans une nouvelle édition des Essais ? Ce qui augmente
ici la difficulté de la question, c'est que l'exemplaire de Bor-
deaux n'a pas passé tout entier ni tel quel dans le texte de
1595. Or, le texte de 1595, c'est le texte fixé, — de concert avec
la veuve de Montaigne et Pierre de Brach, — par M^^' de Gournay,
sa (( fille d'adoption » dont on sait le respect quasi super-
stitieux pour la mémoire de son c( Père; » et aussi l'entière
confiance que celui-ci avait mise en elle. Le passage qui la
concerne, au ( hapitre 17 du second livre des Essais, est môme
assez désobligeant pour la femme et la fille de Montaigne. « Je
ne regarde plus qu'elle au monde, » y dit textuellement Mon-
taigne, non de sa fille, ni de sa femme , mais de M^^^ de
Gournay. Il y a donc des chances pour que M"* de Gournay ait
été le plus scrupuleux, le plus fidèle, le plus consciencieux
des éditeurs. Aussi bien ne craint-elle pas d'en revendiquer
elle-même la louange, et si nous voulions l'en croire, elle se
serait gardée, même de a corriger » ce qu'il pouvait y avoir
de manifestement « corrigeable » dans le texte de Montaigne.
« J'ai secondé, nous dit-elle, ses intentions jusqu'à la super-
stition. Aussi n'ai-je pas rétive, lorsque j'eusse jugé chose corri-
geabk, de plier et prosterner toutes les forces de mon dis-
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f^n^Y'^''^^'^
220 REVUE DES DEUX MONDES.
cours, — c'est-à-dire de mon opinion personnelle, — sous cette
seule considération, que celui qui le voulait ainsi était Père, et
qu'il était Montaigne. » Elle ajoute : « Je le dis afin d'empêcher
que ceux qui se rencontreront sur quelque phrase, ou quelque
obscurité qui les arrête, pour s'amuser à draper l'impression,
comme si elle avait en cela trahi l'auteur, ne perdent la quête du
fruit qui ne peut manquer d*y être, puisqu'elle l'a plus qu'exac-
tement suivi, » Et il est vrai qu'elle ajoute encore : « Dont je
pourrais appeler à témoin une autre copie qui reste à sa mai-
son;.. » et précisément, cette autre copie, c'est 1' « exemplaire
de Bordeaux; » mais la difficulté subsiste; et quand les deux
textes ne sont pas absolument conformes, lequel des deux fau-
dra-t-il préférer? C'est une question que je ne décide point, mais
il ne me semble pas que M. Strowski, ni dans son Introduction^
ni dans le trop court Appendice, où il la pose plutôt qu'il ne la
traite, l'ait, lui non plus, décidée; et je lui demande, dans son
dernier volume, où l'occasion en sera toute naturelle, de vouloir
bien l'examiner à fond. Nous expliquera-t-il aussi comment il se
fait, — car ceci paraît assez singulier,— qu'il y ait, aux marges de
l'exemplaire de Bordeaux, quelques additions qu'on croit de l'écri-
ture de M^^* de Gournay, continuées elles-mêmes, et surchargées
de la main de Montaigne?
Je n'attends pas non plus sans impatience, et les « notes »
où il essaiera de déterminer les dates de composition de chaque
Essai, et surtout celles où il explorera les « sources i\ des Essais.
La tâche, en ce dernier point, lui sera facilitée par les nombreux
commentateurs de Montaigne, au premier rang desquels on ne
saurait oublier Coste, l'éditeur du xviii* siècle, qui rougissait,
dit-on, de modestie, quand on parlait devant lui des Essais;
Victor Le Clerc, l'humaniste; et, à côté d'eux, un jeune
chartiste, M.Joseph de Zangroniz, qui vient de publier sous ce
titre : Montaigne, Amyot et Saliat,VLne très intéressante « Étude
sur les sources des Essais. » Saliat, Pierre Saliat, dont il est fait
à peine mention dans nos histoires de la littérature, est le pre-
mier traducteur français d'Hérodote.
Ce que M. de Zangroniz a bien montré, — sans que toute-
fois son livre « nous ouvre un jour inattendu sur les Essais de
Montaigne, » comme on l'a dit avec un peu d'emphase, — c'est
ce que Montaigne devait à Plutarque, ou, pour; mieux dire, à
Jacques Âmyot, traducteur de Plutaraue, et nous le savions
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 221
assurément, mais non pas de cette manière exacte, précise, et
complète. On saura désormais que Terreur est fâcheuse, et
pourrait même avoir des conséquences assez graves, qui consiste
à renvoyer du texte de Montaigne à une traduction quelconque de
Plutarque, celle de Clavier, par exemple, ou celle de Ricard.
C'est le texte d'Amyot qu'il faut rapprocher du texte de Mon-
taigne : le iexte de 1859, ou peut-être de 1567, pour les Vies pa-
rallèles; et le texte de 1572, incontestablement, pour les Œuvres
morales et mêlées. Et, en effet, c'est là seulement que nous pou-
vons nous rendre compte comment Montaigne emprunte, imite,
copie, transpose, abrège, allonge, et, finalement, de ses imitations
mêmes, dégage pourtant son originalité. « Tout copiste qu'il est,
a dit quelque part Malebranche, dans un chapitre classique de
La Recherche de la Vérité^ il ne sent point son copiste, et son
imagination forte et hardie donne toujours le tour d'original
aux choses qu'il copie. » Nous pouvons assurer M. de Zan-
groniz, — puisqu'il exprime un doute à cet égard, — que Male-
branche, en écrivant ces lignes, s'est rendu « un compte bien
exact de la vérité de son allégation. » Il avait, sur 1' « invention
littéraire, » les idées de son siècle, qui sont aussi bien celles
des anciens, ou du moins des classiques latins, de Virgile et
d'Horace, par exemple, et, même en grec, les idées de Plutarque,
lequel sans doute, n'est qu'un compilateur, et on pourrait dire,
si l'on le voulait, un plagiaire.
Mais Plutarque, traduit par Amyot, n'est pas le seul ancien
dont se soit inspiré Montaigne. Il a aussi beaucoup lu, souvent
imité Sénèque, et généralement la littérature latine lui est toute
familière. Il connaît moins bien la grecque, ce qui est d'ailleurs
le cas âe la plupart de ses contemporains, par rapport à la géné-
ration précédente, et ce qui confirme ce que nous avons dit plu-
sieurs fois de la «latinisation de la culture » dans les dernières
années du xvi« siècle. En dépit des efforts de quelques érudits,
parmi lesquels Henri Estienne, les Grecs, d'année en année, vont
maintenant perdre du terrain, et les Latins en gagner d'autant.
Les Essais de Montaigne en sont un témoignage. Le moindre
intérêt du petit livre de M. de Zangroniz n'est pas d'avoir mis ce
fait en lumière. Si ce n'était ce qu'il doit à Plutarque, Montaigne
serait tout Latin. Et Plutarque, après tout, est-il tellement Grec?
Il est surtout « cosmopolite, )> comme Sénèque ; et, ainsi que la
critique anglaise l'abien fait voir, — dans des travaux que nous ne
UfsllVGR-VrY
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connaissons pas assez en France, — là même, dans leur cd^mo;»^^
tismey qu'(m pourrait appeler leur humanisme^ au s^ds étymolo-
gique du moty là est l'explication et la raison de TuniversaUté de
leur influence au xvi® siècle : Sénèque, par exemple, n'a pas
exercé moins d'influence sur la première formaticm du théâtre
anglais que sur la formation du nôtre.
On ne saura pas moins de gré à M. de Zangronii d^avoir veulu
suivre, sinon d'année en année, du moins d'édition en édition,
c'est-à-dire de 1580 à 1588, et de 1588 à 1592, le progrès des
lectures de Montaigne. Cela lui a permis de rectifier quelques
erreurs des historiens de Montaigne, de préciser la nature de
ses procédés de composition, et même de pénétrer un peu plus
avant dans son intimité. Par exemple, Montaigne écrit quelque
part, au chapitre viii de son livre III : « Je viens de courre
d'un fil l'histoire de Tacitus, — ce qui ne m'advient guère, il
y a vingt ans que jo n'ai mis en livre une heure de suite, — et l'ai
fait JL la suasion d'un gentilhomme que la France estime beau-
coup; » et on aimerait qu'il eût nommé ce « gentilhomme. »
Mais on a conclu de cette phrase qu'en 1580, c'est-à-dire à l'époque
de la première édition dé son livre, Montaigne n'avait pas encore
(c découvert » ou « retrouvé » Tacitus. M. de Zangroniz n'a pas
eu de peine à montrer que l'on se trompait, et il n'a eu pour
cela qu'à rappeler \e^ nombreux passages de l'édition de 1580 où
Tacitus est cité et nommé. Nous admettrons sans difficulté que
Montaigne a lu plusieurs fois Tacitus. Autre exemple, pour
appuyer et confirmer ce que nous avons dit des procédés de
composition de Montaigne. En 1587, — nous le savons par une
note de son propre exemplaire, qui nous est parvenu, —
Montaigne lit Quinte-Giirce : en conséquence, on trouve donc,
dans l'édition de 1588, une douzaine de citations de Quinte-
Gurce. Il n'y en avait pas ime seule dans l'édition de 1580; il
n'y en a pas une de plus dans l'édition de 1595. La conclusion
est évidente! C'est vraiment au hasard de ses lectures, dont on
voit que le choix n'a ni méthode ni règle, que Montaigne enfle»
pour ainsi parler, ses Essais^ et selon qu'il y trouve la contra-
diction ou la confirmation de son expérience et de ses propres
idées. Autre exemple encore, d'un autre genre. Les citations d'Hé-
rodote, relativement rares en 1580, et même en 1588, devien-
nent plus nombreuses dans l'édition de 1595. Pourquoi cela?
M. de Zangroniz nous en donne la raison, que je crois excellente ;
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 223
Montaigne s'amuse, ou, selon sa propre expression, il se débauche.
Il use, ou mdme il abuse des libertés qu'il croit ou qu'il feint
que lui donneraient son âge, qui n'est pourtant que de cin-
quante-six ou sept ans, et sa maladie, à laquelle il cherche des
distractions. Et comme aucun autre historien, grec ou latin,
n'est plus abondant en anecdotes surprenantes, parfois môme un
peu scabreuses, en descriptions de coutumes et de mœurs
rares ou extraordinaires, par là s'explique le plaisir que Mon-
taigne éprouve alors à relire Hérodote. M. de Zangroniz à ce
propos note encore ce point que, dans l'édition de 1595, les
citations « nouvelles » de Plutarque sont toutes ou presque
toutes empruntées du traité de V Amour.
Faut-il maintenant aller plus loin, et comme le croit M. de
Zangroniz, la succession seule des lectures de Montaigne, et le
groupement des citations qu'il en tire nous sont-ils un témoignage
assuré de la variation des sentimens de Montaigne? Conformé-
ment aux indications déjà données par M. Strowski — dont il a
d'ailleurs plaisir à se dire l'élève reconnaissant, — M. de Zan-
groniz croit à l'inspiration principalement stoïcienne de la pre-
mière édition des Essais, et il en veut trouver la preuve dans
l'abondance des citations que Montaigne fait de Sénèque, ainsi
que dans le choix de ses citations de Plutarque. Je pense qu'il
ne l'y trouverait point, s'il ne s'était forra^ préalablement une
opinion sur le stoïcisme de la première inspiration des Essais.
Mais, à propos de la seconde édition, je veux dire celle de
1588, quand M. de Zangroniz note « un changement dans l'état
d'âme de Montaigne, » je ne saurais m'er pécher de protester
contre le portrait qu'il nous trace de son auteur. « Il a expéri-
menté, nous dit-il, que le plaisir suprême, le plaisir des dieux,
ne consiste pas, quoi qu'en puissent dire les méchans, les scep-
tiques ou lies stoïciens, dans la vengeance, dans l'indifférence ou
dans l'ataraxie, mais dans le bien qu'on apporte à ses semblables ^
dans le rayon de soleil qui va réchauffer un cœur brisé, dans le
sourire qu^on fait éclore sur des lèvres pâlies, » Ce Montaigne
« faisant éclore des sourires sur les lèvres pâlies, » consolateur et
sentimental; ce bon Montaigne, qui ne respire que l'amour de
l'humanité ; ce Montaigne qui s'oublie lui-même, à procurer sans
relâche, comme maire de Bordeaux, le bien de ses « concitoyens; »
ce Montaigne, en vérité, n'est qu'une caricature de l'auteur des
Essais. Nous en dirions davantage, et notamment de la manière
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
dont M. de Zangroniz essaie de défendre Montaigne contre le
reproche d'égoïsme, si, comme on l'aura sans doute remarqué,
nous n'avions voulu nous abstenir, dans cette étude sur les Essais ^
de tout jugement et de toute appréciation sur Thomme. Nous
n'avons voulu parler que du livre, quel qu'en fût, pour ainsi dire,
l'auteur; et le personnage mériterait une étude à part, dont je
ne puis mâme indiquer ici qpielles seraient les conclusions, puis-
qu'en ce cas ce n'est ni du môme point de vue qu'il faudrait en-
visager son livre, ni la même « méthode, » ou plus modestement
les mêmes moyens, qu'on emploierait pour étudier le sujet.
Remercions .donc tout simplement M. de Zangroniz de ce
que son Étude sur les sources des « Essais » contient de précieux
renseignemens, dont on peut dire dès à présent qu'ils passeront
tous dans les commentaires qu'on fera désormais des Essais; et
souhaitons qu'à son tour, dans les « notes » qu'il nous promet,
M. Strowski les complète. Il nous serait utile, en effet, d'en
avoir d'aussi exacts sur « les sources italiennes, )> par exemple,
de Montaigne. Pareillement, ses emprunts à Marsile Ficin, le
traducteur de Platon, sont nombreux; et, dans ï Apologie,
M. Strowski a reconnu des pages entières de Cornélius Agrippa.
Je serais encore étonné que l'auteur des Essais ne dût rien à
Erasme. Mais il nous importerait surtout que l'on mît le texte
des Essais en relation avec quelques-uns des textes français
contemporains, tels c[aeV Apologie pour Hérodote, par exemple,
d*Henri Estienne, ou la République de Jean Bodin. C'est une
étude qu'on n'a pas encore faite. L'intérêt en serait de montrer
comment on peut user diversement des mêmes textes; car ce
sont les mêmes textes, les mêmes anciens, le même jPlutarque,
le même Hérodote, que copient ou que paraphrasent Estienne
et Montaigne, Montaigne et Bodin; ce sont souvent les mêmes
sujets qu'ils traitent, l'autorité de la coutume, ou l'influence des
climats; mais pourquoi cette antiquité n'est-elle dans la Répu-
blique de Bodin qu'une chose morte, et au contraire pourquoi
vit-elle d'une vie qui nous est contemporaine, si je puis ainsi
dire, dans les Essais de Montaigne? Nous avons essayé d'en indi-
quer au moins quelques-unes des raisons, et nous espérons que
dans le quatrième volume de 1' « Édition municipale »
M. Strowski en complétera l'énumération.
Et quand tout cela sera fait, — demandera peut-être quelque
sceptique ou quelque ironiste; — quand on aura épuré, revisé et
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PUBLICATIONS RÉCENTES SUR MONTAIGNE. 225
fixé 7ie varielur le texte de Montaigne ; quand on aura expressé-
ment rapporté chacune de ses imitations à son modèle, et cha-
cune de ses inspirations à sa source ; quand on aura fait, entre
ses idées et celles de ses contemporains tout ce que Ton peut
faire d'ingénieux rapprochemens, qu'en sera-t-il alors? et, par
aventure, lirons-nous « mieux » Montaigne, ou un « autre »
Montaigne que celui de Pascal et de Malebranche, de Voltaire et
de Diderot, de Villemain et de Sainte-Beuve? C'est une question
que l'on peut effectivement se poser; et i) faut avouer que ces
problèmes de philologie, auxquels une nouvelle école voudrait
quelquefois réduire toute la critique et l'histoire littéraire, n'ont
pas toujours l'extrême importance qu'on leur attribue. Les Pensées
mêmes de Pascal étaient les Pensées dans l'édition de Port-Royal,
et les Sermons de Bossuet sont ses Sermons^ même et déjà dans
l'édition de dopi Déforis. Je lis habituellement les Sermons dans
l'édition de Versailles, qui reproduit le texte de dom Déforis;
et je les ai jadis admirés une fois de plus, quand Tabbé Lebarq
en publiait une édition nouvelle, d'après, les manuscrits de la
Bibliothèque nationale, et que, de volume en volume, j'en suivais
le progrès; mais je ne les ai pas admirés davantage. C'est encore
ainsi que je lis les Pensées de Pascal dans l'édition Havet, de pré-
férence à toutes les autres, quoiqu'elle soit très éloignée d'être
aujourd'hui la plus « critique, » et que d'ailleurs l'érudit et
copieux commentaire en soit inspiré du plus pur esprit de secte.
Mais, pour les Essais de Montaigne, le cas est un peu différent:
j'estime que nous n'y saurions regarder de trop près, et je pré-
cise, en terminant, les raisons qu'il y a de penser ainsi.
La première, nous l'avons déjà dite, c'est que les Essais ne
sont pas un livre ordinaire, conçu d'un seul jet, exécuté d'une
même teneur, et « réalisé, » pour ainsi parler, dans une édition
dernière et définitive, par son auteur lui-môme, un livre comme
V Histoire des Variations y par exemple, ou même comme l'Esprit
des Lois, L'Esprit des Lois est un grand livre, incohérent et dé-
cousu, comme les Essais, mais décousu d'une autre manière, et
incohérent pour d'autres motifs. Les Essais, — et l'histoire de
notre littérature n'en offre pas un autre exemple — sont un livre
« successif, » remanié, « ruminé, » retouché, pendant vingl ans,
par l'auteur le plus mobile et le plus « ondoyant » qui fut jamais;
le plus habile à se dérober tout en ayant l'air de se livrer
jusqu'à Tabandon ; le moins soucieux de défendre son unité per-
TOMB XXXV. — 1906. 15
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnelle, je ne dis même pas comme écrivain, mais comme
homme, contre le perpétuel écoulement des choses. Rappelons-
nous ces lignes si souvent citées : « Je ne peins pas l'être, je
peins le passage, non un passage d'âge à un autre, ou, comme
dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de mi-
nute en minute;... » et disons le vrai mot : les Essais de 1580,
les Essais de 1S88, les Essais de 1595 font trois livres, et, si ce
n'était renverser tous les usages de la librairie, je les voudrais
imprimés en trois volumes, qui ne seraient chacun que la repro-
duction de Tun des trois textes de 1580, 1588 et de 1595. Mais,
en de semblables conditions, on n'a pas de peine à comprendre
l'importance des moindres variantes, corrections et additions.
Car la succession en est représentative du mouvement ou du
« progrès, » si Ton veut, de la pensée de l'auteur, et, en de sem-
blables conditions, des diflFérences qui ne seraient que de pure
forme ou de style, chez un autre écrivain, intéressent et tou-
chent ici le fond des choses. Ou encore, dans les trois éditions
des Essaisy nous avons trois images du même homme, que nous
ne pouvons un peu connaître que si nous superposons la seconde
à la première, et la troisième aux deux autres; et comment les
« superposerons-nous » si nous n'y apportons une extrême atten-
tion, qui ne néglige aucun détail, et de ces trois images na
d'abord essayé de ressaisir les moindres particularités? 11 y a une
« manière de lire » Montaigne, et ce n'est pas celle de lire les
Amours de Ronsard ou le Pantagruel de Rabelais.
Ajoutons que ce livre est non seulement le premier, mais
vraiment le livre maître et inspirateur de presque toute notre
littérature classique. On n'en peut dire autant ni de ce Panta-
gruel que nous rappelions à l'instant même, ni des Amours^ ou
des Odes, ou des Hymnes de Ronsard. Il a plu à Chateaubriand
de proclamer que Rabelais était « le père des Lettres françaises; »
et sans doute ce n'était de sa part qu'une manière un peu « pon-
cive » d'exprimer son admiration pour Rabelais, comme quand
on appelle Corneille « le père de la tragédie, » mais l'erreur n'en
est pas moins considérable et regrettable. Le xvi« siècle lui
même, — je l'ai montré ailleurs, — n'a guère imité, ni suivi, ni
même beaucoup lu Rabelais; et on pourrait presque prouver que
la fortune littéraire de Pantagruel ne date (jue de la seconde
moitié du xviu* siècle. Nul n'ignore d'autre part en quelle pro-
fondeur d'oubli l'œuvre et le nom de Ronsard ont été pendant
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PUBLICATIONS RÉCENTES SCR MONTAIGNE. 227
^eux èiècles ensevelis. Et, on pourra dire, à la vérité, que les
EssaiSy eux non plus, n'ont pas si brillamment réussi dans leur
nouveauté, puisqpe M"' de Gournay s'en plaint dans la Préface
de Védition de 1595. Elle en est quitte après cela pour soutenir
que cette indifférence même est une preuve de la supériorité de
Montaigne et on songe involontairement à la pkrase : « Si la
foudre tombait sur les lieux bas... » Mais laissons passer seule-
ment quelques années, et Montaigne est dans toutes les mains.
Son influence est universelle. Et voici que, dans les foinnes
encore vides, mais déjà belles et surtout infiniment souples que
les <c humanistes » ont fait passer du grec ou du latin en fran-
çais, si quelque chose s'insinue pour en remplir le contour élé-
gant, c'est du Montaigne, puisque, comme nous l'avons vu, c'est
4e « l'observation psychologique et morale. »
Ai-je tout à l'heure assez insisté sur ce point? ai-je bien
montré ce qu'à sa date, le choix de cette « matière ù mettre en
prose » avait eu de vraiment nouveau? ai-je assez fait voir que
l'essentiel du dessein de Montaigne était là, dans sa curiosité,
dans sa |»nioccupation, dans son souci constant de la vérité
psychologique et morale, là aussi son « classicisme, >» et nulle-
ment dans Tobservation des. règles d'une certaine grammaire ou
dans l'imitation à perpétuité des « modèles antiques? » A-t-on
bien vu, dans ce que nous avons dit des imitations de Montaigne,
<;omment, par quelle transformation féconde, son originalité se
<légageait de ces imitations mêmes ; — et c'est encore une des
leçons que nos classiques ont reçues de lui? Si je n'y ai pas
réussi, un autre sera plus heureux. Mais ce qu'on ne saurait
mettre en doute, — et quoi qu'on en pense par ailleurs, — c'est
l'importance du livre des Essais dans l'histoire, non seulement
de notre littérature nationale, mais de la littérature européenne.
On sait, en particulier, ce que lui doivent Shakspeare et Bacon.
Et on nous accordera que lorsqu'un texte a cette importance,
les philologues, éditeurs, commentateurs et critiques sont excu-
sables de le traiter avec un peu de superstition. Ce sera notre
excuse, à nous aussi, pour avoir parlé peut-être un peu longue-
ment des sources de Montaigne, et de 1' « Édition municipale »
du livre des Essais.
F. Brunetiêre.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
81 août.
L'Encyclique Gravissimo officii a été déjà l'objet de commen-
taires si nombreux et si divers que la clarté n'en a pas été augmen-
tée. Mais chez les catholiques il n'y a eu et il ne pouvait y avoir à
son égard qu'un sentiment et qu'un mouvement : tous, sans excep-
tion, ont déclaré qu'ils s'inclinaient et se soumettaient, sans hésita-
tion ni réticence, sans arrière-pensée ni restriction. Au milieu des
épreuves que l'Eglise traverse, une du moins lui sera donc épargnée.
Ceux qui avaient cru, espéré peut-être, qu'une division se produirait
parmi les catholiques se sont trompés/ Autorité en haut, obéissance
en bas, c'est l'essence même du catholicisme, qui n'est pas seule-
ment on Credo, mais encore un gouvernement fondé sur une hié-
rarchie. Les opinions restent libres jusfu'au moment où l'autorité
suprême s*est prononcée : alors, elles ne sont plus; la cause est
entendue, la controverse n'appartient plus qu'à l'histoire, et il ne
reste, entre ceux qui discutaient la veille, que le devoir de charité
mutuelle que l'Encyclique leur rappelle en ces termes : « Quels
qu'aient été jusqu'à présent, durant la discussion, les avis des ans
ou des autres, que nul ne se permette, nous les en conjurons tous, de
blesser qui que ce soit sous prétexte que sa manière de voir était la
meilleure. » Il est à désirer que cette parole d'apaisement soit enten-
due et respectée, car la situation demeure très grave : peut-être même
ne l'a-t-elle jamais été davantage. Il s'en faut de beaucoup que les
difficultés en aient disparu. L'épiscopat français a une grande tâche
à accomplir. L'Encyclique lui en impose formellement « le fardeau, »
et, certes! ce fardeau est lourd. Nos évoques doivent se réunir le
A septembre pour rechercher le meUleur moyen, dans la situation
qui leur est faite, d' « organiser le culte religieux. » Nous ne pou-
vons désormais qu'attendre l'effet de leurs délibérations.
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REVUE. — CHRONIQUE. 229
Nous voudrions toutefois indiquer, en termes aussi précis que
possible, avec respect mais avec liberté, quelles sont les difficultés
avec lesquelles Tépiscopat français va se trouver aux prises. Le Saint-
Père, dans sa première Encyclique,' promettait de donner par la suite
des instructions pratiques qu*on ne trouve que partiellement dans
la seconde. Elle dit bien ce qu'il ne faut pas faire, mais non pas ce
qu'il faut faire, et laisse à Tépiscopat le soin de se diriger lui-même
dans la voie étroite où il se trouve engagé. La nouvelle Encyclique,
en effet, renouvelle les condamnations déjà portées, non seulement
contre la loi de séparation en général, mais spécialement contre les
associations cultuelles qui en sont une des parties mattresses. On ne
conçoit même pas, au premier abord, comment la loi pourrait être
appliquée dans quelques-unes de ses dispositions essentielles sans
les associations qu'elle a prévues, ou d'autres qui s'en rapproche-
raient : et disons en passant que les dispositions dont il s'agit ne
sont pas parmi les moins favorables à l'Ëglise. Mais nous n'avons pas
à plaider ici la cause des associations cultuelles. L'Encyclique les a
condamnées sans retour; s'il s'en forme, elles seront schismatiques ;
et la question est précisément de savoir ce qu'on peut faire endeliors
d'elles pour assurer <c l'exercice du culte. »
Cette question nous ramène à la réunion que les évoques de
France ont tenue au palais archiépiscopal de Paris le 30 et le 31 mai
dernier. Nous vivons dans im temps de publicité à outrance. Le
secret de leurs délibérations ne pouvait pas être et n'a jamais été bien
gardé: il est aujourd'hui complètement connu, ou peu s'en faut. A la
fin de mai, le Saint-Père ne regardait pas comme insoluble le pro-
blème qui consiste à créer, même dans le système de la loi, des asso-
ciations irréprochables aux yeux de l'Ëglise, puisqu'il le posait aux
évêques, et ceux-ci non plus ne le regardaient pas comme insoluble,
puisqu'ils croyaient bien l'avoir résolu. Le vénérable archevêque de
Paris, après avoir donné, dit-on, une double lecture d'une lettre, du
Pape, exhorta ses frères à répondre aux questions qui leur étaient
posées, (( uniquement au point de vue du bien supérieur des âmes et
de l'intérêt de leur patrie. » On ne pouvait mieux dire, et, en effet, ce
serait une redoutable épreuve pour les catholiques d'être mis en de-
meure de choisir entre leur religion et leur patrie. S'il était permis de
le faire, ce serait seulement en cas de nécessité inéluctable, et après
avoir tout essayé pour concilier ces intérêts sacrés. Le cardinal arche-
vêque de Paris l'a compris. Hâtons-nous de dire que le Saint-Père l'a
compris également lorsqu'il a eu soin de dire dans son Encyclique,
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230 BEVUE DES DEUX MONDES.
comme pour en atténuer certaines conséquences possibles, que les
catholiques, s'ils veulent vraiment loi témoigner leur soumission, de-
vront lutter pour l'Église « avec persévérance «t énergie, sans agir
toutefois d'une façon séditieuse et violente. » Puisse cette prescrip-
tion n'ôtre jamais oubliée. L'assemblée des évèques, s'inspirant des
sentimens qu'on lui recommandait, et à une majorité considérable, —
on assure qu'elle a été de 2^ voix, — a donc approuvé la création
d'associations qu'elle estimait à la fois canoniques et légales. Elles
étaient canoniques, puisqu'elles étaient étroitement soumises à l'au^
torité de la hiérarchie ecclésiastique, et l'État pouvait les considérer
comme légales, puisque les prescriptions matérielles de la loi y avaient
été observées. L'esprit seul avait été changé. L'article i ayant stipulé
que les associations devraient être organisées « conformément *aux
règles générales du culte dont elles se proposaient d'assurer l'exer-
cice, » l'épiscopat seul devait fixer ces règles; l'État n'avait rien à y
voir. Telle est la transaction à laquelle nos évéques se sont arrêtés
à ce moment, et qu'ils ont respectueusement soumise à l'adhésion
du Pape.
A cette ^transaction le Pape n'a pas cru pouvoir adhérer... mais il
faut ici dissiper une confusion que la lecture de l'Encyclique a fait
naître dans quelques esprits, et dont les eimemis du Saint-Siège
cherchent brutalement à tirer avantage contre lui. L'Encyclique
semble donner à croire que le Saint-Père a confirmé purement et sim-
plement de son autorité apostolique « la délibération presque una-
nime » de notre épiscopat. Le malentendu vient, s'il est permis
de le dire, d'une rédaction un peu enchevêtrée. L'assemblée des
évèques avait commencé par condamner avec le Pape la loi de sépa-
ration et les associations cultuelles qu'elle avait organisées, mais
celles-là seulement et non pas toutes les autres qu'on pouvait conce-
voir. L'Encyclique confirme cette première partie de la délibération
dei^ évèques. Après lavoir fait, elle prend en quelque sorte un temps
qui aurait gagné à être plus accentué, et elle continue ainsi : « Mettant
donc de côté ces associations, que la conscience de notre devoir
iious interdit d'approuver, il pourrait paraître opportun d'examiner
s'il est licite d'essayer, à leur place, quelque autre genre d'association
à la fois légal et canonique, et préserver ainsi les catholiques de
France des graves complications qui les menacent. A coup sûr, rien
ne nous préoccupe, rien ne nous tient dans l'angoisse autant que
ces éventualités; et plût au ciel que nous eussions quelque faible
espérance de pouvoir, sans heurter les droits de Dieu, faire cet essai
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REVUE. — CHRONIQUE. 231
et délivrer ainsi nos fils bien-aimés de la crainte de tant et si
grandes épreuves I Mais comme cet espoir nous fait défaut, la loi res-
tant telle quelle, nous déclarons qu'il n'est point permis d'essayer
cet autre genre d'association tant qu'il ne constera pas^ d'une façon
certaine et légale, que la divine constitution de l'Église, les droits
inmiuables du pontife romain et des évoques, comme leur autorité sur
les biens nécessaires à l'Ëglise, particulièrement sur les édifices
sacrés, seront irrévocablement, dans lesdites associations, en pleine
sécurité. » Ce passage de l'Encyclique n'en est pas seulement le plus
important, il est l'Encyclique tout entière. Le Pape n'approuve dé-
cidément pas, — tant que la loi restera ce qu'elle est, — les asso-
ciations sur lesquelles il avait appelé lui-môme Tattention des évéques
et qui avaient paru acceptables dès maintenant à la grande majorité
d'entre eux. n n'a donc pas pu avoir l'intention de dire, et il n'a pas dit
que, sur ce second point conmie sur le premier, il se bornait à con-
firmer leur délibération. La vérité est tout l'opposé: le Pape con-
damne les associations qui lui ont été proposées; et c'est dé là jus-
tement que viennent les difficultés présentes. Elles sont telles que
nous avouons ne pas savoir comment l'épiscopat pourra y pourvoir,
ni, au surplus, comment le gouvernement pourra s'en tirer.
Parlons d'abord de l'épiscopat. Son angoisse n'est pas moins poi-
gnante que celle du Saint-Père à la pensée des épreuves qui attendent
l'Église de France, n en connaît mieux encore peut-être la gravité. Ce
n'est pas la persécution matérielle, directe et violente, que l'Église
doit craindre en ce moment, mais bien une difficulté de vivre qui était
déjà grande avec la loi, et qui le sera davantage sans elle ou contre
elle. Nos évéques s'en rendent compte. Us savent que la foi n'est pas
en progrès dans l'ensemble du pays ; qu'elle y est plutôt en recul, et
que Lamennais a été on peu prophète en dénonçant l'indifTérence
comme le mal qui menaçait chez nous l'idée religieuse. Ce qui est à
redouter pour TÉglise, c'est le détachement des masses, qui feront
le vide autour d'elle si on leur demande un effort dont elles ne sont
pas actuellement capables. L'Église ne périra pas pour cela, mais son
action s'exercera dans un cercle de plus en plus restremt, où de
jour en jour elle sentira diminuer cette influence étendue et profonde
qui a fait autrefois sa force, et son prestige. Les évoques ont vu le
danger. Peut-être n'y ont-ils pas trouvé encore le remède appro-
prié, puisque le Pape n'a pas accepté celui qu'ils proposaient. Il les
invite toutefois à continuer leurs recherches; il ne désespère donc
pas de les voir^ aboutir. Dès lors nous ne devons pas en désespérer
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
nous non plus, et nous attendons avec confiance la nouvelle délibéra-
tion des évoques. Quelques catholiques leur ont reproché de n'avoir
pas fait preuve d'une initiative sufGsante dans ces derniers temps.
Assurément ils ne sauraient en déployer une trop active, puisque le
Sainl-Père lui-môme les y encourage; mais les publications récentes
sur leurs travaux antérieurs montrent qu'ils ont fait, à la fin de mai, à
peu près tout ce qu'Us pouvaient faire. Ils n'ont qu'à persévérer, sans
abattement ni faiblesse. A coup sûr, leur rôle est difficile. Le Saint-
Père semble croire qu'il pourra par la suite obtenir des pouvoirs
publics la modification de la loi. Nous sommes convaincu avec lui
que la loi sera modifiée un jour ou l'autre, car il n'y en a pas de per-
pétuelle; rhistoire n'en fournit pas d'exemple; mais l'attente pourra
être longue, et (pii sait môme s'il ne faut pas désirer qu'elle le soit?
La loi, en effet, si elle était modifiée aujourd'hui ou demain, ne
serait pas améliorée; elle serait aggravée.
Que faut-il donc faire? L'embarras des évoques sera grand. Le
Pape ne leur donne aucune direction : il se borne à leur interdire
celle que la loi leur ouvrait, et celle qu'ils avaient cru pouvoir
ouvrir eux-mômes. La seule phrase de TEncyclique où ils puissent
trouver une indication d'ailleurs assez vague est celle-ci : « Il vous
reste à vous, vénérables frères, de vous mettre à l'œuvre et de prendre
tous les moyens que le droit reconnaît à tous les citoyens, pour dis-
poser et organiser le culte religieux. » N'est-ce pas, hélas I devant une
porte fermée et difficile à ouvrir que l'EncycUque place Tépiscopat
français? En parlant du droit commun, elle ne peut viser que le droit
écrit : or, en ce qui concerne l'organisation du culte, le droit écrit
est tout entier dans la loi de séparation de décembre 1905. Il n'y
en a pas d'autre que celui-là. On a dit que l'Encyclique était obs-
cure; elle* l'est, en effet, par endroits, et particulièrement ici; mais
cette obscurité ne vient-elle pas encore de quelque confusion? Le
Saint-Père paraît croire que la loi générale sur les associations,
la loi du i^*" juillet 1901, pourrait à langueur servir à l'organisation
du culte. Rien n'est plus douteux : mais à supposer qu'il y ait là une
Issue, où conduirait-elle? La loi de 1901 donne moins d'avantages
encore, et surtout moins de garanties à TÉglise que celle de 1905. Elle
ne contient pas d'article 4 qui ne reconnaisse d'autres associations
légitimes que celles qui seront conformes aux règles du culte. Elle ne
contient pas non plus tant d'autres dispositions qui, en affranchissant
l'Église de France de liens séculaires, lui laissent une liberté qu'elle
n'a encore jamais eue. Car enfin il faut être juste, môme pour la loi
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REVUE. — CHRONIQUE. 233
de 1905, dans la sévérité qu'elle mérite et que nous lui avons nous-
môme témoignée. On ne veut voir aujourd'hui que ses défauts : n'a-
t-elle pas aussi quelques qualités ? N'est-ce pas, à certains égards, une
loi de délivrance dont on ne retrouverait pas au même degré les
caractères dans celle de 1901 ? Si nous poussions plus loin le paral-
lèle, on verrait que la plus favorable n*est pas la première en date.
Mais à quoi bcin ? Contentons-nous de répéter que la seule loi appli-
cable à l'organisation du culte semble bien être la seconde. Si donc des
organismes quelconques, — nous ne les appellerons pas des associa-
tions,— s'offrent à l'État et sont reconnus par lui au mois de décembre
prochain, c'est à la condition qu'en n'y regardant pas de trop prés,
et en y mettant de la bonne volonté, il puisse croire que, vus du
dehors, ils ressemblent assez à ceux de la loi de 1905 pour qu'il
ait le droit de s'y tromper. Alors on vivra plus ou moins longtemps
dans une équivoque acceptée de part et d'autre, mais que, de part
et d'autre aussi, on pourra dissiper quand on voudra. Ce ne sera pas
pour l'Église une situation forte ; nous en aurions préféré une autre.
Mais il y a des circonstances où, sans sacrifier pourtant aucun de ses
devoirs, il faut songer à vivre. N'en est-ce pas un aussi?
Le moment n'est pas venu de supputer les chances plus ou moins
prochaines ou lointaines d'un rapprochement entre la République
française et le Saint-Siège. L'Encyclique, on le sait, contient, dans
quelques-uns de ses passages, de véritables invites à ce rapproche-
ment. L'ppinion française, toujours un peu simpliste, n'y a rien vu de
semblable au premier abord : au contraire, les journaux avancés ont
crié tout de suite que le Pape nous déclarait la guerre. Mais la
presque unanimité de la presse italienne en a jugé autrement, et les
Italiens sont plus habitués que nous à lire entre les lignes des docu-
mens pontificaux. Nous n'hésitons d'ailleurs pas à croire et nous
avons déjà dit que ce rapprochement s'opérerait tôt ou tard, d'une
manière ou d'une autre. S'opérera-t-il précisément dans les condi-
tions indiqu*ées par l'Encyclique ? C'est peu probable ; mais la question
regarde l'avenir et non pas le présent. Qu'on se reporte au passage
du document pontifical que nous avons cité plus haut. Le Saint-
Père y revendique ses droits immuables, ainsi que ceux des évêques,
coihme leur autorité sur les biens nécessaires à l'Église, particulière-
ment sur les édifices sacrés; il exige que ces biens et ces édifices
soient irrévocablement, dans les futures associations, en pleine
sécurité. Si l'heure de l'entente était sur le point de sonner, quelques
explications seraient ici nécessaires. Nous nous garderons bien de les
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234 REVUE DES DEUX MONDES.
demander prématuréDient. Les esprits sont encore trop échauffés pour
qu'il soit utile de discuter tous ces points, dont quelques-uns sont
fort délicats. Il n'en résulterait qu'un surcroit d'irritation. Attendons
des temps plus calmes. Nous n'avons voulu pour aujourd'hui qu'expri-
mer des réserves sur ce qu'on aperçoit un peu confusément dans
l'Encyclique, et trop clairement dans les conunentaires qu'on en a
quelquefois tirés.
Si d'ailleurs nous voulions justifier autrement que par l'inéluctable
nécessité des choses l'espoir d'une entente future entre l'Église et
l'Etat, nous invoquerions l'espèce de désarroi dont le clan politique
auquel le gouvernement se rattache et le gouvernement lui-même
ont donné le spectacle après la publication de l'Encyclique. Malgré les
bruits qui couraient depuis quelques jours, on ne s'attendait pas à la
décision à laquelle s'est arrêté le Sainl-Père. Sûrement on ne l'avait
pas prévue lorsqu'on a fait la loi de séparation; et, à supposer que
quelques craintes aient subsisté à ce sujet, la délibération de l'épi-
scopat les avait dissipées. On ne croyait pas que le Saint-Père, après
avoir consulté les évoques , passerait outre aux propositions qu'ils
avaient énoncées. Sans doute, on le savait bien, il restait libre de ses
résolutions finales, et, quelles qu'elles fussent, on savait bien aussi
que les catholiques s'y conformeraient. Qui donc oserait, en pleine
bataille, discuter les ordres du chef? On s'y soumet, ou les exécute
quels qu'ils soient; et on suit en cela un sentiment qui n'est pas
moins juste au point de vue humain qu'au point de vue chrétien.
Quels que puissent être, en e£Fet, les inconvéniens de lobéissance
passive, ceux de l'indiscipline seraient encore pires. Au surplus,
il y avait là pour les catholiques un de ces devoirs de conscience
avec lesquels on ne délibère même pas. Le gouvernement et ses
amis ne l'ignoraient point; mais ils pensaient que le Pape céde-
rait. Ds mettaient même quelque afifectation dans leur sécurité :
toutefois elle était sincère , et lorsqu'ils disaient très haut qu'ils
appliqueraient la loi sans y changer un point ni une virgule, ils
espéraient bien que, du côté du clergé, on leur en fournirait bénévo-
lement le moyen. L'invraisemblable peut arriver ; il ne faut pas lui
jeter de défi. L'Encyclique a été pour le monde officiel une terrible
déconvenue en même temps qu'une surprise. C'est au point qu'au pre-
mier abord M. Briand n'a pas pu en croire ses yeux. Pris à l'impro-
viste dans une gare de chemin de fer par un reporter, qui hii deman-
dait si c'était bien la résistance que le Pape préconisait: « Heu! a-t-il
répondu, la résistance, le mot est bien gros. Je vois, en effet, dans ce
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REVUE. — CHRONIQUE. 235
document que le Pape blâme la loi, — ce qui n'est pas nouveau, — et
qu'il réprouve les associations cultuelles. Mais finalement il accepte que
les catholiques en forment, à la condition qu'elles soient canoniques
et légales. » M. Briand se trompait; il retardait; il continuait de vivre
sur ses espérances. S'il avait mieux lu l'Encyclique, il y aurait vu que
le Pape réprouvait toutes les associations qui se proposeraient, en
organisant l'exercice du culte catholique, de s'accorder avec le texte
de la loi de 1905. Il s'en est aperçu, ou on le lui a montré dès son
arrivée à Paris : alors le cas lui a paru grave, n a convoqué autour
de lui le seul pouvoir qui soit toujours en permanence, même pen-
dant les vacances des autres, c'est-à-dire la presse représentée par ses
reporters, et il a fait à ceux-ci des confidences qui, tout en ayant pour
objet d'intimider la Cour romaine, ne laissaient pas de témoigner de
l'embarras où il se trouvait lui-môme. Que fera le gouvernement?
n appliquera la loi, c'est entendu ; mais il sera obligé pour cela de
sortir de son programme, et même de son caractère. Au lieu de faire des
réformes sociales, il sera acculé à faire de la persécution religieuse ;
et c'est ce qu'il n'avait ni prévu, ni voulu. Nous croyons pouvoir lui
rendre, en effet, cette justice qu'il ne l'avait pas voulu. Rien n'était,
en ce moment du moins, plus éloigné de ses intentions. Mais quoi !
la loi est là, et c'est un tyran domestique impérieux qu'une loi qu'on
a introduite chez soi par mégarde. On n'est plus libre, il faut obéir.
L'application de la loi peut faire sans doute beaucoup de mal à
l'Ëglise : le malheur est qu'elle en fera aussi quelque peu au gou-
vernement. M. Briand dissimule mal ses perplexités. On les aper-
çoit sous l'énergie d'ailleurs intermittente et hésitante de ses paroles.
Ah ! qu'il voudrait que tout cela s'arrangeât!
Mais comment? Cette fois, nous ne parlons plus de M. Briand.
D'autres que lui ont songé à une solution qui consisterait à modiOer la
loi. Dans quel sens, c'est ce que nous laissons à penser. M. Clemen-
ceau, qui était à Carlsbad quand a paru l'Encyclique, n'a pas fait de
difficulté à s'en expliquer avec un journaliste américain. Sa première
impression a été plus nette que celle de M. Briand. a C'est une décla-
ration de guerre, » a-t-il dit tout de suite avec l'exagération tran-
chante qu'il met souvent dans sa parole. Cette prétendue déclaration
de guerre, M. Clemenceau est d'avis de la relever. « n est évident,
d'après lui, qu'en principe, une nouvelle situation demande de nou-
velles lois..» M. Maujan, de son côté, a proposé de reviser l'article 4.
M. Guieysse, lui aussi, a annoncé l'intention de demander à la Chambre
la suppression de la phrase incidente qui, dans cet article, oblige les
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
associations cultuelles à se conformer aux règles générales du culte.
D sufûrait que des catholiques quelconques, ou soi-disant tels, s'asso-
ciassent d'une manière quelconque, pour obtenir que les biens de
l'ÉgUse leur fussent dévolus. Il n*y a qu'une difficulté, c'est que des
associations de ce genre seraient, comme nous l'avons dit, formelle-
ment schismatiques, que les catholiques qui )es formeraient ces-
seraient de l'être ipso facto ^ et que, par conséquent, ce n'est pas le
culte catholique qu'ils organiseraient. Mais, en quittant la maison, ils
en emporteraient les meubles : c'est le mot de M. Briand au cours de
la discussion de la loi.
Nous ne discuterons par tous ces amendemens, propositions et
suggestions diverses, probablement destinés à rester en route. Conten-
tons-nous de dire que, s'ils aboutissaient, ce serait, en un sens, pour
le Pape un triomphe éclatant : il en résulterait, en effet, avec évi-
dence que son veto aurait suffi pour empêcher l'application de la
loi telle qu'elle est. Et peu importe, à ce point de vue, qu'on l'aggra-
vât ou qu'on l'adoucit! Si on la changeait en quoi que ce fût, comme
on ne l'aurait fait qu'à l'intention du Pape, il deviendrait difficile de
soutenir plus longtemps^ qu'il est inexistant aux yeux de l'État, qu'on
ne le connaît pas et qu'on ne se soucie en aucune façon de ce qull
pense, de ce qu'il dit et de ce qu'il fait. On pourrait ici se donner
quelque amusement en songeant à cette exorbitante prétention de ne
pas connaître le Pape, non plus que la religion dont il est le chef.
Nous avons toujours dit qu'on ne la soutiendrait pas longtemps :
avions-nous tort ? Le Pape a parlé, et voilà tout notre monde poli-
tique en ébullition ! n a écrit une encylique, et nos ministres n'en
reviennent pas! A supposer que la loi de séparation puisse être
appliquée malgré lui, il est clair et certain dès à présent qu'elle ne sera
plus la même. Pour on homme qui n'existe pas, il faut convenir que
le Pape a en main des moyens d'action qui ne laissent pas de sur-
prendre. Le gouvernement de la République en est tout troublé. Il se
demande ce qu'il fera, et ne le sait pas encore : il ne le saura peut-
être que lorsque l'obligation de prendre im parti s'imposera à lui
d'une manière immédiate et pressante. Et alors quel parti prendra-t-il?
Fermera-t-il les églises ? Sur ce point, M. Clemenceau a une opinion
très ferme, c'est qu'à aucun prix, dans aucun cas, on ne doit les fermer.
Ce serait, (îit-il, donner aux catholiques l'occasion de se poser en
ff martyrs I » Qu'on laisse donc les églises ouvertes et que chacun y
entre et en sorte en liberté! Si, faute d'associations cultuelles pour les
recueillir, la propriété en est abandonnée aux conmiunes, ce ne devra
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REVUE. — CHRONIQUE. 237
pas être sans une prescription ou une réserve spéciale quant à l'usage
(jumelles seront tenues d*en faire. On comprend fort bien le plan de
M. Clemenceau. Il résout la question des églises comme il a résolu
celle des inventaires, avec plus de respect pour le sens commun que
pour la loi. Ce n'est d'ailleurs pas nous qui nous en plaindrons. Sa
seule crainte est que des émeutes ne se produisent autour des églises
qu*on voudrait fermer, que le sang ne coule, qu'E n'y ait peut-être
mort d'homme, toutes choses qui sentent terriblement la persécution.
n se contente donc de faire main basse sur les biens de l'Eglise, sur
ceux qu'on peut prendre et attribuer à des œuvres laïques par l'accom-
plissement de simples formalités administratives, sans qu'il y ait rien
d'apparent, ni heurt possible entre la foule catholique et la troupe. Le
plan est ingénieux. On enlève 200 millions aux catholiques sans que
personne puisse s'y opposer ; on leur laisse, au contraire, les églises
ouvertes parce que la solution contraire n'irait pas sans tapage. Soit;
mais tout cela es^-il la loi ? Nous voilà ramenés à la même conclusion,
à savoir que la loi ne peut, sans l'adhésion du Pape, être exécutée dans
l'esprit où elle a été faite et où le gouvernement s'efforçait de la main-
tenir. Gomment le nier? Ce serait nier l'évidence.
Sent-on aujourd'hui la faute qu'on a commise, et dans laquelle on
persévère par amour-propre, en voulant régler, résoudre, trancher des
questions mi-partie politiques et mi-partie religieuses, sans aucune
entente avec Rome ? S'il y a des formalités pour le mariage, il y en a
aussi pour le divorce : il y en a pour toutes les situations où des inté-
rêts communs sont liés ou déliés. Nous ne parlons pas de la haute
hiconvenance d'une rupture unilatérale qu'on n'a même pas notifiée
au Pape, et dont on espère pourtant qu'il ne manquera pas de tenir
compte pour la plus grande tranquillité de la République. On a agi
ainsi envers lui parce qu'il est matériellement faible ; on se serait bien
gardé de le faire s'il avait été fort. Mais quoi ! est-ce qu'il existait ? Il
vient de révéler au gouvernement son existence dans des conditions
qui ne lui permettent plus d'en douter. Le gouvernement compren-
dra-t-il cette leçon? Comprendra-t-il, même s'il ne l'avoue pas encore,
l'obligation pour lui de reprendre contact avec un pouvoir spirituel
qui, dans sa faiblesse apparente, continue de remuer tant de choses
à travers le monde et dispose chez nous de la paix ou de la guerre des
esprits et des consciences? Si l'Etat est un fait, l'Eglise en est un
antre, et le Pape lui aussi en est un dont il n'est pas permis à des
hommes politiques, qui se disent réalistes et positmstes, de faire abs-
traction dans leurs calculs. U faut s'entendre, même pour vivre dans
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238 REVUE DES DEUX MONDES.
la séparation. Et on y arrivera ! S'il est possible d'admettre (jn'en phi-
losophie transcendante, du point dé vue de Sirius, « il n*y ait rien de
plus méprisable qu'un fait, » en histoire, dans la réalité de la vie
quotidienne, de celle des nations comme de celle des individus, les
faits seuls comptent. Ils font plus que compter, ils s'imposent! Ils s'im-
poseront à M. Briand et à M. Clemenceau, comme ils se sont imposés
à de plus fort9 et à de plus grands. Si ce n*est pas à eux qu'ils s'im-
poseront, ce sera à leurs successeurs. Et c'est pourquoi nous ne dou-
tons poiiit que, si la République française et le catholicisme ne se
réconcilient pas, — bien qu'ils n'aient rien d'incompatible, — ils n'en
viennent du moins à im accord, qui se fera, si l'on veut, sur le pied de
la paix armée ou de la défiance réciproque, mais qui n'en sera pas
moins \m accord. L'histoire universelle est pleine d'accords de ce
genre I II faudrait, pour qu'il en fût autrement, supposer chez nous la
destruction radicale du catholicisme, comme la poursuivent brutale-
ment certains sectaires et insidieusement certains autres. Mais le
gouvernement ne prendrait pas tant de mesures ni de précautions
s'il croyait cette ruine imminente: il la laisserait tout doucement
s'accomplir.
Nous ne chercherons pas à prévoir les résolutions finales du gou-
vernement, ni celles de l'épiscopat.Les événemens ont plus d'une fois
déjà déjoué nos prévisions: le mieux est d'attendre, sans renoncer
à notre tour de parole, que l'épiscopat et le gouvernement aient
parlé les premiers, ou plutôt qu'Us aient agi. Sans sortir de la loi de
1905, le gouvernement peut l'appliquer avec plus ou moins de modé-
ration. On a fait remarquer que la lettre de cette loi l'oblige seule-
ment à mettre sous séquestre les biens ecclésiastiques, et nullement
à en faire, dès le li décembre prochain, une attribution immédiate et
définitive. La temporisation lui est encore plus facile pour les églises,
conformétnent au sage désir, au conseil prudent de M. Clemenceau,
puisqu'il n'est, en somme, obligé d'en faire l'attribution à personne et
que, s'il la fait, il peut y mettre à la fois du temps et des conditions.
Mais que décidera-t-il ? En admettant même qu'il n'apporte aucune
hâte à prendre \m parti lorsque la loi ne l'y contraint pas, il est à
craindre, au contraire, qu'il n'use de tous les moyens qu'il trouvera
dans l'arsenal de nos codes pour empêcher l'organisation du culte
sous le régime du « droit commun, » tel que l'Encyclique parait le
croire possible, et là même est le nœud de la difficulté. Comment les
évéques de France le dénoueront-ils ? Comment assureront-ils l'exer-
<^ice public du culte? De quelles ressources disposeront-ils pour cela?
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p^ij^nc*'^
REVUE. CHRONIQUE. 239
A eux de le dire, puisque le Pape leur en a laissé le soin. Nous sou-
haitons de tout notre cœur qu'ils trouvent la solution qu'ils cherchent,
et pourquoi n*y réussiraient-ils pas ? S'il est vrai que TËtat et l'Église
constituent des forces également indestructibles, il faudra bien qu'elles
s'arrangent pour vivre côte à côte. La seule chose qu'elles ne puissent
pas faire, c'est de s'ignorer : elles ne le pourraient du moins que dans
un régime de liberté si éloigné de nos mœurs qu'il reste chimérique.
En pareil cas, les forces mêmes de la nature travaillent à une conci-
liation nécessaire. Nous lisions dernièrement ces lignes d'un vieil au-
teur ; elles sont datées du temps des troubles de la Ligue : <( La société
des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit ; en quelque
assiette qu'on les couche, ils s'empilent et se rangent, en se remuant
et s'entassant, conmie des corps mal unis, qu'on emporte sans ordrp
trouvent eux-mêmes la façon de se joindre, et de se placer les unw
parmi les autres, souvent mieux que l'art ne les e4t su disposer. »
Cette observation part d'une sagesse tout humaine, un peu méprisante
et trop optimiste peut-être : elle nous aide pourtant à espérer.
n est une sagesse plus haute sur laquelle nous voulons aussi fonder
notre espérance. Les uns attaquent l'Encyclique du Samt-Père, les
autres la défendent : nous la prenons, elle aussi, comme un fait qui
oblige les catholiques et avec lequel tout le monde est obligé de
compter dorénavant. Elle est ce qu'elle est, une loi impérative pour
ceux à qui elle s'adresse, pour les autres un acte politique d'une
exceptionnelle gravité. La soumission qui lui est due et qu'elle ren-
contre partout ne pourrait que fortifier son auteur dans le sentiment
de sa responsabilité, si un pontife tel que Pie X ne la sentait pas déjà
tout entière. Dans le conflit dont nous cherchons l'apaisement, les
fautes initiales, les fautes lourdes et impardonnables, ont été jus-
qu'ici du côté du gouvernement de la République. Si nous avions
un VŒU à exprimer, ce serait qu'on se montrât aussi sage et conciliant
à Rome qu'on l'a été peu à Paris, du moins au début, et qu'on profitât
aujourd'hui des dispositions adoucies de gouvernement. Alors le monde
entier établirait un parallèle dont le pouvoir pontifical n'aurait
qu'à bénéficier. Est-ce là encore une simple espérance, une illusion
peut-être? 11 y a dans l'institution religieuse comme dans l'insti-
tution sociale une puissance de renouvellement et de vie que ceux-
là seuls méconnaissent dont le regard myope ne s'est jamais étendu
au delà des frontières de leur temps. Nos pères ont connu de
plus mauvais jours que nous. La guerre que se font depuis tant d'an-
nées, avec de courts intervalles de paix, l'Ëtat etl'Ëglise ne se termi-
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240 REVUE DES DEUX MONDES.
nera ni par rextermination de celle-ci, ni par l'anéantissement de
celui-là. Et assurément, comme nous sommes des êtres bornés qui
durons moins que nos institutions, nous ne serions pas fâchés de
vivre dans les intervalles de paixl Nous aimerions aussi que notre ave-
nir, Tavenir des nôtres, celui de la patrie, s*éclairàt à nos yeux d*une
lumière précise et certaine. Mais si la Providence ne Ta pas permis, ce
n'est pas un motif de se décourager. L'Ëglise invoque pour elle les
promesses d'éternité qu'elle tient de son fondateur : quand même elle
ne les aurait pas et en restant placés au point de vue humain, nos
raisons de croire à la perpétuité de ce qu'elle représente se tireraient
encore des leçons de Thistoire, du besoin que nous avons de l'idée
religieuse pour vivre et de notre confiance dans l'avenir de l'humanité.
Nous ne voulons pas abandonner la plume sans exprimer toute
l'indignation que nous cause Teffroyable tentative d'assassinat dont
M. Stoïypiae a failli être victime, et qui en a fait on si grand nombre
autour de lui, jusque parmi les êtres qui lui étaient le plus chers. Il
n'y a pas d'excuses pour un tel crime : rien ne saurait en atténuer
l'horreur. On est surpris que les nihilistes et les révolutionnaires
russes puissent encore, après tant d'expériences qui en ont démontré
l'inefficacité, croire que d'aussi odieux moyens puissent servir leur
cause. Mais quand bien même ils la serviraient autant qu'ils la com-
promettent, il faudrait encore les condamner et flétrir ceux qui y ont
recours. Cette <c pitié humaine » dont un écrivain russe a voulu faire
une religion nouvelle, et qui est d'aUleurs vieille comme le monde, se
soulève avec un mélange de réprobation et de douleur en présence
de tant de barbarie. 11 est à craindre que le procès de la liberté,
loin d'en être hâté en Russie, n'en soit retardé, peut-être pour long-
temps ; et, s'il en était ainsi, ce que nous sommes bien loin de sou-
haiter, le gouvernement impérial ne serait pas sans excuses. M. Sto-
lypine a pu commettre des fautes, mais c'est un homme de bonne
volonté. Il avait déjà l'estime, il a maintenant la sympathie émue
et profonde de l'univers civilisé. C'est tout le résultat qu'ont atteint
les auteurs de ce monstrueux attentat.
FRANaS CUARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH
QUATBIÂMB PARTIB(l)
IX
« Ma chère Gorta,
« Je n ai malheureusemenl pas de raison pour vous écrira
plus gaiement que la dernière fois. Les choses demeurent dans
le même état. Mon mari habite toujours la prison de Rothberg :
dix jours, au secret, pendant lesquels je n'ai pu communiquer
avec lui. Comme vous Tavez lu sans doute dans les journaux, il
a refusé de désigner un avocat. Aux mterrogations du juge, il
répond que, s'il plaît aux autorités rolhbergeoises de jouer une
comédie, il lui déplaît, à lui, d'y tenir un rôle.
« Vous n'ignorez pas, excellente amie, que la force d'âme
du docteur est invincible. Môme pour les plus petites choses
domestiques, j'ai éprouvé qu'on ne saurait faire changer son
parti, une fois pris. (Ainsi jamais je n'ai obtenu qu'il renonce à
manger des fraises au mois de juillet, bien qu'elles provoquent
chez lui de l'urticaire.) Eitel n'aura qu'un avocat d'office, et
encore cet avocat ne tirera pas de lui une parole. Toute licence
est donc laissée à nos ennemis pour nous accabler. Vous devi-
nez mon anxiété. Moins vaillante et plus sensible qu'Eitel,
l'issue de cette affaire m'épouvante.
« J'ai vu le juge d'instruction ; j'ai vu le ministre de la po-
(1) Voyez la Revue des !•' et 15 août et du 1" septembre.
TOME XXXV. — d906. 10
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242 REVUE DES DEUX MONDES.
lice ; ils m'ont accueillie avec de tels airs de mystère, ils m'ont
parlé avec de telles réticences, en levant les yeux au ciel, en in-
voquant les droits de la société menacée, que j'ai dû battre en
retraite sans obtejair d'eux la moindre réponse à cette question
que je leur posais : « Comment admettre que mon mari, dont
toute la vie est un hymne à la Raison, à la Justice, à la Bonté,
ait commis un acte absurde, inique, cruel?... » Ils hochaient la
tête; ils parlaient de péril social : rien de précis. Dans Iês
vagues commentaires du ministre, j'ai cru cependant com-
prendre qu'ils considéraient le docteur comme un exalté. Ils
traitent de chimères lunatiques les conséquences morales et
quasi religieuses qu'il a tirées de la doctrine moniste ! Nos chères
après-midi d'Iéna, toutes consacrées à célébrer les mystères, les
beautés de la nature, ils veulent les travestir en je ne sais
quelles séances de spiritisme ou d'£marchisme ! Gela vous prête-
rait à rire, n'est-il pas vrai? ainsi qu'à Franz, à Michel, à Albert
et à tous nos amis, si les temps n'étaient beaucoup trop tristes
pour rire...
« Moi, non seulement je ne ris pas, mais j'ai bien delà peine
à m'empêcher de pleurer. Je pense que mon Eitel est seul, dans
une immense chambre aux murs de pierre, probablement hu-
mides. Il a beau m'écrire qu'il se trouve fort bien, dans des
conditions spécialement favorables au travail et à la méditation,
je sais qu'il écrit cela pour me tranquilliser. Son lit peut-îl être
fait comme il en a coutume? Hélas I personne n'est là pour veil-
ler à ce qu'il ne se découvre pas les jambes la nuit : cela lui
arrive souvent, car il est très remuant, même quand il dort. Et
ses repas ! lui qui oublie de se servir, ou qui se sert d'un plat
jusqu'à ce qu'il l'ait vidé, en rêvant aux graves énigmes cos-
miques qui sans cesse occupent son esprit ! La seule pensée des
souffrances qu'il endure ainsi m'ôte, à moi-rflême, tout sommeil
et tout appétit. Si les méchans qui l'ont enfermé, au mépris de
toute justice, finissent par le terrasser, ah! chère Gerta, ce
n'est paalui seul qu'ils auront abattu!
w Mais à quoi bon récriminer? Il faut agir. Votre action à
léna a été des plus efficaces, puisqu'elle a provoqué les protes-
tations signées du corps entier des professeurs, et la lettre du
doyen au chancelier de Tempire. Une autre liste circule en ce
moment à Munich sous les auspices du professeur Max Bischer,
le savant physicien, à qui j'avais écrit en même temps qu'à
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MONSIEUR ET MADABfE MOLOCH. 243
VOUS. J'y relère avec plaisir le nom de Benedikt Kohler; c'est,
vous le savez, l'adversaire Je plus acharné des idées philoso-
phiques de mon mari, et ils se sont l'un et l'autre durement
traités. Mais tout le corps enseignant s'est senti lésé dans la
personno du plus illustre 'de ses membres.
« Vous me demandez, chère Gerta, quel est ici même 1 état
de l'opinion au sujet de cette affaire. Apprenez d'abord dans quel
milieu politique nous vivons. La petite principauté comprend
environ six mille habitans, dont dix-huit cents à Rothberg, trois
mille à Litzendorf, localité voisine, où se trouvent des usines de
céramique. Les douze cents autres sont dispersés dans les ha-
meaux de la montagne. Rothberg, où est le château av^c la pri-
son, et qui, en somme, ne vit que de la Cour et des étrangers^
est naturellement très courtisan. Litzendorf, centre ouvrier, est
libéral. Dès le lendemain de l'attentat, les social-démocrates de
Litzendorf se réunissaient et envoyaient une délégation au prince
pour demander l'élargissement du docteur, arrêté sans preuves...
A Rothberg, au contraire, on hurlait des cris de mort contre
Eitel et même contre moi : le propriétaire du Luftkurort me
chassait de sa villa et je ne trouvais d'asile que chez le savetier
Finck, à Rothberg-Dorf : brave homme, très démocrate, fils de
l'ouvrier qui succéda, dans la même maison, au père de mon
Eitel.
« Aujourd'hui, grâce à l'émotion du monde savant, aux ar-
ticles de la presse libérale, et surtout, je crois, à la nouvelle que
le gouvernement de Tempire, sous prétexte de renforcer ici le
parti de l'ordre, prétendrait profiter de l'incident pour éloigner
la garnison indigène et la remplacer par un régiment prussien,
un revirement est manifeste, môme à Rothberg. Aucune parole,
aucun signe injurieux contre moi, ni dans le Luftkurort ni dans
le village. Je crois n'avoir plus d'ennemi irréductible que Herr
Grana iïui fut mon hôte... Et combien, en somme, je lui sais
gre cte «a goujaterie, et qu'il m'ait, en m'expulsant, donné
Toccasion de vivre aans la maison où le docteur fut petit enfant!
« Car c'est pour moi une consolation, dans ma misère pré-
sente, que de m'imaginer le développement de cette admirable
intelligence, de cette vive sensibilité, devant les mômes images
que voient mes propres yeux. Et vous aussi, j'en suis sûre,
quand vous allez venir ici en délégation des étudians d'Iéna avec
FranK, Albert et Michel, vous aurez le cœur plein d'émoi à
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
pénétrer dans cette demeure où s'est allumé, où a jeté ses pre-
miers feux lastre intellectuel que nous vénérons.
« Voilà, chère bonne Gerta, Tétat des choses. Il n'est pas
briMiint, vous le voyez : mais le vaste mouvement de réproba-
ti<m que le monde universitaire et savant de toute rAUemagne
dnssinc en notre faveur me réconforte. Pour moi, je ne me
lîi«?scrni ni de protester, ni de parler, ni d'agir. Ma faible voix
no se taira pas : ma faible main ne cessera pas d'écrire. Au-
jourd'hui môme, j'espère arracher au prince la levée du secret :
un de nos amis, un jeune Français fort distingué, qui tient ici
remploi do précepteur du prince héritier, a demandé cette
faveur par lentremise de la princesse; il a bon espoir de l'ob-
tenir. Il soupe ce soir au château : puissc-t-il en rapporter lo
faveur promise!
« Chère Gerta, mon vœu est que vous et nos amis veniez
bientôt m'encourager et m'aider ici dans ma tache. Ne tardez
pas ! A nous cinq, nous serons une vraie petite armée et nous
entraînerons la foule. Je serre les mains d'Albert, de Franz et
de Michel. J'envoie un souvenir affectueux et un vif remercie-
ment aux professeurs, aux étudians, qui prennent part à l'agita-
tion en faveur de mon mari. Vous, chère Gerta, je vous om-
brasse ainsi que Texcellente Frau Rippert, votre hôtesse.
« Cécile Zimmermann. »
Le jour où fut écrite cette lettre (publiée plus tard dans un
journal libéral, où son allure à la fois tendre et digne fut admi-
rée), nous devions, en eflet, Gritte et moi, souper au château.
Selon notre habitude, nous fîmes ensemble, l'après-midi, une
promenade à pied dans la montagne. Nous marchions côte à
côte, souvent silencieux, essayant pourtant par quelques paroles
de nous cacher lun à l'autre nos préoccupations. Le temps était
chaud, bien que couvert. Comme nous regagnions, au soir qui
tombait, le Luftkurort, Gritte me dit :
— Ne trouves-tu pas, Loup, que Rothberg n'est plus le même
depuis qu'on a arrêté M. Moloch?.Il ne faisait pas beaucoup de
bruit: on ne le voyait guère; et pourtant tout est devenu triste
ici, à partir du Sedanstag, tout : même le temps.
<' Gritte a raison, pensai -je. C'est par un ingénieux contresens*
qu'on a fait dire au poète latin : « Les choses ont des larmes, »
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 245
Mais elles ont assurément leur tristesse ou leur gaieté, suivant
les heures. Et tel autre poète psychologue a fort bien exprimé
que cette tristesse ou cette gaieté des choses, c'est tout simple-
ment, reflétés sur elles, le gris ou le rose de notre cœur... Un
vieux petit savant, assez comique, a été arraché à son labora-
toire et jeté dans la prison du château. Mince événement! mais
Tiniquité soupçonnée accable tout de même la conscience de
tous. Autour d'un cristal jeté dans l'eau saturée de sel les autres
cristaux soudain se forment et se groupent ; ainsi les tristesses,
vaguement dissoutes, parmi nos pensées, se concrètent et se
soudent en cristal mélancolique dans nos âmes, autour de cette
tristesse initiale. Oui, Rothberg a changé depuis que Moloch est
en prison. Les pangermanistes ont le verbe moins haut. Les so-
cialistes font, une assommante figure de martyrs. Le prince est
nerveux : car le matou Empire, las de jouer avec la souris
Rothberg, veut cette fois la dévorer pour de bon : plus de timbre
spécial, et la garnison prussienne ! Le major est remis des suites
de l'explosion, mais il est plus irascible, plus déplaisant que
jamais. Mon élève est redevenu sombre et sournois; je sens qu'il
me cache quelque chose et ne puis deviner quoi... Gritte est
évidemment moins camarade avec lui, sans m avouer le motif de
cette froideur. Vis-à-vis de moi-même je la sens inquiète et je
sais bien ce qui l'inquiète. Quant à Else...
« Ah ! Else seule ne subit pas la tristesse des choses, depuis
l'incarcération de Moloch. Elle ne pense guère à Moloch. Elle
vit dans son rêve. Et ce rêve, c'est la fuite à travers le monde
de la princesse et du précepteur...
« Hélas ! me voilà donc à ce point de la liaison où la femme
maîtrise l'homme, et où l'homme, ton gré mal gré, obéit. Toute
ma raison proteste contre la sottise que je vais faire, et cepen-
dant je ferai cette sottise : j'enlèverai la princesse. Je possé-
derai une femme dont l'amitié amoureuse me suffisait et vers
laquelle ne m'entraîne pas le désir éperdu qui rend acceptables
toutes les contrariétés... »
Comme je méditais ainsi, Gritto, qui me regardait, me dit
(nous arrivions au seuil de notre villa) :
— Loup, tu penses des choses qui t'ennuient et que tu ne
peux pas me raconter.
— Laisse-moi penser comme il me plaît, répliquai-je, agacé
de sa perspicacité.
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246 nKvuE DES deux mondes.
— C'est bon, c'est bon, fit-clle. Je ne croyais pas être indis-
crète.
Elle me bouda jusqu'à l'heure du souper. Mais, vers sept
heures et demie, vêtue de la robe en mousseline brodée qui
naguère, comme elle le disait dans sa langue expressive et ra-
massée, avait fait l'ambassade d'Autwche-Hongrîe, elle pénétra
dans ma chambre d'un air pincé, démenti par le contentement
de son regard :
— Excuse-moi si je t'importune... Je n'ai pas de femme de
chambre pour me dire comment je suis arrangée.
Je la regardai : modestement décolletée, ses bras tout juste
formés, ses épaules où s'effaçaient les lignes ingrates de Ten-
fance, sa taille de fillette-femme, je ne sais quoi de fleur encore
bouton qu'évoquait toute sa personne, composaient un ensemble
délicieux. « Ah! que la jeunesse est divine, pensai-je. Il y a
par le monde un homme heureux, un homme que j'ignore. Il
viendra prendre cette fleur, la respirera, l'emportera... Nul
n'aura eu son parfum plus jeune, sa parure plus fraîche... Voilà
le bonheur qui vaut une vie : un tel bonheur, je ne l'aurai pas
connu. Jamais nulle jeune fille ne s'épanouira dans mes bras.
La fleur que je respirerai tout le long de ma vie est déjà plus
qu'à demi fanée... »
— Eh bien? me dit Gritte sans impatience, tournant lente-
ment sur elle-même et faisant valoir sa taille roulante, sa nuque
mince où foisonnaient des cheveux moins beaux que ceux de la
princesse, mais qui, tout de même, avaient vingt-cinq ans de
moins — et cela se voyait.
Je me levai, je lui pris la taille légèrement par derrière,
dans mes bras tendus, et je baisai les jeunes cheveux fous
échappés du chignon.
— Tu as quinze ans, mon amour de sœur, lui dis-je... Com-
ment peux-tu penser que tu ne seras pas la vraie petite souve-
raine, ce soir?
Elle devint toute rose de plaisir, et, se haussant jusqu'à mon
oreille, elle me dit :
— Toi aussi, tu es beau, avec ta chemise à jabot, ton
habit à boutons d'argent et ta culotte de satin noir. Vois-tu *•
nous ne sommes que des bourgeois, mais nous savons mieux
nous arranger que toutes ces marionnettes, fussent-elles de
.cour...
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 247
Grilte m'avoua cependant, une demi-heure après, que la
scène où jouaient ces marionnettes princières ne manquait pas
de grandeur. La salle des Gardes, la salle des États, la salle des
Chevaux, la salle des Portraits, toute cette enfilade de vastes
pièces de parade aux rares meubles lourds, espacés le long- des
murailles que décoraient des tableaux médiocres, mais authen-
tiques ; l'attitude déférente des valets, presque tous gens d'âge
et d'importance, l'impressionnèrent. C'est que les déclamations
sur l'égalité n'empêcheront jamais Thistoire d'être une chose
réelle: et certaines demeures, certaines familles nous appa-
raissent toutes chargées d'histoire. Vainement un banquier
enrichi, un milliardaire d'Amérique déploiera tout son luxe : il
ne pourra pas faire que les choses somptueuses, autour de lui,
soient le vrai prolongement de sa personne ; elles lui seront seu-
lement juxtaposées. Tandis que dans la demeure ancienpe qu'habite
depuis toujours une famille illustre, la personnalité des habitans,
fussent-ils médiocres, se prolonge, s'accroît de tout le passé
dont ils sont le présent. Et quiconque n'aperçoit pas cela est
dépourvu de sensibilité historique ou aveuglé par une bien sotte
vanité bourgeoise.
C'est dans le salon Empire de la princesse qu'on attendait,
debout, l'annonce du souper. La princesse avait tout de suite
pris ma petite sœur par la main et l'avait présentée, d'abord, k
M"*' de Drontheim, la femme du ministre de la police, lourde
dame à menton élargi, à ventre proéminent, à corsage débordant
sur lequel reposait comme sur un coussin mou un collier de
perles énormes ; à la jolie brune, mince et garçonnière sœur du
môme ministre, nommée Friederika, ou plus familièrement
Prika; puis à M"* de Bohlberg dont le décoUetage, pourtant
sévère, semblait indécent, tant ce qu'il montrait était notoirement
fait pour rester caché.
Le prince, au moment où je le saluai, causait dans une em-
brasure avec le ministre et le major. L'air de leurs visages, môme
si je n'avais pas surpris à distance les mots « chancelier » — ^
« garnison » — « socialisme », m'eût averti qu'ils conversaient
de la politique rothbergeoise. Désireux de ne les point troubler,
je rejoignis mon élève. Max, m'ayant serré la main, se hâta
d'aller présenter ses hommages à son amie Gritte. Le Hof-
Intendant, baron Lipawski, tout son visage de prélat gras-
souillet plissé d'une gaité contenue, me dit à mi-voix:
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248 REVUE DRS DEUX MONDES.
— Cher docteur, nous avons bouleversé ce soir, pour vous,
l'étiquette. Vous êtes à la gauche de la princesse, à titre d'étran-
ger; c'est un liommage rendu à votre belle patrie. Nous deve-
nons très francophiles, en Rothberg...
lit m'entraînant à l'écart sous prétexte de regarder la signa-
ture d'une énorme bataille de Leipzig qui noircissait et enfumait
tout un panneau :
— Avez- vous observé le désarroi de nos grands diplomates ?. . .
Il est arrivé ce soir une dépêche chiffrée de la chancellerie, et
j'ai compris qu'elle avise nos gouvernans qu'ils aient à pourvoir,
partie à Litzendorf, partie à Rothberg, au logement permanent
^'un régiment de fantassins prussiens ; quant à notre garnison
indigène, on l'expédie en Alsace-Lorraine. Le comte do Mar-
bach est atterré. Le ministre a passé sa journée à essayer de
deviner ce qu'eût fait Talleyrand en pareil cas. Quant au prince,
à force de rancune anti-prussienne, il se sent, je crois, devenir
socialiste. Et je m'étonne que le fringant Zimmermann n'ait pas
quitté sa paille humide pour venir souper avec nous... Mais
hâtez-vous d'aller offrir votre bras à la Frau-Polizei-Minister. Et
si vous lui dites des polissonneries à la française, criez un peu,
car la bonne dame est dure d'oreille.
On ouvrait à deux battans les portes du salon, et un vieillard
à mine d'ambassadeur annonçait, de tous les restes de sa voix
déférente, que Leurs Altesses Sérénissimes étaient servies.
Sous l'œil des dames à longs corsages et à paniers, des per-
sonnages antiques à perruque, — devant les chevaux dessinés
el peints paf le prince Conrad (l'ami de Guillaume I"), nous
traversâmes en file solennelle les trois salons pour atteindre la
salle à manger, vaste pièce oblongue exclusivement décorée par
les bois des cerfs qu'ont occis plusieurs générations de princes de
Rothberg. Marbach fit une grimace en constatant qu on m'avait
placé à gauche de la princesse. Le ministre siégeait à droite; on
donna au major, comme compensation, la gauche de Frika, la
tivorite. A ma gauche était le comte Lipawski. La descendante
d'Oltomar le Grand siégeait à droite du ministre, qui, lui-môme,
occupait la droite du prince. Gritte était placée entre le major
et le prince Max.
Le commencement du repas fut assez morne. Les maîtres
d'hôtel servaient silencieusement. La table, rayonnante de vais-
selle plate et de cristaux sous le ruissellement électrique des
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 349
lustres, semblait toute petite dans l'immensité de la salle aux
cornes de cerfs, et cela seul disait que nous n'étions plus un
tableau fait pour ce cadre. Tandis que le ministre expliquait à la
princesse Else le fonctionnement du tribunal criminel à Litzen-
dorf, à propos du jugement prochain du pauvre Moloch, l'inten-
dant me parlait de sa voix blanche, inintelligible pour qui n'était
pas assis juste à côté de lui.
— Aimez- vous le mode ornemental de cette salle? me disait-il.
Moi, si je n'étais un vieux garçon, elle m'épouvanterait. Elle me
rappelle un vers de Scaliger sur les maris :
Heu! crescunt miseris cornua quanta domi!
Mais les Rothberg-Steinach ont toujours goûté les cornes
comme motif de décoration Ils étaient tous chasseurs... et ce
qui s'ensuit. On dirait faite pour eux la ballade de votre poète
national sur la chasse au cerf:
Or, tandis que le sang ruisselle,
Celle
Qu'épousa le prince Alexis
Six,
Sur le frDut ridé du Burgrave,
Grave,
Pauvre cerf! des rameaux aussi...
— Monsieur l'intendant, votre érudition stupéfie mon igno-
rance, répliquai-je, évitant de donner un avis touchant res més-
aventures conjugales des Rothberg-Steinach.
L'intendant était en cÉFet cultivé, mais peu discret; il ne
m'épargnait guère ses allusions à la bienveillance de ma souve-
raine. Juste à ce moment, je sentis un pied déchaussé, un pied
d'une honnête grandeur, s'appuyer sur mon cou-de-pied décou-
vert par l'escarpin à boucle d'argent... Ma souveraine s'offrait
une distraction aux confidences du ministre sur le tribunal de
Litzendorf. Je m'efforçai de faire bonne contenance, mais, juste
à ce moment, mes yeux rencontrèrent les yeux clairs de Gritte
qui cherchaient les miens. Et je rougis, comme si les prunelles
pures de cette enfant eussent pu voir au travers de la table.
— ... Un régiment de fantassins prussiens à Rothberg ! s'écria
le prince; plus de Prussiens ici que de Rothbergeois... J'irai
plutôt à Berlin voir moi-même l'Empereur.
— On pourrait, dit le major qui essuyait sa moustache, les lais-
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
ser exclusivement hors de la ville, entre Litzendorf et le château.
— Je n'en veux pas ! s'écria le prince. Je ne veux pas ici d'un
chef militaire qui aura plus d'autorité que moi, car il disposera
de plus de force. Ah! que je voudrais connaître l'ennemi de ma
maison qui a jamais représenté au chancelier ce ridicule inci-
dent Zimmermann comme une importante manifestation anar-
chiste, compromettant la sécurité de la principauté et exigeant
une répression !
Le comte Lipawski profita de ce que le maître d'hôtel nous
versait le Steinberger pour se pencher vers moi et me dire :
— Notre cher souverain oublie qu'il a lui-môme, dans un
télégramme d'ailleurs magnifique, interprété de celte manière
l'incident du Sedanstag.
Comme je n'acquiesçais point, il changea de sujet.
— Au fait, croyez-vous le docteur Zimmermann coupable?
— Pas un instant, répliquai-je, essayant discrètement de
soustraire mon pied au pied de la princesse.
— Eh bien! moi non plus... Tout cela, voyez-vous, à mon
avis, c'est, comme vous dites en France, une affaire de femmes.
Le major n'est pas seulement un hobereau insolent, il est, comme
tout bon hobereau de Brandebourg, un audacieux trousseur de
cotillons. Quelque mari mécontent aura glissé un pétard dans
le caisson de sa voiture, et...
La princesse, se tournant vers moi, coupa notre entretien :
— J'ai reçu, me dit-elle, une supplique de Frau Zimmer-
mann. Elle voudrait être admise à visiter son mari dans la prison.
Cela me paraît tout à fait juste. Et puis, ajouta-t-elle, vous
m'avez dit que vous le désiriez, et cela suffit. Êtes-vous content
d'ôtre à ma gauche ?
Ces derniers mots, prononcés très bas, ne signifiaient point:
« Avez-vous de la joie d'être proche de moi? » mais bien:
« Avez-vous de la fierté de jouir d'une place d'honneur? » Je
protestai de cette fierté. Mais je pensais: « Dans un mois d'ici,
quand nous serons un couple anonyme errant à travers l'Europe,
me fera-t-on toujours sentir l'honneur d'être assis aux côtés de
ma complice?... » Mon cœur plébéien se révolta.
J'observai Gritte. Elle semblait tout à fait apprivoisée aux
moîiirs de la Cour, et causait d'une allure animée avec son voi-
sin Mpx. On eût dit, même, qu'elle le morigénait. Max baissait
la tôte. A on moment, il fit une réplique assez vive, et je m'aper-
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MONSIEUE ET MADAME MOLOCR. 231
Qus qu'à partir de cette réplique Gritte fut silencieuse et bouda.
L'épouse du ministre de la pouce ne proférait pas un mot, mu-
rée dans sa surdité et résolue à ne rien perdre du souper, d'ail-
leurs fort bon. M"' de Bohlberg avait entrepris le ministre sur la
généalogie de sa propre famille, et elle lui racontait comment
un descendant d'Ottomar, vers la fin du via** siècle, avait débar-
qué à Stettin.
— Il s'appelait Engelhardt, disait-elle d'un air pénétré. Vous
trouverez son portrait à Gotheborg dans le château. Il est fort
curieux
Le ministre opinait de la tête, tout en dégustant une glace,
en homme bien résolu à ne jamais affronter les mers pour
contempler en peinture, à Gotheborg, Taïeul de M"* de Bohlberg
Cependant la chaleur du repas montait aux visages avec les
vapeurs du vin. Sauf la Frau Polizei-Minister, tout le monde
parlait à haute voix. Le pied de la princesse, devenu plus auda*
cieux, se livrait autour de ma cheville droite à une gymnastique
sympathique, tisindis que le comte Lipawski discutait avec le
major la question du timbre de Rothberg. Le prince Otto
s'adressa directement à moi :
— Qu'augurez-vous, monsieur le docteur, de la conférence
internationale qui se tient en ce moment ?
— Monseigneur, répliquai-je, je ne lis ici que les journaux
d'Allemagne. Et ils ne me semblent pas très satisfaits.
— Les peuples sont lâches devant un État puissant, reprit le
prince. Ils ne savent que ramper à ses pieds, quand ils se sentent
isolés et trop faibles pour lui tenir tête, ou s'unir en bande
comme des loups dès qu'ils se croient en force pour lui courir
sus... J'estime, moi, que c'est un grand honneur pour l'Alle-
magne de subir en ce moment les suspicions de l'Europe et
même la trahison de ses alliés. On peut dire des nations ce que
Schiller a dit des individus : « C'est quand il est seul que le fort
a plus de force. »
La jambe d'Else s'enlaça amoureusement à la mienne,
sans doute afin de compenser ce que le chauvinisme du prince
pouvait avoir de désobligeant pour moi.
— Les plus glorieuses années commencent pour l'Allemagne,
reprit le major de sa voix de caporal en colère. Rendons grâce
au Dieu tout-puissant de ce que les peuples nous sont hostiles!
Si nulle menace de conflit ne nous avait réveillés, nous risquions
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252 HEVUE pES DEUX MONDES.
de nous assoupir dans le luxe, dans les arts, dans le commerce.
L'Allemand aurait failli à sa mission, qui est de gouverner
TEurope. L'Europe la lui rappelle.
— Tu, regere imperio populos, Germane, mémento, conclut
le prince, se levant de table.
— Principem habemiis adornaium, me glissa le surintendant à
Toreille, tandis que je me précipitais vers le bras robuste de la
ministresse, admirant le goût des Allemands à s'exprimer en latin.
Après les repas intimes comme celui-ci, le prince Otto avait
coutume d'emmener bourgeoisement ses hôtes masculins dans le
fumoir voisin de son cabinet. C'était une pièce aussi simplement
meublée que le cabinet lui-même. Seule différence : les biblio-
thèques, au lieu d'être en chêne clair, étaient en acajou. De
bons fauteuils de cuir, à la mode anglaise, invitaient à la lec-
ture, à la méditation ou à la sieste. Quand nous y fûmes tous
réunis, sauf Max, demeuré avec les femmes, le prince Otto vint
à moi, et, me choisissant lui-même un cigare, ce qui fit pâlir de
jalousie le comte de Marbach :
— J'ai besoin de causer quelques instans avec vous, mon-
sieur Dubert, me dit-il. Passons, je vous prie, dans mon cabinet.
J'obéis. Nous laissâmes dans le fumoir le major, le ministre
et le surintendant, tous trois assez surpris. Quand nous fûmes
assis en tête à tête, de chaque côté de la cheminée, le prince
me dit avec une rondeur aflectée, en coupant son discours de
grosses bouffées de fumée :
— Voilà. Vous savez, monsieur Dubert, que j'ai de l'estime
pour vous. Vous pensez comme un Français, moi comme un
Allemand ; c'est tout naturel. . . et j'ajoute que les Français comme
vous, qui ont de la culture et qui travaillent, représentent favo-
rablement la France en pays étranger. Je suppose que vous ne
vous plaignez pas de la façon dont on vous traite ici? Je recom-
mande toujours qu'on ait les plus grands égards...
— Votre Altesse est parfaitement obéie sur ce point, répli-
quai-je.
— Je vais donc vous parler comme... à un ami, et vous de-
mander franchement votre concours. Voilà. Celte affaire Zim-
mcrmann devient ridicule. Le ministre de la police (qui n'est
pas un aigle) n'est en somme arrivé à rien établir de précis
contre le docteur, mais seulement un ensemble de présomptions.
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCn. 253
Il semble avéré au jourdliui que Zimmermann est sorti de chez
lui, le jour du Sedanstag, emportant comme de coutume sa
boîte à herboriser. Il la déposa dans la remise de la Fasane-
rie, sur la proposition du petit Hans, le frère de lait du
prince Max. Hans en a témoigné. Il vint la reprendre quand on
l'eut expulsé de la tribune. Il faut donc admettre qu'il avait
caché de la cécilite (c'est le nom de Texplosif qu'il a inventé)
dans la boîte; que, sous l'empire de la colère, il a glissé le pé-
tard dans la caisse d'arrière de la voiture... Notez que nul dé-
bris de l'engin n'a été retrouvé. On a bien recueilli un fmgment
qui semble avoir appartenu au culot en cuivre d'une fusée de
feu d'artifice. Mais on avait justement le matin essayé deux des
fusées destinées au feu d'artifice du Sedanslag. Et d'ailleurs,
TelTet n'a rien eu de comparable avec celui d'une fusée. L'hypo-
thèse est donc que le docteur Zimmermann- s'est servi d'un
explosif connu de lui seul, — la cécilite, probablement, — et
que cet explosif peut agir sous un volume extrêmement petit.
N'a-t-il pas parlé lui-même d'un verre de montre? Voilà ce que
soutiendra l'accusation. Qu'en pensez-vous?
— Je pense, monseigneur, qu'on a condamné des innocens
sur de moindres présomptions.
— Mais vous croyez que le docteur est innocent? Qu'il se
défende donc, l'animal ! Le juge d'instruction ne peut pas lui
tirer une parole, et il refuse de prendre un avocat ! Nous sommes
bien forcés de discuter sur des présomptions. Et pendant ce
temps-là, les journaux satiriques de Munich et de Berlin raillent
ce qu'ils appellent le pétard de Rothberg... Avez- vous lu le der-
nier Simplicissimns? On m y représente poursuivant, un grand
sabre à la main, des enfans qui tirent une papillote à capsule !
D'autre part, le Vorwœrts insinue que c'est moi et mon mi-
nistre qui avons organisé l'attentat. Cette chipie de Frau Doçtor,
qui avait l'air le plus inoffensif du monde, tant qu'elle avait son
mari, est devenue enragée depuis qu'on le lui a mis en prison.
Elle inonde de ses écrits tous les journaux d'Allemagne, elle
ameute ce qu'ils appellent les intellectuels : une protestation
court à Munich, une autre à Dresde, et il n'est pas d'écrivain à
un pfennig la ligne qui ne déclare à l'univers que je suis un
bourreau et que Rothberg est pire que l'État russe. Berlin pro-
fite de cela pour essayer de me supprimer des franchises tolé-
rées depuis trois générations princières... Enfin on annonce une
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231 REVUE DES DEUX MONDES.
dëputation des étudians d'Iéna, des élèves de Zimmermann,
quelques balafrés buVeurs de bocks, qui viendront en corps
effarer les hôtes du Luftkurort par leur tenue et (eurs chansons,
sous prétexte de prolester contre Tincarcération de leur maître.
Ah ! maudit, maudit soit le jour où ce vieux fou remit les pieds
sur mon territoire I Je lui ai fait mille politesses : il m'a gros-
sièrement envoyé promener. Il a déblatéré contre l'Empire, un
jour de fête, devant toute ma Cour ; je me suis contenté de
l'expulser de la tribune. Il est probable, en somme^ qu'il a fait
au major une niche de gamin, une niche dangereuse, puisqu'elle a
failli coûter la vie à la victime... J'ai écouté la voix publique, je
l'ai fait arrêter : il est fort à l'aise dans sa prison qui n'est pas un
affreux cachot, comme le prétendent les intellectuels... Et voilà
qu'à cause de lui, on me ridiculise et on me calomnie. J'en ai
assez. Coupable ou non, il paiera pour l'eunui qu'il me vaut!
Le prince s'était levé, et, jetant d'un geste colère son cigare
dans la vaste cheminée, arpentait la pièce de bout en bout. Je
m'étais levé aussi, résolu d'ailleurs à ne pas prononcer une pa-
role s'il ne m'interrogeait. Mais j'admirais l'enchaînement des
événemens et comme, selon la prédiction de Moloch, l'Idée, par
sa seule puissance d'Idée, prenait l'offensive contre ceux qui
avaient voulu la tuer.
— Qu'en dites-vous? questionna finalement le prince, s'ar-
rêtant devant moi.
— Monseigneur, j'attends vos ordres.
Il haussa les épaules.
— Mes ordres ! mes ordres ! Je n'ai pas d'ordres à vous
doaner... en cette matière du moins. Je m'adresse à vous, non
pas comme au précepteur de mon fils, mais comme à un gent-
leman... La FrauDoctor veut qu'on lui laisse voir son mari? Eh
bien! j'y consens. Mais à la condition que vous irez d'abord
trouver ce vieil aliéné, et que vous lui représenterez l'embarras
où il me met injustement en refusant de se défendre et en nous
laissant porter seuls tout le poids du procès. S'il a de bonnes
raisons à nous donner pour établir son innocence, que ne nous
les fournit-il? La justice humaine, en somme, hnplique une
sorte de contrat tacite enti*e l'inculpé et le juge : si le juge doit
être impartial, l'inculpé doit chercher à éclairer cette impartia-
lité. Zimmermann s'imagine-t-il que je veuille condamner un
mnocent ? .
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 255
— Monseigneur, dis-je après une courte réflexion, je vous
remercie d'abord de lever le secret, comme je vous en avais
transmis la requête. Dès demain je verrai le prisonnier. Bien
entendu, je le verrai comme un ami... Je n'ai pas à me mêler
de Tenquête. Mais je lui transmettrai vos intentions bienveil-
lantes... et ce qu'il m'autorisera à vous dire de l'entretien que
j*aurai avec lui, je vous le redirai.
Le visage du prince s'éclaira.
— Bon ! bon !... voilà justement ce que je voulais de vous...
Merci ! je suis sûr que vous vous tirerez très habilement de cette
démarche.
H me tendit la main et serra fortement la mienne. Je vis
qu'il était ému. « C'est un brave homme, au fond, pensai-je,
bien qu'il se déguise en tigre!... »
On frappa à la porte. Le vieux maître d'hôtel entra, courbé
en deux.
— Son Altesse la princesse régnante fait prévenir Son
Altesse Sérénissime qu'elle est sur la terrasse avec les gracieuses
dames et qu'elle prie les messieurs de rejoindre les gracieuses
dames.
— Allons ! allons ! fit le prince... Soyons galans ! N'oublions
pas le beau sexe... Un autre cigare, monsieur Dubert? Non?
Bien ! venez avec moi ! . . .
Il me prit familièrement l'épaule et me ramena ainsi dans le
fumoir : attitude qui excita de nouveau la jalousie du major et
du ministre. Il me pai'ut même (pie l'intendant s'en offusquait
un peu, car, tandis que nous descendions au jardin, il trouva le
moyen de me glisser à l'oreille :
— Morbleu! vous êtes en faveur!... Ah! vous avez pris le
bon moyen, Français que vous êtes... C'est en commençant par
conquérir le cœur des femmes que vos aïeux ont soumis l'Eu-
rope.
La terrasse où nous attendaient les « gracieuses dames » était
un vaste espace sablé, sans, autre verdure que des caisses
d'oranger, situé à l'extrémité du château, de plaiu-pied avec le
parc. Elle surplombait, à pic, la bouèle de la Rolha. On y accé-
dait par un hall vitré, à la fois jardin d'hiver et salle de billard.
Quand nous y arrivâmes, il faisait nuit noire : quelques rares
étoiles clignotaient entre de gros nuages, immobiles. Des boules
électriques, accrochées aux orangers, éclairaient les sièges rus
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'256 RE\1JB DES DEUX MONDES.
♦iques où les dames étaient assises; mais cette lueur, à une toute
petite distance, s'évanouissait, comme absorbée par Timmense
ombre environnante. Notre retour fut saluéj par les plaisanteries
accoutumées sur le goût de s'isoler entre eux qu'ont les hommes,
et rimpossibilité où sont les femmes de se passer 'd'eux... La
princesse me prit bientôt à part.
— Venez avec rooi, dit-elle. Regardons le précipice par la nuit
noire. C'est très effrayant.
Et, m'entraînant, elle ajouta :
— Vous savez que c'est l'usage, ici... Tout le monde se
disperse. Le prince a déjà accaparé cette peste de Frika, et ils
s'en .vont vers le parc.
La mince silhouette de Frika, satellite de l'importante sil-
houette du prince Otto, s'effaçait en effet, déjà, vers les régions
pénombrées qui enveloppaient la terrasse... Autour de la table
rustique sur laquelle étaient disposés les boissons fraîches et les
verres, il n'y avait plus que la Frau Ministerqui digérait dans un
demi-sommeil, le major et le ministre qui menaient une dis-
cussion animée, et, bavardant avec l'intendant, Max et Gritte ré-
conciliés.
Sans souci d'ôtre observée, Else me guida vers le parapet de
la terrasse, dans la direction juste opposée à celle où dispa-
raissaient le prince et Frika. Là, il faisait si noir que nos yeux
ne se voyaient môme plus : mais je distinguais, comme une
vapeur, les blancheurs de la toilette de la princesse, et l'écharpe
qui enveloppait ses épaules.
Elle mit sa main sur ma main : je sentis la fièvre de ses
doigts. Et tout de suile elle parla :
— Cette nuit m'enivre, dit-elle... L'orage est dans l'air : il
éclatera bientôt. 0 mon ami, je ne pouvais plus me passer
de vous plus longtemps. Pendant le souper au moins je vous
voyais, je vous effleurais... Mais depuis que vous étiez parti avec
le prince, je ne vivais plus. C'est pour cela que je vous ai envoyé
chercher.
Je pressai tendrement cette longue main brûlante et je mur-
murai :
— Merci.
A vrai dire, cet isolement h deux, presque sous les yeux des
autres convives, me causait un malaise. Je ne pouvais me dis-
simuler que mon intimité avec Else ne faisai"» plus mystère pour
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■ppgl^PT^rT.'"^'^''*'
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 257
personne : probablement on la croyait plus coupable qu'elle
n'était encore... Je percevais cela non seulement aux allusions
impertinentes du Hof-Intendant, mais aussi dans l'obséquiosité
ironique des serviteurs, et leurs chucbotemens entre eux à ma vue ;
dans la déférence de Graus et des fonctionnaires ; dans la haine
croissante que me témoignait le major, haine agrémentée d'un
effort de' dédain. Il me semblait même deviner une curiosité
malveillante dans les yeux des simples habitans. Tout cela dis-
posait à la nervosité et à l'aigreur. En outre, mes relations avec
Else n'avaient déjà plus le charme imprécis du début. Commen-
cée sans projet, sans rien y mettre de mon coBur^ avec la convie-
lion que c'était une distraction fugitive, une aventure de passage,
comme celle que tout voyageur ébauche et laisse inachevée, il
fallait bien m'avouer qu'elle tournait au contrat, qu'elle devenait
l'acte décisif de ma vie! Et, non sans ennui, je constatais qu6
le flirt impatient et presque innocent, tel, par exemple, que chez
la Gombault le jour du Sedanstag, aurait aujourd'hui comblé
tout mon désir, tandis que l'excès probable de ma fortune m'in-
quiétait...
— Comme vous êtes silencieux, mon ami ! murmura Else.
Cette immensité ouverte devant nous vous émeut, n'est-ce
pas?.,. Ne trouvez -vous pas qu'on voudrait rêver ici toute la
nuit, la main dans la main, sans rien dire?
— Oui, répliquai-je...
Et je pensais: « Puisqu'elle ressent cela, j'espère qu'elle va
s'abstenir de parler, et m'en dispenser aussi. » Mais les, femmes
n'ont, hélas ! aucun souci de rester conséquentes avec elles-
mêmes. Ayant payé au silence ce tribut d'éloges, elle n'arrêta
plus de discourir :
— J'ai été heureuse, pendant le souper. Vous étiez près de
moi, tout près de moi, comme je l'avais voulu, car c'est moi qui
avais dit à Lipawski de vous donner ma gauche... Il est malin :
il a trouvé la justification de cette singulière étiquette dans une
vieille coutume de Litzendorf : on appelait cela le privilège du
passant. Un passant, fût-il un simple laboureur, pouvait souper
une fois l'an h côté du prince. Alors, tandis que les maîtres
d hôtel nous servaient dans cette vieille et magnifique vaisselle
plate qui date de Louis-Ulrich, je regardais la salle des cornes
de cerf, les tapisseries, les portraits, je songeais que cette de-
meure historique était à moi, que j'y étais souveraine, associée
Tors xxiT. — lOCG, 17
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258 REVUE DES DEUX MONDES.
par elle el par mon rang à toute la glorieuse histoire des Roth-
berg et de TAllemagne... Et j'étais heureuse de penser que toutes
ces choses pour lesquelles tant de femmes donneraient leur vie,
je méditais de les abandonner pour vous, de les sacrifier à
Tamour.
Rien n'est si pénible, dans un dialogue sentimental, que le
désaccord du ton entre les interlocuteurs. Or, ce soir, Else se
montait à un diapason sentimental où j'avais peine à me haus-
ser. Le sujet qui la mettait hors d'elle et la faisait planer dans
le ciel, l'émoi du sacrifice qu'elle allait, selon son expression»
faire à l'amour, ce même sujet avait pour effet infaillible de
me ramener sur la terre, de m'inspirer des réflexions mo-
rpses, de me rendre agacé et hostile. Il fallut bien qu'elle s'en
aperçût.
— On dirait, murmura-t-elle, que vous ne comprenez pas
ma joie ou que vous m'en voulez de vous lavouer ?...
— ^ Pardonnez-moi, répliquai-je. Je ne puis m'empêcher de
mesurer, moi aussi, le sacrifice que vous projetez. J'hésite à
l'accepter... Voilà tout.
— Ah! fit-elle en rejetant ma main.... Alors, vous ne m'ai-
mez pas ! .
Mais tout de suite elle reprit ma main et la porta à se»
lèvres.
— Pardonnez-moi à votre tour. Vos scrupules sont ceux d'un
cœur délicat... Mais vous devez les chasser pour Tamour de moi.
Je vais tout renoncer pour vous: famille, situation, une partie
de ma fortune* et aussi le respect du monde ; il faut me récom-
penser de cela en devenant mon fidèle sujet. Si vraiment vous
êtes mon fidèle sujet, vous regarderez comme votre plus cher
devoir d'obéir à votre souveraine et de suivre son bon plaisir.
Rappelez-vous l'histoire de Maria-Helena, la mère du prince
Ernst. Elle aima un simple officier de fortune, celui qu'elle ren-
contrait chaque jour dans le parc, au Maria-Helena-Sitz... L'offi-
cier partit pour la guerre. Un jour, elle ne put se passer de le
voir et lui écrivit de revenir. Il n'hésita pas ; il déserta, fut pris
et fusillé... Voilà l'amour. Seulement, Grets von Billem n'était
pas un frivole Français.
En cet instant, une voix pure, assez jolie, s'éleva dans la nuit
au-dessous de nous, parmi les sombres verdures, et chanta le
lied de Heine ;
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 259
Je ne sais d'où cette trUtesso
M'a pu venir...
Un ionte ancien hante sans cesso
Mon souvenir.
C*étaît Frika, dont la sensibilité allemande, émue aussi sans
doute par la chaude nuit orageuse et peut-être par le vin du
Rhin, donnait au prince Otto l'agrément d'évoquer, par ce chant
célèbre, les coteaux où pousse le généreux raisin de Steinberg.
La princesse écouta le couplet, qui finit brusquement dans un
éclat de rire.
— Il Tembrasse, fit-elle... Autrefois, mon cœur se serrait
quand de semblables choses se passaient autour de moi. Main-
tenant, cela me fait presque plaisir. Cela m'ôte tout scrupule.
Je ne peux pas vivre sans amour, el l'amour du prince n'est pas
pour moi. Alors, je pars...
Le silence redevint si profond qu'on entendit, sur le billard
de la véranda, s'entre-choquer les boules manœuvrées par les
dignitaires... Une profonde tristesse m'envahit. J'eus la sensa-
tion de m'enlizer peu à peu, de m'enfoncer dans d mextricables
nécessités... « C'est fini, pensai-jo... J'aurai beau me débattre...
ce qu'elle veut se fera... Mais pourquoi en ai-je tant de mélan-
colie? »
Je me rappelai des stations sur cette même terrasse, il n'y
avait pas très longtemps, devant de pareilles nuits, où ma sen-
sibilité avait doucement frémi au voisinage de la môme femme
qui était en ce moment près de moi, s'offrant à moi par un réel
sacrifice. Alors, j'avais eu le désir de ses mains longues, de sa
taille, de ses cheveux, de ses yeux et de ses lèvres... A présent
qu'elle allait se donner tout entière, et pour la vie, j'avais peur
de m'apercevoir que ces menues faveurs m'auraient suffi, que,
d'elle, je ne souhaitais rien de plus. Et je sentais aussi que je
n'oserais jamais le lui dire, et je marchais ainsi, de front avec
elle, à un abîme de malentendu sentimental et d'ennui plus pro-
fond que le noir précipice ouvert devant mes yeux.
L'instant où je pensais ces choses mélancoliques fut celui
qu'elle choisit pour murmurer :
— Prenez- moi dans vos bras.
J'obéis; n'était-elle pas ma souveraine? Et puis les hommes
ont, je crois, ime Bbnté, une pitié sentimentale dont les femmes
Aont inca^tables dès qu'elles ne sont plus éprises. Je baisai les
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260 REVUE DES DEL.v MONDES.
yeux et les cheveux d'Else, et je sentis que ma tendresse pour
elle n'était pas morte. Seul, le cauchemar des résolutions pro-
chaines la paralysait... Dès que nous fûmes • désenlacés, elle
reprit, la voix entrecoupée :
— Je ne cesse plus de compter les jours qui me séparent de
ma libération... Nous voilà au 12 septembre : dans six jours
vous m'avez dit que votre charmante petite sœur vous quitte?
Lelendemam, je pars pour Carlsbad, escortée de la seule Bohl-
berg. Ce sera le 19 septembre. Le 20, j expédie Bohlberg à Ma-
rienbad, sous un prétexte quelconque; une demi-heure après
son départ, je pars moi-môme pour Nicklau, en Galicie, où j'ai
une petite maison à moi, que m'a léguée M™* de Nicklau, la
dame d'honneur qui fit mon éducation à Erlenburg... Vous de-
mandez un congé au prince, vous me rejoignez; le 23, nous
sommes réunis, chez moi, dans une demeure à moi, avec des
gens à moi, qui sont des Polonais, sujets autrichiens, et qui
obéissent comme des chiens à leur maîtresse, en léchant les
mains si on les frappe. Dans moins de deux semaines, donc, nous
serons l'un à l'autre.
Sa voix s'était raffermie. Elle parlait maintenant bas et
ferme, comme si elle m'eût donné des ordres. Je murmurai :
— Et le prince?...
— Une lettre que je lui laisserai lui expliquera ma conduite.
Comme je serai arrivée incognito à Carlsbad, dans l'appartement
que vous m'avez choisi et qui est retenu au nom de « la com-
tesse de Grippstein, » le prince aura tout le temps d'aviser à
donner de mon absence une explication plausible. Bien entendu,
je la lui faciliterai, pour que notre divorce ait des motifs
avouables.
J'osai objecter encore :
— Et Max?
Elle soupira, mais ne me parut pas très émue.
— Je laisserai aussi une lettre pour Max... et, connaissant
son cœur, j'ai bon espoir qu'il ne me condamnera pas. Aura-t-il
tant à souffrir de mon départ ? Déjà il ne m'appartient plus : il
est aux mains du major et du prince. D'ailleurs, je ne suis pas
la première femme, ni même la première princesse qui s'évade
de la vie conjugale... Plus je vais, plus je suis convaincue que
j'agis selon le dessein de Dieu ; une lucidité, une énergie que je
ne me connaissais pas me guident, me soutiennent.
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MONSIEUR ET MADAME MOtOCH, 261
Le ciel noir tressaillit d'un lointain éclair. J'admirais comme
les femmes font aisément jouer à Dieu un rôle d'inspirateur et
de complice dans leurs combinaisons sentimentales.
« Non, pensai-je, je ne croirai jamais que la providence
divine s'entremette à de pareilles besognes. Bien plus vraisem-
blablement, un démon spécial est affecté à servir les projets des
femmes en mal d'aventure... Voilà une blonde assez paresseuse
et médiocrement organisatrice hors de son ménage ; elle déploie
soudain une volonté, une habileté, une autorité irréductibles.»
EL je ressentis l'accablement du vaincu, la défaite de l'homme
devant le désir de la femme, fort comme la Fatalité. Elle aussi
avait conscience de sa force, car elle me dictait l'avenir sans
plus même me consulter.
— Ainsi, désormais, conclut-elle, vous êtes bien à moi!
Nicklau est loin de toute ville, à plus de trente kilomètres
d'Olbitz, qui n'a que dix mille âmes. Nous serons entièrement
l'un à l'autre, pour la vie.
Une voix enfantine, non loin de nous, m'épargna d'exprimer
jusqu'à quel point ce tableau m'enchantait. La voix dit, dou-
cement :
— Mère?Êtes-vouslà?
— Ne remuons pas! me souffla la princesse...
Et, tout haut, elle répondit :
— Venez, Max... Nous sommes au bord de la terrasse... par
ici...
Le jeune garçon s'élança vers sa mère. Il l'embrassa :
— Je n'ai pas fait de faute de français de tout ce soir, dit-il,
en causant avec M**' Dubert. Elle n'a pas pu me marquer une
seule faute, et alors elle me doit une discrétion.
Il avait passé son bras sous le bras de sa mère et caressait
doucement sa joue contre l'écharpe dont s'enveloppait à demi ce
bras nu.
— Où est Gritte ? demandai-je, pour dire quelque chose.
— Le comte Lipawski lui donne une leçon de billarcj.
Lentement, tous les trois, nous regagnâmes les régions éclai-
rées de la terrasse.
— Maman, fît Max, toujours appuyé au bras de sa mère, j'ai
une idée. M"' Dubert devrait rester ici et finir son éducation
avec moi. Ainsi, elle ne se séparerait pas de son frère et je suis
sûr qu'elle apprendrait autant qu'en France...
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262 REVUE DES DEUX ^.ONDES.
— Demandez-Ie-lui, fit Else.
— Oh ! pour moi, elle ne voudra pas... Mais si M. le docteur
y consentait!... Et vous savez, maman, M. le docteur fera ce
que vous voudrez.
En arrivant devant le hall vitré, nous trouvâmes Frika, nota-
blement décoiffée, qui humait, avec une paille, une citronade
glacée... Assise à côté de la table rustique, la femme du ministre
dormait profondément, les plis de son menton noyés dans sa
gorge muiivauie. l^e prince, le major et M. de Drontheim, assis,
causaient à Técart. Sous le hall, on apercevait Gritte pointant
sur un pied, contre le billard, dans la position, à peu près, du
génie de la Bastille. Elle tenait la queue par le petit bout, sur
les indications de Lipawski, tentait un coup difficile. Sa langue
rose dépassait «es lèvres.
— A demain, me dit la princesse, effleurant ma main de ses
doigts.
Le prince, m'apercevant, vint à moi :
— Je compte sut» vous pour ce qui est convenu entre nous,
n'est-ce pas, monsieur le docteur?
Je m'inclinai. J'avais une forte envie de rire, car je voyais
le ministre de la police profiter de l'inattention générale pour
réveiller sa femme à force de pinçons dans le gras de son ample
dos nu. La grosse dame, effarée, sursauta d'un sommeil pro-
fond, puis bondit sur ses pieds, épouvantée de se trouver assise
devant ses souverains debout...
Comme de coutume, le couple princier rentra dans les appar-
temens sans prendre congé, et seulement quand il eut disparu
le surintendant commanda aux valets de faire avancer les voi-
tures. Je serrai les mains des fonctionnaires, je baisai les doigts
de la grosse Frau Minister et de la mince Frika. Une bouffée de
vent balayait la terrasse. Quelques éclairs palpitaient, de mi-
nute en minute, derrière Técran des montagnes : et alors la den-
telure des sapins se dessinait un instant sur un ciel électrisé.
Max vint saluer Gritte qui s'emmitouflait dans son manteau :
elle lui répondit par un adieu qui me parut extrêmement froid...
J'avais dit à Herr Graus de n'envoyer de voiture au château pour
Gritte et pour moi, que si le temps se gâtait tout à fait. Il se
trouva que le prévoyant hôtelier nous avait dépêché son meil-
leur landau. Et bien il fit, car à peine avions-nous passé la po-
terne du château que de grosses gouttes de pluie commencèrent
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 263
à tacher les vitres. Gritte s'était blottie contre mon cœur. J'avais
noué mes bras autour d'elle, et sur ma poitrine je sentais déli-
cieusement le mouvement de sa respiration. Elle ne parlait
pas, je ne lui parlais pas; nous sentions bien que nous avions
en ce moment des secrets Tun pour l'autre. Comme la voi-
ture atteignait les premières maisons du Luftkurort, elle se
dégagea :
— N'est-ce pas, Louis, que tu ne m'abandonneras jamais?
Je sentis ses cils mouiller mon visage. Je la serrai étroitement.
— Mais non, ma chérie, je te le promets.
— C'est que je n'ai que toi au monde! fit-elle encore.
Et comme il fallait descendre, la voiture s'étant arrêtée de-:
vaut notre villa, elle ramena son ihanteau sur ses yeux pour que
le cocher ne la vit pas pleurer.
A léna, le célèbre. docteur Zimmermann professait, dans les
salles de l'Université, un cours public et officiel de chimie, bio-
logique, et un autre sur la chimie des explosifs. En outre, il
donnait chaque mardi et chaque samedi, à quatre heures après-
midi, une conférence dans la salle Germania sur la doctrine de
l'évolution moniste. Ces conférences, libres et gratuites, n'avaient
rien d'officiel : l'autorité les considérait même sans bienveil-
lance. Mais la célébrité de Zimmermann, et aussi la tradition
libérale de la vieille cité universitaire avaient toujours empêché
qu'on y imposât aucune entrave. Toutefois, le public ni le ton
des conférences monistes ne ressemblaient en rien au ton et au
public des cours universitaires. Le grand amphithéâtre suffisait à
peine à ceux-ci, fréquentés, non seulement par des apprentis savans
venus de toute l'Europe, mais aussi par un grand nombre d'a-
mateurs mondains des deux sexes. Les conférences de la Ger-
mania ne réunissaient qu'une trentaine de fidèles, recrutés sur-
tout parmi les étudians de philosophie. Peu d'entre eux étaient
riches; un seul visage de femme tranchait sur la monotonie de
leur groupe, pâle visage osseux, que de larges yeux bleu foncé
et de beaux cheveux de cendre et d'or préservaient d'être
laid, mais qui, tout de même, complétait assez misérablement
une petite personne grêle, fiévreuse et toussante, nommée Gerta
Epfenhofi native de Lûbeck.
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261 REVUE DES DEUX MONDES.
Gerta Epfenhof n avait qu'un objet dans la vie : être l'Hypa-
tie de la religion moniste. Elle avait quitta) sa patrie après la
lecture du livre de Zimmermann : Les quatre Problèmes de la
Nature, potir venir à léna recueillir la bonne parole de la
boucbe môme du maître. Autour d'elle s'étaient groupés les plus
fervens auditeurs masculins. C'étaient Franz Kapith, de Franc-
fort-sur-le-Mein, Albert Grippensthal, de Nuremberg, et Michel
Urnitz, de Cronach, près Kœnigsberg. Franz Kapith était un
jeune homme replet, à visage enluminé, rasé comme un prêtre.
Ses traits enfantins étaient à peine dessinés. Il se résumait, au
premier regard, dans deux courtes jambes, un ventre, deux
grosses joues rebondies, rouge brique, presque pas de nez ni
d'yeux, et des cheveux qui, à force d'être rejetés en arrière
comme un ornement superflu, prenaient le parti de déserter en
masse un front inhospitalier. Albert Grippensthal, l'ami, l'insé-
parable compagnon de Kapith, était au contraire un solide
Bavarois de haute stature, à barbe de Gambrinus, d'une force
herculéenne, qu'il dépensait, d'ailleurs, en jeux pleins d'in-
nocence, tels que porter à bras tendu, par un pied, une table
sur laquelle s'asseyait son ami Franz. Il excellait encore aux
paris gastronomiques, tels que manger à lui seul un agneau en
trois jours. Franz et Albert professaient pour Gerta une véhé-
mente admiration : admiration tout intellectuelle chez Franz
(qui se vantait d'ignorer les troubles de l'amour), mais aiguisée
de tendresse sentimentale chez Albert. Bonne camarade avec
tous deux, la jeune fille ne cachait pas ses préférences pour
Michel Urnitz, et expliquait loyalement celte préférence en décla-
rant qu'elle le trouvait beau. Le Germano-Slave Urnitz était en
effet délicat de visage, avec des^prunelles d'un gris très pâle,
des cheveux couleur de paille de blé, l'ovale du menton affiné,
de belles dents, de belles mains. Quoique pauvre, il soignait sa
tenue, contrastant avec le débraillé de ses deux amis, et même
avec le négligé de Gerta. Entre Gerta et Michel, il était convenu
que le mariage serait célébré à la fin de leurs études : tous deux
travaillaient la philosophie, et se destinaient à l'enseignement.
Franz et Albert, au contraire, suivaient les cours de chimie du
docteur et formaient de vagues projets industriels.
A léna, les trois étudians et l'étudiante logeaient chez Frau
Rippert, veuve d'un portier de TUniversité, (fui possédait par
héritage une vieille petite maison à pignon triangulaire donnant
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:^^"
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 2u5
sur lanliquc rue aux Choux. Chacun y avait sa chambre, les
hommes au premier étage, (ierta au rez-de-chaussée, à côté de
Frau Rippert. Pour tout ce monde, la veuve du portier faisait
la cuisine et le ménage. Gerta, par goûl de ménagère, Vy aidait
un peu. Elle employait à ces soins les heures pendant lesquelles
les hommes allaient à la brasserie : car, pour adeptes du néo-
évolutionnisme qu'ils fussent, Franz, Albert et Michel ne re-
nonçaient pas aux coutumes de Tétudiant allemand. Mais Gerta
dépensait surtout ses loisirs à décorer, à entretenir la chapelle
moniste qu'elle avait installé^ dans le grenier de la vieille
maison. Là se réalisaient, bien imparfaitement, les rêves gran-
dioses de M. Moloch. De.s draps blancs, tendus horizontale-
ment sous la charpente, formaient la voûte constellée d'insectes
rares, de curieux coléoptères épingles çà et là sur leur blanche
surface. Au fond, sur une table à tapis rouge qui figurait l'autel,
un appareil rebuté par le musée de l'Université et raccommodé
tant bien que mal, représentait le système astronomique du
monde. Des bocaux, garnissant les étagères, contenaient des
syphonophores et des étoiles de mer. Aux murs étaient appendus
les portraits des apôtres de l'évolution : Darwin, Claude Bernard,
Lister, et enfin Zimmermann.
Chaque dimanche, un abondant et solide repas cuisiné par
Frau Rippert, qu'aidaient Frau Zimmermann et Fraûlein Gerta,
réunissait d'abord les quatre fidèles autour du docteur et de sa
femme. On invitait parfois quelque auditeur zélé des confé-
rences de la Germania : rare faveur, très désirée, très appré-
ciée... Après cette copieuse communion, on montait dans la
chapelle : là, chaque familier retrouvait sa pipe de porcelaine,
et Frau Rippert veillait à ce que la bière ne vînt pas à manquer.
Les plus glorieuses séances étaient celles où le docteur répétait,
en les commentant, quelques-unes des expériences fondamen-
tales de la Doctrine, ou môme apportait la primeur de quelque
expérience nouvelle. A l'ordinaire, l'après-midi se passait en
conversations à la manière des dialogues socratiques. Dans la
fumée des pipes et la vapeur de la bière blonde, les âmes
s'exaltaient. Moloch, s(îs cheveux blancs ébouriffés, discourait à
perdre haleine; Albert applaudissait et grognait de joie, résolu-
ment approbateur; Franz, qui avait des goûts de littérateur et
tournait môme agréablement le vers iambique, notait sur ses
tablettes les répliques mémorables. Michel, de sa voix noncha-
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â66 REVUE DES DEUX MONDES*.
lante, Gerta de sa voix pointue, posaient de perpétuelles objec-
tions dont triomphait aisément la verve combative du maître,
bans cette joute, Frau Zimmermann ne craighait point de dé-
fendre souvent le parti de la tradition : c'était elle que le doc-
teur avait parfois le plus de peine à réduire... Cependant, Frau
Ripport, affolée par le bruit et les disputes qui faisaient retentir
sa \îeille maison d'argile et de bois, se réfugiait dans sa cuisine,
et, un eucologe à gros caractères ouvert sur la table, se bouchait
les oreilles pour relire l'évangile du jour.
... Jamais je n'ai mis les pieds à léna. Jamais je n'ai assisté
aux cours publics, non plus qu'aux conférences privées du doc-
teur Zimmermann. Je n'ai point passé le seuil de la maison de
la rue aux Choux ; je n'ai pris nulle part aux offices de la cha-
pelle moniste, ni aux dialogues sur l'éternité de la matière,
parmi la fumée des pipes de porcelaine et la vapeur savoureuse
de la bière de Mars... Mais j'ai connu le replet Franz Kapith, le
géant Albert, le beau Michel aux prunelles de myosotis. Et mes
yeux ont vu, aussi, Gerta Epfenhof, l'Hypatie moniste. A tous
j'ai parlé; ils m'ont parlé abondamment.
J'ai même assisté à plusieurs de leurs dialogues, et non pas
des moindres, si j'en crois Franz Kapith, le Platon de la bande.
Ces dialogues eurent pour théâtre la prison de Rothberg, située
dans le sous-sol d'une vieille tour qui flanque la porte du
château. Je dois rétablir ici la vérité contre une allégation du
Vorwœrts, que son zèle cette fois emporta trop loin : cette pri-
son n'était nullement un cachot infect, suintant une humidité
verdâtre, asile de serpens et de rats. C'était, au contraire, une
vaste pièce spacieuse, à moitié creusée dans le roc, et qui n'était
en sous-sol que vers l'entrée. Elle avait dû servir jadis de ca-
serne au poste militaire du château. Elle s'éclairait fort bien,
d'autre part, par une grande baie cintrée, dûment grillée, qui
regardait le précipice. Là, chaque après-midi, depuis que le doc-
teur n'était plus au secret, ses fidèles disciples, venus en délé-
gation d'Iéna, lui tenaient compagnie avec Frau Zimmermann.
Et moi-même j'y vins assez souvent. Mes premières visites avaient
eu surtout pour objet de décider le docteur & se défendre et à
choisir un avocat. Mais, même quand j'eus constaté l'inutilité de
mon effort, je me plus à passer presque chaque jour quelques
instans dans cette prison éloquente. Outre le plaisir d'entendre
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MOÎÏSIEUR ET MADAME MOLOCH. 267
les propos d'un sage et de ses adeptes, j'y goûtais un allégement
à mes propres soucis, aggravés à mesure que s'approchait
Téchéance fixée par la princesse. Et mes soucis devenaient si
pressans que parfois je regrettais, en les quittant, ces murs de
roc où je laissais le bon Moloch, murs qui l'isolaient des autres
humains^ et du moins lui garantissaient la liberté de sa pensée
et de son cœur.
Là, dans la société du joyeux Franz, du solide Albert, du
beau Michel et de Tardente et frêle Gerta, j'appris à connaître
une autre Allemagne que celle des cours et des casernes^ TAUe-
magne de la pensée indépendante, patriote à coup sûr, mais
ennemie des brutalités agressives des pangermanistes, un peu
chimérique, mystique par hérédité, et, maintenant qu'elle a
désappris le lied religieux des ancêtres, transportant dans la
science positive son appétit de foi généralisatrice, son goût de
l'analyse et du système, en même temps que son besoin d'évoca-
cation poétique... Là, je connus mieux Tâme sentimentale et
dévouée de M"* Moloch, et Moloch me devint si cher que peu à
peu, moi-même, j'en vins à le considérer comme mon maître.
Aujourd'hui que tout cela est enfoui dans le passé, et que chaque
jour échu met, telle une feuille de papier de soie sur la page
d'un herbier, un voile d'oubli entre le présent et mon séjour en
Thuringe, certes j'évoque avec bienveillance mes discussions po-
litiques avec le prince Otto, mes leçons à Max docile et intelli-
gent, et telles promenades- à deux, avec une dame blonde ro-
manesque, à Maria-Helena-Sitz, à Grippstein, à la petite maison
de la Gombault, ou simplement dans son boudoir jaune, quand
ses longs doigts nerveux attaquaient le Prélude de Parsifal...
Mais le souvenir le plus poignant de mon séjour, ce qui fait que
malgré toutes les billevesées impériales, malgré la Strassbur^
ger-Post et la Norddeutsche Zeitung, malgré M. Schiemann,
malgré les Denkmaler, malgré les brochures pangermanistes, —
un peu de mon cœur reste encore attaché à ce que M. Moloch
appelait la chère Allemagne, — ce sont assurément mes après-
midi passées dans le cachot du docteur prisonnier, et surtout
cette après-midi du 18 septembre, où commença d'être pressenti
Tarrêt du juge d'instruction qui renvoyait Moloch devant la cour
d'assises de Litzendorf. Mon cœur était alors anxieux et sombre.
Le lendemain, Gritte partait pour Paris, et la princesse pour
Carlsbad. Le surlendemain, je devais rejoindre la princesse.
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"^
*268 REVUE DES DEUX MONDES.
Malgré mes propres tracas, je fus tellement frappé de ce quî fut
dit, ce jour-là, qu'ayant observé que Franz Kapith, assis sur un
escabeau près de la baie cintrée, prenait des notes sténogra-
phiques, je lui demandai de me communiquer ces notes, quand
il les aurait développées en clair. J'en reçus dès le lendemain
une copie, que j'ai conservée. Elle n'est point de la main du
rouge enfant de Francfort. L'ardente et frêle Gerta a pris le soin
non seulement de la recopier pour moi, mais même de la tra-
duire en français. Et ce français, pour être un peu scolaire, ne
laisse pas d'avoir une certaine saveur. D'ailleurs il peint plus
fidèlement cet entretien germanique qne je ne l'aurais su faire
avec me.s habitudes de Latin.
MANUSCRIT DE GERTA
Ce jour-là, nous nous rendîmes à la prison plus tôt que de
coutume, parce que le bruit avait couru la veille au soir que
l'arrêt du juge d'instruction allait être rendu. Et en effet, quand
nous arrivâmes devant la porte de la prison, le geôlier nous dit
d'attendre quelques instans : « Car, ajouta-t-il, le capitaine-
directeur est en ce moment auprès du prisonnier et lui apprend
que le juge a signé son renvoi devant le tribunal. »
Quelques momens après on nous ouvrit. En entrant, nous
trouvâmes le docteur assis sur sa couchette de prisonnier, et la
Frau Doctor debout à côté de lui. Elle s'essuyait les yeux sans
parler. Le docteur nous salua :
— Prenez place, nous dit-il. Vous connaissez la nouvelle?
Je vais compai*aître devant la cour d'assises pour répondre d'un
attentat que je n'ai pas commis. Or, comme il n'y a pas de rai-
sons pour que douze Thuringiens jurés aient plus de perspicacité
qu'un seul Thuringien juge, car douze fois zéro égalent encore
zéro, il est probable que je serai condamné...
Ici la Frau Doctor laissa entendre un sanglot étouffé.
— Femme, lui dit son époux en souriant, rappelle-toi que
Xantippe ayant troublé par ses cris la sérénité philosophique de
son dernier entretien, Socrate n'hésita pas à la faire ramener
cher elle par les esclaves de Criton.
La Frau Doctor cessa de gémir. Le professeur français du
jcuuc prince Max, qui était' entré avec nous, dit alors :
— J'ai, malgré tout, plus de confiance dans l'intellect de douze
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 269
bourgeois libres que dans celui d'un fonctionnaire toujours pré-
venu et craintif.
— Vous parlez comme un Français, répliqua le prisonnier.
El encore votre doctrine ne correspond-elle, en France, qu'à un
idéal, et nullement à une réalité. En France comme en Alle-
magne, ce qu'on est convenu d'appeler la justice n'est que l'ap-
pareil social de la Force. Toutefois, je conviens que cet appareil
est particulièrement dangereux dans un petit Etat comme celui-
ci, où le contrôle de l'opinion est insignifiant, et où, de plus,
la servile imitation de la Prusse recommande et fait prévaloir
un idéal de féodalité.
— Le sentiment de la justice, objecta Albert Grippenstahl,
de Nuremberg, qui était demeuré debout, adossé contre la mu-
raille de la vaste pièce, vit cependant et toujours vivra dans le
cœur germanique.
— Vous êtes moral et patriote, Albert, lui répondit le doc-
teur. Belles qualités lorsqu'elles fleurissent naturellement sur
une àme, ainsi que des fleurs sur une plante ! Mais il faut votre
pieux aveuglement pour ne pas voir que ce pays est en train de
mentir à sa tradition et de se dérober à sa mission, justement
parce qu'il a abdiqué ce culte de la justice pour le culte de la
force. Depuis que l'homme néfaste à qui, Taulrc jour, on dres-
sait ici une statue a osé dire : « La force prime le droit, » l'âme
de l'Allemagne a été violentée. Plus tard, un autre de nos chan-
celiers, qui n'est même pas M. de Bismarck, a commenté la
pensée de son maître en disant à son tour : « Plus on est fort,
plus on a de droits. » D'où je conclus que quand on n'a pas de
force on n'a pas de droit du tout. Ce qui est mon cas présent.
Par conséquent je dois être et je sertii condamné. Et cette enfant,
ajouta-t-il en passant sa main dans les cheveux de Gerta
Epfenhof, qui était assise à ses pieds, devra désormais se char-
ger toute seule des soins du culte dans la chapelle la rue aux
Choux.
— Nombre de bons esprits, cependant, — objecta Franz
Kapith de Francfort-sur-le-Main, qui était assis sur un escabeau
auprès de la fenêtre voûtée et, de temps en temps, prenait des
notes, — nombre de bons esprits en Allemagne défendent encore
le parti du droit et de la pensée contre le règne de la Force.
— Pas si nombreux que cela, s'écria le docteur en se levant
du lit où il était assis et en marchant vers Franz Kapith avec une
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270 KEVUE DES DEUX MONDES.
agilité qui évoqua devant nos yeux Tallure habituelle de notre
maître chéri... Ce qui m'inquiète au contraire, c'est que le
lui te de la force s'impose de plus en plus en Allemagne à Cin-
leltigence elle-même. Voulez- vous penser librement? On vous
fait taire par l'argument de la force : et- vous vous taisez. La
force gouyernementale règne par Tinquisition et la brutalité
bureaucratique sur l'intimité même des ménages : est-il un pays
où le fonctionnaire soit plus intolérant et plus intolérable qu'en
Prusse et dans les provinces germaniques d esprit prussien?
Tous les discours du souverain sont des hymnes à la force. On
ne peut inaugurer un hôpital ni une école sans invoquer l'épée
allemande. A quoi bon? L'Allemagne a fait au siècle dernier une
chose magnifique : son unité. Elle pouvait la célébrer par des
monumens : c'était son droit. Elle a préféré célébrer la défaite
d'un ennemi accidentel, qu'elle a vaincu parce qu'elle avait de
plus nombreux soldats et un meilleur armement : contingences
qui peuvent d'un jour à l'autre se retourner contre elle en sens
inverse. Mais l'idée d'unité flatte moins les dévots de la force
que ridée de victoire. Chaque petit Allemand est ainsi accou-
tumé à penser, selon la parole de notre bien-aimé chancelier,
que « celui qui a le plus de force a le plus de droits. » Et il se
soucie par conséquent avant tout d'être fort, ou du moins de
pouvoir user de la force, en guise de droits.
— Eitel, murmura la Frau Doctor, qui maintenant avait
essuyé ses larmes et qui suivait l'entretien avec une merveil-
leuse sérénité; Eitel, je te trouve injuste pour notre chère Ger-
manie. Le culte abusif de la force peut séduire nos gouvernans
aux dépens du droit. Mais l'opinion demeure éprise de justice.
Tu ne peux nier qu'un grand mouvement de sympathie se soit
révélé autour de l'injustice dont tu es victime. Pense aux articles
des feuilles libérales, à la protestation des intellectuels, à la
campagne du Simplicissimus ! Et ne vois-tu pas, dans ta prison,
tes élèves préférés délégués par leurs camarades ?
Le prisonnier secoua la tête; par la fenêtre voûtée pénétrait
un rayon de soleil, qui, se jouant dans ses cheveux blancs, lui
faisait comme une auréole autour du front. Il s'assit sur un
escabeau, près de Franz Kapith.
— Chère épouse, reprit-il, toutes ces manifestations que tu
dis, sauf la présence ici de mes élèves (et ils sont quatre en
tout), ne prouve rien contre les faits que je déplore. Des jour-
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MONSIEUR ET 3IADAME MOLOCH. 271
naux, des intellectuels protestent parce qu'aujourd'hui le péril
de la force leur apparaît dirigé contre eux. Mais eux-mêmes^
crois-le bien, sont intoxiqués par l'encens qui monte de partout;
en Allemagne, vers le Dieu-Force. Le jour où les socialistes alle-
'mands seraient les maîtres, je gage que rien ne changerait aux
mœurs politiques et sociales de T Allemagne. Toujours triom-
pherait la doctrine : « Le plus fort a le plus de droits. » Car de-
puis trente ans les jeunes cerveaux allemands sont façonnés â
ne comprendre que celle-là. Et je trouve cet aphorisme du
chancelier von Bûlow si beau, si significatif, si représentatif dé
TAlIemagne moderne, que, dans les loisirs de ma solitude, je
Tai gravé avec mon canif sur la pierre féodale de ce cachot.
Quand le soleil touchera le mur occidental, encore dans Tombre
à l'heure présente, vous le verrez apparaître.
Comme notre Maître bîen-aimé achevait cette phrase, dési-
gnant du doigt la muraille encore voilée par un pan d'ombre, les
serrures de la porte grincèrent, la porte tourna sur ses gonds,
repoussée par le geôlier, et le geôlier lui-même entra, portant
dans un plateau sept cruches de bière. La mousse débordait, aux
oscillations de sa marche, sous les couvercles d'étain. Il déposa
le tout sur la table du cachot, puis s'avança ensuite vers le doc*
teur, sa casquette à la main, et découvrant ainsi le front chauve
d'un vétéran de la grande guerre :
— Monsieur le docteur et ses hôtes, dit-il respectueusement,
n'ont besoin de rien de plus?
— Non, mon ami, je vous remercie, répliqua le Maître.
Et quand il fut parti :
— Avez-vous observé, nous dit le docteur, combien cet
homme est honnête ? Jamais il ne m'a dit un mot brutal ; il me
sert comme s'il était à moi. Pourtant, comme moi-môme, il a
défendu la patrie au risque de ses jours. Et il n'avait pas eu
besoin, pour cela, pas plus que moi-môme, d'être élevé dans le
mépris du droit, dans le culte de la force... Lorsque je quitterai
cette prison, je donnerai une pièce d'or de vingt marks à ce
guerrier demeuré compatissant.
Le docteur, sur ces paroles, s'approcha de la table, et prenant
one cruche dit :
— Prosit!
Il s'abreuva, et nous après lui. Nous reprîmes ensuite nos
places et notre entretien.
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
Michel Urnitz n'avait rien dit encore. Il était à demi étendu,
avec une nonchalance pleine de grâce, sur un banc de bois, pré-
cisément contre le mur où le professeur Zimmermann avait
gravé laphorisme du prince de Bûlow.
— Maître, objecta-t-il, tous les peuples n'ont-ils pas, tou-
jours, adoré le Dieu-Force? La Force romaine a soumis Tunivers,
la Force barbare détruisit l'Empire romain. La Force a démem-
bré la Pologne. La Force française a bousculé l'Europe jusqu'à
l'heure où la Force européenne a bousculé la France... N'est-ce
pas une sorte de loi ethnique, inévitable, et dès lors, u'a-t-on
pas quelque raison de la recommander comme valable? L'étude
de la nature que j'ai entreprise sous vos auspices confirme
l'esprit de l'observateur dans cette doctrine que, s'il est un Dieu,
ce dieu s'appelle Force.
La figure spirituelle de notre maître se plissa dans une con-
traction de gaîté; son rire d'enfant innocent résonna sous les
voûtes de pierre. Il menaça du doigt Michel qui gardait le plus
imperturbable sérieux.
— Slave astucieux! s'écria-t-il... comme il connaît bien les
procédés de la dialectique platonicienne! Comme il sait donner
à ime discussion le propice coup de barre, et faire jaillir les
mots qui doivent être dits!... Michel, poursuivit-il en se tour-
nant vers nous, vient de nous fournir le meilleur argument his-
torique pour démontrer la faiblesse de la force : c'est que toute
force provoque la réaction d'une force adverse. La menace de
cette force adverse inquiète déjà l'Allemagne. Nos gouvernans
ont trop proclamé notre puissance ; nos associations de l'armée
et de la flotte ont trop brusquement bu à l'Allemagne, maîtresse
du monde ; nos théoriciens pangermanistes ont trop averti les
peuples du rôle d'esclaves qu'ils leur destinent. Ils ont inspiré
au monde, pour la force allemande, le genre de respeci que
l'on réserve aux fléaux.
Franz Kapith, qui continuait de prendre des notes, assis
sous la fenêtre voûtée, murmura :
— Peut-être est-ce la menace des autres peuples qui a contraint
l'Allemagne à développer sa force et à ne compter que sur elle.
A peine avait-il prononcé ces paroles que notre Maître se
précipita vers lui, dans une grande agitation :
— Fritz, s'écria-t-il, si tu penses cela sincèrement, lu n'es
qu'un minus habeiis et un sot !
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 273
Fritz lui fit signe de ne pas aller trop vite et sténographia
de son mieux : « un minus habens et un sot. »
Le docteur poursuivit :
— Le règne de la Force a été restauré vers 1848 par la
Prusse, à l'instigation de Bismarck ; les guerres de 1864, de 1866,
de 1870 ont été inventées par la Prusse qui les voulait. C'est Tévi-
dence môme, 'et un pithécanthrope de Java le comprendrait.
— Cependant, insista doucement la Frau Doctor, la France
a voulu longtemps la revanche.
— Madame, objecta le professeur français, n'oubliez pas que
l'idée de revanche est née en France non pas précisément du
fait d'avoir été vaincue, mais de l'acte de spoliation accompli sur
l'Alsace-Lorraine, acte contre lequel Bebel a protesté, et aussi
votre mari.
— Et combien j'eus raison de protester! reprit le docteur.
L'annexion, sans aucun profit pour l'Allemagne, a matérialisé et
perpétué aux yeux de l'Europe le fait de la conquête. Metz, ville
où personne n'entendait l'allemand, fut occupée par les Ger-
mains contre le vœu des habitans. Aucun autre argument que
celui de la force ne peut justifier cela. Ainsi fut inauguré avec
éclat un ordre politique fondé sur la force. Cet ordre ne peut
dnrer qu'à la condition de garder le Dieu-Force avec soi. D'où
la doctrine de Bismarck et de ses successeurs...
En ce moment, le soleil illumina tout le mur jusque-là resté
dans l'ombre, et l'on vit, gravée en caractères gothiques, la pen-
sée de M. de Bûlow:
CELUI QUI A LE PLUS DE FORCE A LE PLUS DE DROITS
Michel Urnitz, que ce rayon de soleil gêna, quitta son banc
et alla s'asseoir sur le colTre grossier où l'on entassait, l'hiver, le
bois de chauffage pour les prisonniers.
— Maître, dit-il, je suis très frappé de votre réplique touchant
la faiblesse réelle de la Force. Mais il me semble que vous n'avez
pas répondu à ma principale objection : que toute la nature nous
enseigne le procédé de la Force, et que rien n'y progresse que
par la Force.
D'un geste vraiment prophétique, le glorieux prisonnier lui
signifia qu'il allait répondre. Nous fîmes un grand silence, car,
malgré nous, la valeur de l'objection de Michel nous inquiétait.
TOM» XXXV. — 1906. iS
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274 REVUE DES DEUX MONDES.
— Écoutez-moi, fit Zimmermann... et qu'une fois pour toutes
ce sophisme soit aboli dans vos pensées.
Il s'approcha de la table, et, oubliant qu'il avait déjà vidé sa
cruche, saisit celle d'Albert, qui demeurait à demi pleine.
— D'abord, poursuivit-il, je nie que les forces destructives
prédominent dans la nature. Bien plutôt m'apparaît la prédomi-
nance des forces constitutives, conservatrices. Ignorez- vous que
la somme des forces attractives qui constituent ce simple pot de
grès (et il brandissait la cruche d'Albert) suffirait, si brusque-
ment elle se lassait de maintenir cohérentes les molécules qui
le composent, à faire sauter cette prison, et le rocher dans lequel
on l'a pratiquée? La prétendue doctrine de la lutte pour la vie
n'est donc qu'une superficielle interprétation des phénomènes,
une interprétation d'ignorans. Les luttes destructives que nous
apercevons à la surface du globe, c'est un remous léger, auprès
du jeu formidable des forces dépensées pour constituer, pour
perfectionner les êtres. 0 nature, la leçon que tu nous donnes
est une leçon d'intégration et non de désagrégation! Que tes
forces aveugles, qui ne sont pas conscientes d'elles-mêmes, se
heurtent parfois et semblent vouloir détruire : autant d'accidens
passagers, comme la rencontre, dans Téther, de deux astres sou-
dain éparpillés en inutile poussière... Mais que la seule force
consciente, la volonté humaine, puisse abuser d'elle-même, con*
trarier son rôle é\ident, et détruire pour détruire, n'est-ce pas
un prodigieux non-sens, une incroyable aberration?... Heureu-
sement, malgré lui-même, l'homme est contraint de collaborer
à l'eflfort universel de la nature: malgré lui, l'Idée le dirige vers
le but commun d'intégration, de conservation, de perfection.
Voilà des milliers d'années que les hommes, à la surface du
globe, ne cherchent en apparence qu'à se dominer ou à se détruire :
et cependant, de siècle en siècle, puis d'année en année, la Force
brutale a reculé devant l'Idée. Le moyen âge, aveugle et sangui-
naire, nous fait horreur ; des temps naîtront pour qui notre époque
apparaîtra barbare comme un autre moyen âge... De gauches
essais de réaction comme celui que tente l'Allemagne depuis
Bismarck n'arrêtent pas l'évolution du monde. Seulement, ils
laissent une tache dans l'histoire : et je m'attriste que cette
tache marque le sol de ma patrie !
Le soleil sur son déclin entrait désormais généreusement par
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 275
la fenêtre voûtée, il illuminait les vieilles pierres abruptes des
murailles, jadis abri de la force féodale, actuellement encore
entraves à la liberté de la pensée. Notre maître les parcourut
du regard : nous devinâmes que sa pensée défiait leur contrainte.
11 leva de nouveau la cruche d'Albert que celui-ci ne pouvait
s'empêcher de suivre des yeux avec quelque inquiétude, car
Tenthousiasme lui donnait soif, et il perdait Tespoir que ce reste
de bière dût servir à le désaltérer.
— Enfans, continua le docteur, je veux, moi aussi, entonner
mon hymne à la Force : mais non pas comme ces sots orgueil-
leux qui, par le mot de Force, entendent oppression ou destruc-
tion. Je veux célébrer la Force de conservation et de cohésion,
qui fait que le monde est monde et que mon moi est moi. La
Force que je célèbre, et en l'honneur de laquelle je lève mon
pot de bière, ne se distingue pas de l'Idée, ou plutôt la plus par-
faite expression en est l'Idée. Idée, tu es bien la vraie Force :
car contre toi, rien ne prévaut. 0 suprême Force de cohésion 1
Toute la Grèce antique a disparu sous les décombres de l'his-
toire : et pourtcmt elle vit encore, elle palpite, toujours jeune
autour d'Homère, de Xénophpn, de Platon, de Sophocle. Vai-
nement les légions et les hordes ont foulé son territoire et en-
chaîné ses enfans : vainement le temps a fait crouler ses fron-
tons et rongé ses portiques; la Grèce du passé demeure une
chose réelle et présente, infiniment plus réelle et mieux présente
que la Grèce d'aujourd'hui, où l'Idée ne revêt encore qu'une ap-
parence informe... Pareillement, l'Allemagne de M. de Bûlow ou
même celle de M. de Bismarck, n'ont qu'une réalité pîussagère;
elles sont Texpression d'une géographie momentanée, comme
l'empire d'Alexandre ou celui de Charles-Quint, comme la France
de 1810. Qu'est-ce que Sedan? Rien. Sedan, moindre qu'Iéna, a
effacé léna. Fit sans doute il existe quelque part à la surface du
globe un petit village dont le nom, quelque jour, effacera Sedan.
Toute œuvre de force brutale n'est, au fond, qu'une manifesta-
tion de faiblesse, puisqu'elle est destinée à être anéantie par une
autre force... Mais il est une Allemagne éternelle, qui défie toute
brutalité hostile des hommes et même Taction du temps : la
Pensée allemande, c'est-à-dire la saveur particulière de la pensée
ûumaine, la vibration particulière de la sensibilité humaine
dans la race allemande, qui lui font comprendre ce que d'autres
peuples n'ont pas compris si bien, ressentir ce que d'autres
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276 ', ÈEVUE DES DEUX MONDES.
peuples n'ont pas ressenti si intensément. Pensée allemande, tu
es la vraie Force allemande. Tu t'appelles Gœthe, Heine, Schiller,
Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, et aussi Bach, Beetho-
ven, Wagner... Toute l'organisa tion politique et sociale peut
être bouleversée sur le sol germanique, rien n'empêchera la
pensée et la sensibilité allemandes de demeurer vivantes et pré-
sentes dans l'œuvre de ces grands Allemands. 0 Force alle-
mimde, Force-Idée, plus forte que tout, je te vénère ! Je bois à
to\..
Il porta à ses lèvres la cruche d'Albert et la vida d'un trait...
Quand il l'eut reposée sur la table, nous fûmes autour de lui,
même Albert résigné, même le professeur français, à lui serrer
ta main, à l'embrasser. Une violente émotion nous avait saisis,
taiit son visage s'était illuminé, tant sa voix avait pris d'accent
aux derniers mots qu'il prononçait... Maintenant, nous vîmes
quelques larmes heureuses s'échapper de ses yeux et couler sur
ses joues ridées. H murmura :
— Merci... mes amis, merci...
Et, comme les hommes s'écartaient un peu de lui, il garda
un bon moment, serrées contre son cœur, Gerta Epfenhof et
Frau Zimmermann.
Nous n'étions pas encore apaisés, et, comme l'émotion nous
séchait la gorge, nous vidions à notre toulr nos cruches de bière,
quand le porte-clés reparut :
— Monsieur le docteur, dit-il respectueusement, il faut que
messieurs les étudians se retirent et aussi la Fraûlein,ajouta-t^il,
en désignant Gerta Epfenhof... M"' la Frau Doctor et M. le
docteur français peuvent demeurer.
Nous nous regardâmes avec étonnement. Le vieil invalide
semblait embarrassé.
— n vient d'arriver, reprit-il, quelqu'un... une personne de
la Cour qui me défend de la nommer, et qui veut parler à M. le
docteur Zimmermann sans autre témoin que M"' la Frau Doctor
et M. le professeur français.
Le docteur éclata de rire.
— N'essayons pas, enfans, dit-il, de comprendre les caprices
de la Force. Betirez-vous et revenez me voir. demain si cela
VOUS: est encore permis. Peut-être n'aurons-nous plus le loisir
de beaucoup d'entretiens.
Il nous çmbrassa tous ; nous quittâmes ensemble le cachot.
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MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 277
Le porte-clés referma la porte derrière lui et nous accompagna
jusqu'à rissue des bâtimens. Il nous fut impossible d'apercevoir
le personnage de la Cour qu' nous faisait renvoyer de ia
prison. »
Ici s'arrête le manuscrit de Gerta Epfenhof.
Je le relis souvent, car il évoque pour moi une journée mé-
morable où quelque chose de ma destinée se décida, presque
en dehors de moi, où, pour mieux dire, des événemens qui
semblaient indifférens à mon avenir, modifièrent mon cœur et
mes desseins.
Quand la porte se fut refermée sur les quatre disciples
d'Iéna, nous demeurâmes quelques instans seuls dans le cachot,
les deux vieux époux et moi. M""' Moloch s'écria, les yeux en-
flammés d'amour :
— Eitel, il n'est pas possible qu'un homme tel que toi, que
toute TAllemagne pensante chérit et admire, soit jugé comme-
un malfaiteur vulgaire, comme un imbécile terroriste qui croit
réformer le monde en faisant éclater de la dynamite... Et, bien
sûr, ce personnage de la Cour vient t'annoncer que l'arrêt du
juge n'est pas ton renvoi devant le tribunal, que ton innocence
est reconnue et qu'on va te mettre en liberté.
Moloch hocha la tête et passa ses doigts couleur d'ivoire dans
ses cheveux blancs.
— Femme, dit-il, ne te berce pas de vaines espérances. Je te
répète que nous vivons sous le principat de la Force. A quoi;
bon chercher à prévoir logiquement les actes de la Force, qui
exclut la logique ?
La porte du cachot se rouvrit en cet instant.
Marcel Pkévost.^
{La dernière partie an prochain numéro.)
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HVOLtTION DE LA adESTION D'ORIENT
DEPLÏS LE CONGRÈS DE BERLIN
(1875-1906)
L'Europe, meurtrie en Extrême-Orient par les victoires ia;:()-
naises, aux prises, chez elle, avec l'inconnu des grands l)ouie-
versemens 3ociaux, bercée par les visions toujours séductrices
de la paix et de Tamour universels, pourrait-elle, un jour pro-
chain, se trouver face à face avec la réalité toujours redoutable
d'une crise de la question d'Orient? Il' serait hasardeux de le
prédire, mais plus téméraire encore de le nier.
Les causes spécifiques et locales d'où pourraient surgir, dans
la pé.iinsule balkanique ou dans l'Asie turque, de graves pertur-
bations, une rupture d'équilibre capable d'entraîner des compli-
cations européennes sortent naturellement, comme d'une source
intarissable, du conflit séculaire qui est le fond même de la
question d'Orient, entre le Turc régnant et les peuples jadis con-
quis par lui et aujourd'hui émancipés ou en voie de l'être.
L'exemple des États balkaniques, échappés à la domination otto-
mane, est de nature à encourager et même à susciter le désir de
l'indépendance chez les populations encore sujettes; des peuples
que l'on croyait elTacés de l'histoire par une longue prescrip-
tion font leur rentrée sur la scène politique. C'est ainsi qu'il
existe actuellement, dans les Balkans, une question macédo-
nienne compliquée d'une question albanaise ; dans la mer Egée,
une question crétpise; en Asie, une question arménienne; le
mouvement commence à s'étendra jusque chez les peuples mu-
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l'évolution de la question d'orient. 279
sulmans: nous avons expliqué dernière mejit ici (1), à propos
de l'incident de Tabah, comment les élémens d'une question
arabe paraissent se dégager des profondeurs, jusqu'ici mai con-
nues, de l'Asie occidentale. Une nationalité qui se cherche finit
toujours par se trouver et par naître à la vie en se différenciant
de ses voisines.
Le Sultan, son gouvernement et ses Turcs, d'une part, et, de
l'autre, l'effort continu, mais, selon les momens, plus ou moins
intense, des populations sujettes, pour se soustraire à l'autorité
ottomane, voilà les deux premiers élémens de la question orien-
tale. Entre eux le rapport est simple; mais voici le troisième
terme qui introduit dans Téquation un élément de variation et
d'incertitude: c'est l'intervention des grandes puissances euro-
péennes. On peut dire, d'iine façon générale et l'histoire en main,
que les grandes crises de la question d'Orient se produisent
chaque fois qu'aux élémens permanens de trouble et d'agitation
que renferme l'Empire ottoman, vient s'ajouter, pour les surex-
citer et les diriger, l'intérêt d'une ou de plusieurs puissances
européennes. Aujourd'hui surtout que, dans TEurope occiden-
tale, la forte constitution des nationalités s'oppose aux vastes
entreprises, c'est vers l'Orient, où la pâte est encore malléable et
les frontières mal déterminées, où la péninsule des Balkans et
surtout l'Asie turque offrent un champ tout neuf d'expansion
écoiK)mique et d'influence politique, que les grandes puissances
portent leurs ambitions et leurs rivalités. Enfin l'Empire ottoman
est souverain légitime de quelques-uns de ces points stratégiques
qui commandent les grandes routes du globe, et dont la posses-
sion est la condition de toute domination maritime et de toute
hégémonie mondiale : le Bosphore, les Dardanelles, Suez. Toutes
les routes de l'Inde passent dans les eaux ou sur le territoire de
l'Empire ottoman. Aussi, depuis plus d'un siècle, toutes les
grandes alliances ou ententes européennes ont-elles pivoté autour
de la question d'Orient ; elles se sont presque toujours conclues
OH rompues à propos d'elle, et c'est en connexité avec elle qu'il
convient de les étudier si l'on veut en bien comprendre les ten-
dances et le but. Sans doute, d'autres élémens sont entrés en
ligne de compte; mais être d'accord sur la politique à suivre
vis-à-vis de l'Empire ottoman a toujours été la conailion néces-
(1) Voyez la Revue du 1« JuUlet 1906.
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280 REVUE DES DEUX MONDES.
saire au succès et à la durée de toutes les combinaisons euro-
péennes. Albert Sorel a admirablement montré comment les mo-
narques coalisés contre la Révolution française étaient plus
préoccupés des « jacobins de Pologne » et de l'avenir de la
Turquie que de venger Louis XVI. 11 serait facile de poursuivre,
à travers tout le xix*^ siècle, une démonstration du môme genre.
Il a fallu Tinjure faite, par le traité de Francfort, à la France et
au droit qu'ont les peuples de disposer d'eux-mêmes, pour faire,
pendant quelque temps, prédominer dans les combinaisons
européennes un élément nouveau : la nécessité pour TAUemagne
de garantir et de consacrer ses conquêtes. Encore aurons-nous
Toccasion de montrer que c'est sous leur aspect oriental et en
relation avec les événemens balkaniques qu'il convient d'étudier
les origines, le développement et la décadence de ces conjonc-
tions politiques, plus ou moins étroites et plus ou moins
durables, qui se sont appelées ou s'appellent encore l'Alliance
des trois empereurs, la Triple alliance et la Double alliance.
Vis-à-vis de l'Empire ottoman, les rôles que peuvent prendre
les gi^ands États européens ne sont pas en nombre indéfini; ils
se réduisent en définitive à deux : les uns ont intérêt à préci-
piter la ruine de l'Empire ottoman, pour s'en approprier les
morceaux, les autres préfèrent maintenir la souveraineté du
Sultan et l'intégrité de ses États dans l'espoir d'y exercer une
influence prépondérante ou d'en exclure leurs rivaux; mais,
selon les fluctuations des intérêts et le hasard des circonstances,
ce ne sont pas toujours les mêmes acteurs qui jouent le même
personnage; comme dans le duel d'Hamlet et de Laërte, les
adversaires, dans la chaleur de la lutte, font l'échange de leurs
armes sans interrompre le combat. C'est un chassé-croisé de ce
genre dont nous voudrions précisément montrer les origines et
les causes en suivant l'évolution de la question d'Orient dans
ces trente dernières années. Nous prendrons pour point de
départ la guerre de 1877 et le Congrèç de Berlin qui marquent,
dans les rapports de l'Empire ottoman avec les peuples qui l'ha-
bitent et avec les grandes puissances européennes, un instant
critique et, pour ainsi dire, un point culminant. Nous verrons
comment, à travers des crises successives, les conséquences de
ces grands événemens se sont développées à l'encontre des pré-
visions des politiques qui en avaient réglé la figuration et ma-
chiné rintrigue; et peut-être trouverons-nous, chemin faisant,
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L ÉVOLUTION DE LA QUESTION d'oRIENT. 281
des indications de nature à nous faire comprendre en quels
termes se posent aujourd'hui les divers problèmes dont l'en-
semble constitue la « question d'Orient. »
I
A travers les complications orientales, si l'on veut ihercher
un fil conducteur, il faut d'abord se rendre compte de la contra-
diction initiale qui pèse sur la politique européenne dans l'Em-
pire ottoman et qui l'oblige, quoi qu'elle fasse, à se désavouer
sans cesse elle-même; elle consiste dans la coexistence, lorsqu'il
s'agit de l'Empire turc et de son avenir, de deux états d'esprit
contradictoires dont l'un conduit à la « politique d'intervention, »
l'autre à la « politique d'intégrité. » La première s'inspire d'un
idéal abstrait, religieux, philosophique, humanitaire, et elle est
multiple en ses aspects : jadis elle a fait les croisades, et la laï-
cisation de la politique européenne n'a pas réussi à faire dispa-
raître le sentiment obscur d'une solidarité nécessaire des peuples
chrétiens en face des non chrétiens; souvent, môme dans l'histoire
tout à fait contemporaine, ce ressouvenir de l'unité perdue s'est
manifesté. A ces sur\dvances du vieil idéal de la Chrétienté s'est
substitué, ou plutôt s'est superposé, depuis la Révolution fran-
çaise, un élément nouveau : le droit des peuples, les droits de
rhumanité sont devenus, pour les partis « libéraux » ou « révo-
lutionnaires, » un prétexte à faire campagne contre les
« tyrans, » les oppresseurs, et, en particulier, contre les Turcs.
La politique d'intervention aurait pour terme l'expulsion des
Turcs de tous les pays où ils ne sont pas en majorité et l'affran-
chissement de toutes les « races opprimées. »
Si attrayant est le but, si simples les moyens, si définitives
les solutions, en apparence tout au moins, que la tâche est
rendue singulièrement ingrate aux tenans de la politique
Jïntégrité. Celle-ci est pli^s difficile à définir, puisqu'elle ne se
réclame d'aucune doctrine et qu'elle a pour règle l'utilité et pour
fin l'intérêt. Elle est opportuniste et prosaïque; elle sait que les
grands élans de générosité soulèvent parfois le monde, mais
qu'il retombe bientôt dans le terre à terre de la vie matérielle et
dans la réalité cruelle de la lutte pour l'existence: elle sait que
les peuples, comme le bonhomme Chrysale, vivent d'abord de
bonne soupe. Elle n est cependant pas dépourvue d'idéal, puis-
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282 ItEVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle se propose de contribuer à la grandeur et au bonheur des
nations et, par là, de travailler au bonheur de Thumanité. Dans
la question d'Orient, les solutions opportunistes l'emportent pour
la première fois avec notre François P^ : le Turc, sous le patro-
nage du roi Très Chrétien, entre dans la vie européenne ; pour le
maintien entre les grandes puissances d'un équilibre qui n'est, à
le bien prendre, que la garantie indispensable à leur existence, il
devient un facteur si indispensable que « l'intégrité de l'Empire
ottoman » et la « souveraineté du Sultan » ne tardent pas à
compter parmi les fondemens de l'ordre et de la paix. Les puis-
sances s'opposent, même par la guerre, à ce que Tune d'entre
elles obtienne en Orient des avantages exclusifs; elles prennent
de plus en plus les États du Sultan sous leur sauvegarde collec-
tive et font de la question d'Orient la question internationale par
excellence.
Mais il est de l'essence d'une politique réaliste de se garder de
toute intransigeance et de se prémunir contre tout dogmatisme.
Le vieil esprit de croisade ou le nouvel esprit d'émancipation
sont des faits dont une méthode pratique ne se refuse pas à tenir
compte ; les grands politiques savent faire leur part à ces « im-
pondérables, » les discipliner et les tourner à leur avantage. Le
principe d'intégrité lui-même n'a rien d'absolu; il s'adapte aux
besoins et aux circonstances. A chaque crise provoquée en Orient
par la révolte des peuples sujets de la Porte, les cabinets euro-
péens proclament la nécessité de maintenir l'intégrité de l'Em-
pire ottoman; mais, la paix faite, le calme rétabli, il se trouve
qu'un nouveau territoire ou de nouvelles concessions ont été
arrachées au Sultan et que, peu à peu, morceau par morceau,
ses États fondent et se disloquent, tandis que de nouvelles natio-
nalités indépendantes se constituent et se fortifient. Il est
presque sans exemple qu'un pays chrétien, une fois émancipé,
ait été replacé sous le joug; les chancelleries européennes
allèguent que « l'opinion publique ne- le permettrait pas. » Ainsi
la Turquie est européenne sans l'être; les traités lui en confè-
rent le titre; mais, dans la pratique, elle n'en a pas les préro-
gatives; elle est admise dans le « concert, » mais elle y reste
•en tutelle; de temps à autre d'ailleurs, elle semble vouloir dé-
montrer, par quelques « atrocités » comme celles de 1877 ou
celles de 1894-1893, qu'en effet elle a pour gouverner ses sujets
des procédés peu "conformes aux coutumes civilisées. Les traités
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L ÉVOLUTION DE LA QUESTION d'oRIENT. 283
garantissent à la Turquie sa place dans le droit public européen ;
mais, vis-à-vis d'elle, la violation flagrante des engagemens les
plus solennels a été souvent tolérée, approuvée même, pourvu
qu'elle tourne à Tavantage des sujets émancipés du Sultan. En
1856, trois puissances s'engagent, par le traité de Paris, à défendre
par les armes l'intégrité de la Turquie : quand elle est attaquée
en 1877, pas une ne bouge. En bien des circonstances, les Turcs,
pour qu'on leur reconnaisse pleinement raison, nont eu qu'un
tort, celui d'être les Turcs.
Ainsi, en pratique, « la politique d'intervention » et « la
politique d'intégrité » trouvent une conciliation dans l'opportu-
nisme des solutions. La politique française, depuis François !•' '
avait su trouver la combinaison moyenne : elle profitait da'
l'amitié du Turc pour obtenir des mesures de protection dont
bénéficiaient les chrétiens de l'Empire. D'autre part, la protection
des peuples chrétiens soumis aux Turcs devient, entre les mains
des puissances européennes, un moyen d'influence, un motif
permanent de s'immiscer dans les afl'aires orientales. Aussi les
traités n'oublient-ils jamais de stipuler en faveur des chrétiens»
sujets de la Porte : le traité de Paris a son article 9, le traité de
Berlin son article 61. Articles élastiques, traités commodes, qu'il
est aussi facile de passer sous silence, lorsqu'on n'a pas besoin
de les appliquer, que d'invoquer lorsqu'on cherche un prétexte
d'intervention. Ce procédé empirique est devenu une méthode :
c'est la politique des réformes que l'on pourrait définir un com-
promis entre la politique aventureuse d'intervention et la poli-
tique terre à terre des intérêts ; il est aisé d'en rire, et il est avéré
que les réformes, dans la Turquie actuelle, ne sont la plupart
du temps qu'un trompe-l'œil; lentement, toutefois, certains ré-
sultats ont été acquis, et, puisque l'intégrité de l'Empire ottoman
tt le maintien de l'autorité du Sultan sont apparus, jusqu'à pré-
sent, comme des garanties nécessaires à l'ordre et à la paix de
l'Europe, la politique des réformes, si illusoire soit-elle, n'était-
elle pas, en définitive, la seule réalisable et n'a-t-elle pas oSev^
la seule conciliation possible entre une justice idéale, et d'ait,
leurs mal définie, et la réalité quotidienne des solutions pra-
tiques? A cette question la suite de cette étude nous aidera peut-
être à trouver une réponse.
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284 REVUE DES DEUX MONDES.
II
En Orient, la politique des grandes nations européennes est
déterminée par des intérêts si considérables que les abandonner ou
les trahir équivaudrait pour elles à l'abdication et à la déchéance
définitive : des conditions géographiques, historiques, ethnogra-
phiques déterminent ces intérêts et en expliquent la perma-
nence. Ils n'ont jamais été définis avec plus d'ampleur de vues
et une clarté plus prophétique que dans les fameuses conversa-
tions entre le tsar Nicolas I«' et sir George Hamilton Seymour,
qui furent comme la préface de la guerre de Crimée. Si connues
qu'elles soient, elles méritent d'être répétées parce que c'est à
elles qu'il faut toujours se référer quand on veut étudier l'évolu-
tion contemporaine de la question d'Orient. Le 9 janvier 1853, à
une fête chez la grande-duchesse Hélène, le Tsar prend à part
l'ambassadeur :
Tenez, lui dit-il, nous avons sur les bras un homme malade, un homme
très malade ; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un
de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispo-
sitions nécessaires fussent prises.
Quelques jours plus tard, le 21 février, nouvel entretien,
décisif:
Eh bien! dit Nicolas, il y a certaines choses que je ne souffrirai jamais :
et d'abord, pour ce qui nous regarde, je ne veux pas de l'occupation per-
manente de Gonstantinople par les Russes; mais je ne veux pas davantage
que Gonstantinople soit jamais occupée ni par les Anglais, ni par les Fran-
çais, ni par aucune des grandes (puissances. Je ne permettrai jamais non
plus qu'on tente de reconstruire un empire byzantin, ni que la Grèce
obtienne une extension de territoire qui ferait d'elle un État puissant. Encore
moins pourrais-je souffrir que la Turquie fût partagée en petites républiques,
asiles tout faits pour les Kossuth, les Mazzini et autres révolutionnaires de
l'Europe. Plutôt que de subir de tels arrangemeiis, je ferais la guerre et je
la continuerais aussi longtemps qu'il me resterait un homme et un fusil...
Dieu me garde d'accuser personne à tort, mais il se passe k Gonstanti-
nople et dans le Monténégro des choses qui sont bien suspectes. On serait
tenté de croire que le gouvernement français cherche à brouiller les
affaires en Orient, dans l'espoir d'arriver plus aisément à ses fins, par
exemple, à la possession de Tunis.
Et pour répondre à une question que s'était permis de poser
l'ambassadeur :
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L*ÉV0LUtlON bE LÀ QUlfiSTlON »*#iHENt. ÔSS
Ah ! TOUS devez savoir que, quand je parU de la Russie, je parle de
rAutriche ; ce qui convienl à l'une convient à l'antre ; nés intérêts en ce
qui regarde la Turquie sont parfaitement identiques...
Quant à l'Egypte, je comprends parfaitement l'importance de ce territoire
pour l'Angleterre. Tout ce que je puis dire, c'est que si, en cas de partage
après la chute de l'Empire ottoman, vous preniez possession de l'Egypte, je
n'auraiâ pas d'objection à faire. J'en dirai autant de Candie ; cette île pour-
rait vous convenir, et je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas partie des
possessions anglaises.
A quoi sir Hamilton repartit :
Ce que l'Angleterre souhaite en Egypte, c'est de s'assurer une rapide et
libre conmunication entre la Métropole et Tlude.
Tels sont bien, en effet, les grands intérêts permanens des
puissances européennes; la seule erreur du Tsar fut de croire à
une conciliation, à un partage possible, en Orient, entre la
Russie et la Grande-Bretagne : cette illusion a conduit Nicolas à
la guerre de Crimée et au traité de Paris, qui évinçait la puis-
sance russe de Constantinople et de la Méditerranée et la met-
tait, jusque dans la Mer-Noire, sous le contrôle de TAngleterre,
L'intérêt anglais, dans la question d'Orient, est bien réellement,
comme Nicolas l'avait très bien vu, en Egypte et dans la domi-
nation de la Méditerranée orientale, ou plutôt, comme l'avait dit
sir Hamilton Seymour, dans l'usage libre et assuré des routes de
rinde; l'Inde, c'est la fortune de l'Angleterre, la condition et le
signe de sa domination maritime et économique; c'est, tel que
Disraeli et ses successeurs Tout conçu, l'Empire. Avant comme
depuis l'ouverture du canal de Suez, un Etat fort qui dominerait
Constantinople et les Dardanelles, qui aurait le libre débouché
sur la mer Egée, ou qui, maître des routes du Caucase, descen
drait, par l'Arménie ou la Perse, vers la Mésopotamie et le
golfe Persique, serait une menace permanente pour les routes
terrestres ou maritimes de l'Inde et du commerce oriental. Les
déserts qui entourent l'Egypte ne sont pas, pour le canal de
Suez, une protection suffisante. Depuis Cambyse et Alexandre,
nombreux sont les conquérans qui, venant d'Asie, ont attaqué
et conquis l'Egypte par terre. Partie du Nil, Tarmée de Bonaparte
a envahi la Syrie, et celle d'Ibrahim a menacé deux fois Con-
stantinople. Le désert n'est donc pas une barrière : possible, au
temps où la redoutaient sir Hamilton Seymour ou Disraeli, une
expédition de ce genre serait aujourd'hui facilitée par les che-
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286 REVUE DES DEUX MONDES.
mins de fer qui traversent une partie de l'Asie Mineure et de la
Syrie et par Tappui qu'elle* pourrait trouver parmi les popula-
tions arméniennes et arabes. Il importait donc à la Grande-Bre-
tagne, depuis qu'elle possède les Indes, il lui importe plus que
jamais aujourd'hui, qu'aucune puissance redoutable ne s'éta-
blisse à Constantinople, dans les montagnes d'Arménie, en Syrie
ou en Perse. La Turquie elle-même si, par ses propres moyens
ou avec le concours d'une nation européenne, elle mettait en
ligne une force militaire imposante, pourrait, à un moment
donné, incarner, pour la puissance maîtresse de l'Egypte, du
canal de Suez et des routes de l'Inde, le péril qu'elle redoute.
Ces vérités d'ordre géographique et historique expliquent en très
grande partie l'évolution de la question d'Orient; elles rendent
compte de faits en apparence contradictoires; elles sont la clé
sans le secours de laquelle le jeu de la politique européenne en
Orient reste inintelligible.
Il n'est pas besoin d'expliquer longuement comment la Russie,
dans ses efforts pour sortir de sa prison continentale, se heurte
fatalement aux intérêts anglais. Tant qu'elle existera comme
grande puissance, la Russie cherchera à trouver, sur les libres
océans, la respiration mantime dont elle a besoin et les limites
naturelles qui lui font défaut au milieu de l'infini déroulement
de ses grandes plaines. Les Anglais pensent que, si elle dominait
à Constantinople, en Arménie, en Perse, en Afghanistan, la
Russie menacerait les routes de l'Inde : c'est ce péril que l'ima-
gination populaire traduit quand elle se représente les cosaques
s'élançant, du haut des monts, à la conquête de THindoustan.
L'antagonisme, entre la poussée russe et l'expansion anglaise,
a été jusqu'à présent irréductible; l'Angleterre ne saurait re-
noncer aux routes de Tlnde à moins d'abdiquer son Empire;
la Russie, tant qu'elle sera la Russie, c'est-à-dire tant qu'elle
gardera, avec son unité, là conscience de ses intérêts et de ses
traditions, tendra d'un effort inlassable à s'assurer la liberté des
détroits : seul le triomphe d'une révolution fédéraliste pourrait
l'amener à oublier momentanément une politique dont la nature
et l'histoire lui ont jusqu'ici fait une nécessité.
Ainsi In Russie et l'Angleterre n'étaient pas libres d'avoir ou
de n'avoir pas une politique et des intérêts engagés dans la
question d' Orient: une politique orientale était, pour l'une
cuunne i)our fautre la conséquence de leur situation dans le
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l'évolution de là question d orient. 287
inonde ; elles ont été, et, jusqu'à ce que les conditions de leur
existence politique ou économique viennent à subir un change-
ment radical) elJes resteront les premières intéressées au sort
de Gonstantinople et de tout l'Empire ottoman. Les intérêts de
l'Autriche-Hongrie dans les Balkans sont devenus considérables,
mais on a toujours pu, on peut encore concevoir, en ce qui concerne
la monarchie austro-hongroise, d'autres directions pour sa poli-
tique, d'autres emplois pour ses énergies ; pour elle, la question
des détroits ne se pose pas, et il n'y a pas, entre ses intérêts et
ceux de la Russie, incompatibilité irréductible : Salonique et
Gonstantinople peuvent devenir, pour ainsi dire, deux solutions
de la question d'Orient ; le sort de l'une n'est pas fatalement lié
à celui de l'autre; aussi a-t-il existé, à diverses reprises, des en-
tentes et des combinaisons entre la politique russe et la politique
austro-hongroise, tandis qu'il n'y en a pas eu, jusqu'à aujour-
d'hui, entre la politique anglaise et la politique russe. De leur
antagonisme sont sorties jusqu'à présent toutes les crises de la
question d'Orient. La Russie a plusieurs fois provoqué ces
crises, mais c'est le cabinet de Londres qui, presque toujours, a
tenu les fils et préparé les solutions. C'est donc du point de vue
anglais que nous devrons le plus souvent regarder les problèmes
orientaux : c'est le meilleur observatoire pour saisir les raisons,
le sens et les conséquences d'une évolution qui dure depuis qu'il
y a, en Europe, un Empire ottoman et qui, sans doute, est encore
loin d'a:voir atteint son terme.
in
Le principe de l'intégrité de l'Empire ottoman, quand lord
Beaconsfield s'en servit comme d'un drapeau, au Congrès de
Berlin (1), pour rallier les puissances à la politique britannique,
était loin d'être une* nouveauté ; il existait depuis longtemps dans
l'arsenal politique de la Grande-Bretagne; il lui avait servi en
1833 contre la Russie, en 1840 contre Méhémet-Ali et Louis-
Philippe. L'armée française, devant Sébastopol, en avait assuré
le triomphe, et le traité de Paris lavait consacré comme l'un
des fondemens de l'équilibre européen. La France, en Crimée,
* ...
(1) U ^ sans dire que, pour tout ce paragraphe, Texcellent ouvrage d'Adolphe
d'Avril : Négociations relatives au traité de Berlin (Leroux, 1886, in-8') nous a
beaucoup servi.
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288 REVUE DES DEUX MONDES.
suivait sa politique traditionnelle : depuis François I«' et
Louis XIV, elle protégeait Findépendance du Sultan pour conti-
nuer à jouir, à Constantinople, d'un crédit dont les populations
chrétiennes de l'Empire étaient les premières bénéficiaires. Pour
TAngleterre, fortifier la Turquie, la placer sous la sauvegarde du
droit public européen, c'était le moyen d'écarter les Russes de la
mer Egée, d'opposer un obstacle infranchissable à toutes leurs
entreprises. Le principe d'intégrité de l'Empire ottoman et de
souveraineté du Sultan était donc, entre les mains de l'Angle-
terre, comme une machine de guerre. Le 19 juin 1877, à la
veille des hostilités, M. Layard, ambassadeur d'Angleterre à
Constantinople, écrira : « La politique qui nous a fait soutenir
la Turquie pour nos propres fins et notre sécurité, et non pas
pour un amour abstrait des Turcs et de leur religion, politique
adoptée et approuvée par les plus grands hommes d'État, n'est
pas de celles que les événemens des derniers mois, n'ayant
aucune relation avec elle , suffiraient pour renverser. Cette poli-
tique est fondée en partie sur la croyance que la Turquie est une
barrière aux desseins ambitieux de la Russie en Orient, et que le
Sultan, chef reconnu de la religion mahoniétane, est un allié
utile, sinon nécessaire, à l'Angleterre, qui a des millions de
musulmans parmi ses sujets... «L'Angleterre fortifie la Turquie,
comme on fortifie un bastion défensif ; elle la pousse dans la voie
des réformes et de la centralisation ; pour supprimer les reven-
dications inquiétantes des populations chrétiennes, elle con-
seille au Sultan de les fondre peu à peu dans une Turquie mo-
dernisée, tolérante, libérale et parlementaire. C'est la période
de la Charte de Gulhané (1839) ei du Tanzimat (1836). On sait
de reste quel fut le résultat de cette application à la Turquie
des principes du gouvernement libéral anglais. Dans un pays
où la religion fait la nationalité, tout essai de centralisation ad-
ministrative était voué d'avance à un échec certain. La réforme
politique et sociale aboutit à un échec complet, tandis que la
suppression des janissaires et la réforme militaire réussissaient :
eu sorte qu'après sa crise de « modernisme, » la Turquie se
retrouvait plus musulmane et plus asiatique, plus forte, à vrai dire,
militairement, mais aussi plus disposée à opprimer les popula-
tions chrétiennes. Exclue des afl'aires allemandes après 1866,
TAutriche-Hongrie, sous l'inspiration du comte de Beust et plus
tard sous l'impulsion d'Andrassy, se tournait décidément vers
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l'évolution de la question d orient. 289
rOrient; elle apportait aux populations slaves de la péninsule
un encouragement nouveau en même temps que, du Nord, la
Pussie panslaviste d'Alexandre II se préparait à leur apporter un
concours plus effectif. Mais ces velléités de gouvernement libé-
ral, ces interventions des États européens dans les affaires
intérieures de la Turquie (1), l'exemple de la Grèce et des Prin-
cipautés, en faisant miroiter aux yeux des populations chré-
tiennes la possibilité de Tautonomie, en avaient surexcité chez
elles l'impérieux désir ; au moment où le gouvernement du
Sultan allait se faire plus oppressif, elles devenaient, elles, plus
impatientes de liberté.
Ainsi, à l'heure où l'insurreetion de l'Herzégovine (1874),
les troubles de Serbie et du Monténégro, laissaient prévoir une
tentative nouvelle d'émancipation des populations slaves et la
prochaine explosion d'une crise orientale, la politique d'inté-
grité, préconisée par l'Angleterre, devenait de plus en plus dif-
ficile à pratiquer ; elle se heurtait à la fois à la résistance déses-
pérée des populations, encouragées par quelques-unes des
grandes puissances européennes, et à la campagne de presse et
d'opinion menée, en Angleterre même, en faveur des chrétiens
opprimés. Par là s'expliquent, dans l'attitude de lord Derby et de
lord Beaconsfield, certaines hésitations, certains tâtonnemens.
Une politique plus alerte aurait peut-être pu trouver l'occasion
d'empêcher la guerre; mais l'Angleterre ne paraît préoccupée
que de comprimer les efforts des populations chrétiennes ver»
l'émancipation ou d'empêcher le succès des réformes quand
c'est la Russie et les puissances de l'Europe centrale qui en re-
commandent l'application; elle ne se réveille qu'en présence du
traité de San Stefano.
Au moment où, à la fin de d878 et en 1876, l'insurrection
tend à gagner toutes les provinces chrétiennes de la péninsule
des Balkans, l'Europe continentale est régie par la combinaison
politique que l'on a appelée « l'Alliance des Trois empereurs. »
Les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Vienne ma-
nifestent leur entente et leur volonté de maintenir la paix et le
(!) M. de Moustier provoquait en 1867, à propos des affaires de Turquie, uno
m consultation de médecins, » il préconisait l'unification et la centralisation ; à la
même époque, le comte de Beust se montrait disposé à favoriser parmi les chré-
tiens d'Orient « le développement |de leur autonomie et rétablissement d'un self
govemment limité par un Ûen de vassalité. »
TOME XXXV. — 1906. 19
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290 REVUE DES PEUX MONDES.
Statu quo en. Orient en rédigeant ou en appuyant la note du
30 décembre 1875. Écrite par un Madgyar, par un ami de la
Turquie, la « note Andrassy » renonçait au système anglais des
réformes générales et à la centralisation pour préconiser ie
système des réformes particulières, adaptées aux besoins et au
tempérament de chacune des populations de TEmpire. Le
massacre des consuls de France et d'Allemagne à Salonique, les
progrès de Tinsurrection bulgare, ne tardèrent pas à « engager
les cabinets à resserrer leur entente » et à la constater en rédi-
geantje 13 mai 1876, le mémorandum de Berlin : les trois cours
y recommandaient plus énergiquement des réformes, mais il y
était question, pour la première fois, de « peser » sur le gouver-
nement ottoman et, si besoin était, de faire suivre l'action diplo-
matique de « mesures efficaces. » La France et Tltalie se
hâtèrent d'adhérer au mémorandum^ mais TAngleterre répugnait
à se mettre à la remorque d'une politique qui n'était p£tô la sienne
et qui devait conduire tôt ou tard à l'émancipation des peuples
balkaniques ; elle refusa de se joindre aux gouvernemens du
continent et, pour les décourager de recourir à une pression
armée, elle envoya sa flotte dans la baie de Besika, à l'entrée des
Dardanelles. En même temps, une révolution de palais déposait
Abd-ul-Aziz et mettait sur le trône son héritier Abd-ul-Hamid.
L'intervention des trois empereurs avait échoué : le champ
restait libre pour l'action de l'Angleterre. Tandis qu'Alexandre II
et François-Joseph, persuadés qu'une solution pacifique deve-
nait de plus en plus improbable, se rencontraient le 8 juillet
1876 à Reichstadt et jetaient les bases de l'accord signé le
15 janvier 1877 qui allait assurer à la Russie, en cas de guerre,
la neutralité autrichienne, moyennant l'occupation de la Bosnie
et de l'Herzégovine, lord Derby élaborait un programme de ré-
formes et le soumettait à la Porte ; mais ni les chrétiens révoltés,
auxquels le cabinet de Saint-James refusait toute espèce d'« au-
tonomie locale, » ni le Sultan, qui savait que le gouvernement
britannique repoussait d'avance toute idée de contrainte, ne
firent bon accueil à la note du Foreign Office ; l'heure de l'action
arrivait et, à Londres, où l'on s'y sait peu apte dès qu'il s'agit
d'aller plus loin que l'inoffensive manifestation navale, on cher-
chait le moyen de s'y dérober. La presse libérale, à la suite des
harangues de Gladstone, dénonçait les « horreurs de Bulgarie »
et réclamait une intervention énergique ; mais, sur place , les
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l'évolution de la question d'orient. 291
velléités inopérantes de la politique britannique n'aboutissaient
qu'à encourager la résistance des populations et à multiplier
les massacres : sous les yeux des consuls impuissans et de
rambassadeur désarmé, les autorités turques procédaient à des
pendaisons en masse et terrorisaient la Bulgarie. La crainte du
mouvement panslaviste paralysait à Londres tout désir d'inter-
vention et, plus les événemens lui paraissaient rendre inévitable
une intervention européenne, plus l'Angleterre se barricadait
dans sa politique d'abstention et se retranchait derrière ses
principes d'intégrité et de centralisation libérale. Elle faisait
un suprême effort en demandant la réunion d'une conférence
européenne à Constantinople, tandis que les Turcs promettaient
une fois de plus une constitution et deux Chambres (Constitution
du 23 octobre 1876). La dépèche par laquelle lord Derby reprend,
le 4 novembre 1876, sa proposition de conférence et la réponse
du prince Gortchakof (18 novembre) précisent parfaitement les
points de vue différens des deux gouvernemens. Lord Derby
affirme la nécessité de « l'indépendance et l'intégrité territoriale
de l'Empire ottoman. » Gortchakof répond : « Il importe de recon-
naître que l'indépendance et l'intégrité de la Turquie doivent être*
subordonnées aux garanties réclamées par l'humanité, les senti-
mens de l'Europe chrétienne et le repos général... et, puisque la
Porte est incapable de remplir les engagemens qu'elle a con-
tractés, par le traité de 1856, vis-à-vis de ses sujets chrétiens...
l'Europe a le droit et le devoir de se substituer à elle, en tant
qu'il est nécessaire, pour en assurer l'exécution. »
Aussitôt la guerre déclarée, le cabinet de Londres éprouvait
encore le besoin, le 6 mai, d'adresser à celui de Saint-Péters-
bourg une communication où il spécifiait à quelles conditions il
conserverait la neutralité ; avant tout, ce sont les intérêts britan-
niques en Asie qui y sont invoqués : le canal de Suez restera
libre, TÉgypte ne sera pas comprise dans le rayon des hostilités,
Constantinople restera aux Turcs, le régime du Bosphore et des
Dardanelles ne sera pas modifié ; enfin le cabinet britannique fait
allusion à des intérêts qu'il pourrait avoir à protéger « dans le
golfe Persique. » Le Tsar, dans une conversation avec lord
Loftus, à Livadia, dès le 2 novembre 1876, avait déjà pris soin
de rassurer l'ambassadeur de la Reine ; Gortchakof à son tour
répond, le 20 mai 1877, à la communication de lord Derby en
renouvelant les mômes assurcmces ; il n'entrait pas dans les in-
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292 KEVUE DES DEUl MONDES.
tentions de la Russie de toucher aux intérêts anglais ni en
Egypte, ni dans les détroits, ni sur la route des Indes ou dans
le golfe Persique ; elle ne prétendait pas davantage occuper Con-
stantinople. Mais en retour, ajoutait le prince Gortchakof :
Le cabinet impérial est çn droit d'attendre que le gouvernement anglais,
de son côté, prendra ea sérieuse considération les intérêts spéciaux de la .
Russie engagés dans cette guerre et pour lesquels elle s'est imposé de si !
lourds sacrifices. Ces intérêts consistent dans la nécessité absolue de mettre
fin à la situation déplorable des chrétiens soumis à la domination turque \
et à letat de trouble ckronique domt elle est la cause... Cet état de choses
et les actes de violence qui en résultent répandent en Russie une agitation
provoquée par le sentiment chrétien, si profondément enraciné dans le
peuple russe, et par les liens de race et de religion qui rattachent ce peuple
à une grande partie de la population chrétienne de la Turquie. Le gouver-
nement impérial est d'autant plus obligé de tenir compte de cette agitation
qu'elle réagit sur la situation intérieure et extérieure do l'Empire...
Le but ne saurait être atteint aussi longtemps que les populations chré-
tiennes de la Turquie ne seront pas placées dans une situation dans
laquelle leur vie et leur sécurité soient suffisamment garanties contre les
abus intolérables de l'administration turque. Cet intérêt, qui est un intérêt
vital pour la Russie, n'est en opposition avec aucun des intérêts de l'Eu-
rope, laquelle, d'ailleurs, souffre elle-même de l'état précaire de l'Orient.
Le cabinet impérial avait essayé d'atteindre le but désiré au moyen de la
coopération des puissances amies et alliées. Forcé aujourd'hui de le pour-
suivre tout seul, notre auguste maître est résolu à ne pas déposer les
armes avant de l'avoir atteint sûrement avec des garanties efficaces pour
l'avenir.
Au moment où les bataillons se mettent en marche, les in-
térêts des deux adversaires, — c'est la Russie et TAngleterre que
nous voulons dire, — sont donc nettement définis, et c'est Tem-
pereur autocrate qui fait appel à l'opinion publique et aux liens
de solidarité de race et de religion, tandis que le gouvernement
libéral de la Grande-Bretagne n'invoque que ses intérêts maté-
riels. La question d'Orient, dans cette crise redoutable, apparaît
bien comme un duel entre l'Angleterre et la Russie; Tune et
l'autre combat pour ce qu'elle proclame être ses intérêts essen-
tiels: l'Angleterre pour la défense des routes de Flnde par Tin-
tégrité de la Turquie, la Russie pour la liberté des détroits et
Textension de son influence par raffranchissemeut des Slaves.
Après la victoire des Russes et le traité de San Stefano, au
moment critique où les armées du Tsar campent aux portes de
Çonstantinople et où la flotte anglaise est mouillée à Tentrée du
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l'évolution de la question d'orient. 293
Bosphore, ce qui préoccupe le gouvernement de Londres, ce qui
le décide à une action diplomatique énergique appuyée par des
préparatifs militaires, c'est moins la Bulgarie étendue jusqu'à la
mer Egée, Constantinople menacée, que les progrès des Russes
en Asie, la cession d'un large morceau du massif arménien com-
prenant les sources de TEuphrate, d'où il est facile de descendre
en Mésopotamie, et une partie de la route qui, de Trébizonde, par
Erzeroum, Alachkert et Bayazid, conduit les marchandises an-
glaises jusqu'au cœur de la Perse. S'il s'oppose à la création de
la Grande-Bulgarie de San Stefano, c'est que lord Beaconsfield
la croit destinée à rester dans la mouvance du grand Empire
russe, qui, par là, trouverait un débouché, des ports sur la mer
Egée, et menacerait le canal de Suez! Contre ces périls, si exa-
gérés soient-ils, l'Angleterre met en action toutes les ressources
de sa diplomatie; lord Derby, trop tiède, donne sa démission
(28 mars 1878) ; il est remplacé par lord Salisbury, plus ardent,
mieux pénétré des doctrines impérialistes de Beaconsfield. Les
réserves sont appelées ; des troupes indiennes arrivent à Malte.
Mais c'est toujours la diplomatie qui fait la plus active besogne.
Le comte Schouvalof, ambassadeur de Russie à Berlin, part
de Londres le 8 avril, s'arrête à Berlin où il a une entrevue avec
le prince de Bismai'ck, et arrive à Pétersbourg où il arrête le
texte de deux mémorandum qu'il rapporte à Londres où ils sont
signés le 30 mai : les deux cabinets y précisent, d'un commun
accord, les concessions que, dans l'intérêt de la paix générale,
la Russie consent à faire, tant en Asie qu'en Europe : elle aban-
donne la Grande-Bulgarie, les sources de l'Euphrate, Alachkert et
Bayazid, c'est-à-dire la route de Trébizonde en Perse : dès lors,
l'Angleterre a satisfaction sur les points essentiels ; le Congrès
peut se réunir, il est assuré d'aboutir à un résultat favorable.
En même temps qu elle négociait avec la Russie, l'Angle-
terre prenait ses précautions en Orient. En Asie, où ils conser-
veraient Batoum, Kars et Ardahan, les Russes n'allaient-ils
pas exercer encore une influence prépondérante dans ce massif
montagneux de l'Arménie qui est le nœud stratégique de l'Asie
occidentale, préparer pour l'avenir une descente, soit vers le
golfe Persique, soit vers le golfe d'Alexandrette et la Syrie?
Le contre-coup des défaites subies par les armes turques n'ai
lait-il pas ébranler profondément l'autorité du Sultan, faire
naître, parmi les populations non turques « l'espoir d'un prompt
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294 REVUE DES DEUX MONDES.
changement politique » et inciter « la population de la Syrie, de
TAsie Mineure et de la Mésopotamie à compter sur la prompte
chute de la dynastie ottomane et à tourner les yeux vers son
successeur? » C'est ce que, dans une note du 30 mai, se deman-
dait lord Salisbury. La note était destinée à expliquer et à justi-
fier le traité secret d'« alliance défensive » que signaient le 4 juin,
à Constantinople, M. Layard et Safvet-Pacha « pour la défense
des territoires de Sa Majesté Impériale le Sultan par la force
des armes. » « Afin de mettre TAngleterre en mesure d'assurer
les moyens nécessaires pour l'exécution de ses engagemens, Sa
Majesté Impériale le Sultan consent, en outre, à assigner Tîlede
Chypre, pour être occupée et administrée par elle. » De Chypre,
les forces anglaises seraient en mesure de surveiller FArménie,
l'Asie Mineure, la Syrie ; l'île serait comme un bastion avanci'
flanquant la rente de Tlnde. « Les Anglais ont besoin de Chypre
et la prendront comme compensation. Ils ne feront pas les
affaires des Turcs de nouveau pour rien. » C'est Benjamin Disraeli
qui, en 1847, avait écrit, dans son roman Tancrède, cette phrase
si singulièrement prophétique. Le premier ministre, en 1878, se
chargeait de réaliser lui-même les prédictions du romancier.
De la grande crise de 1877-1878, la Russie sortait victo-
rieuse des Turcs ; mais, dans son duel diplomatique avec l'Angle-
terre, c'est celle-ci qui décidément l'emportait. Pendant que la
lutte absorbait les deux adversaires, des personnages nouveaux
apparaissaient d'ailleurs sur le terrain de leur rivalité séculaire ;
d'autres, qui gravitaient au second plan, passaient décidément au
premier. Après le Congrès de Berlin il y a, dans la péninsule des
Balkans, des États chrétiens, indépendans ou en voie de le deve-
nir, Roumanie, Bulgarie, Serbie, Monténégro, Grèce, dont toute
l'ambition sera de grandir, de s'affranchir de toute espèce de
tutelle et qui n'auront pas, pour leur oppresseur turc, les
mêmes ménagemens que les puissances européennes. Sans
doute, en affranchissant les Slaves, la Russie comptait sur un
bénéfice réel et durable; ses sympathies pour les populations
balkaniques, plus encore que de la parenté de race et de la simi-
litude de religion étaient faites de son espérance de les voir
devenir comme l'avant-garde de l'Empire des tsars sur la mer
Egée; mais il n'en reste pas moins vrai, à l'honneur de la poli-
tique russe, que, de la guerre de 1877, sont sortis la plupart
des États, aujourd'hui si pleins de vie et d'avenir, qui occupeat
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' l'évolution de la question d'orient. 29S
une grande partie diï sol de la péninsule. La Russie qui, depuis
Pierre le Grand, avait rendu aux chrétiens, submergés par Tinva-
sion. musulmane, l'espérance de la délivrance, leur apportait,
cette fois, la réalité de la liberté ; elle est, avec la France, la seule
puissance européenne qui ait efficacement versé son sang pour
Taffranchissement des peuples chrétiens (i). L'existence d'Etats
nouveaux dans la péninsule des Balkans, voilà, après la guerre
de 1877 et le Congrès de Berlin, le premier des deux élémens
qui vont modifier les conditions de la politique européenne vis-
à-vis de l'Empire ottoman. Voici maintenant le second.
Derrière le tapis vert du Congrès de Berlin dont la présidence
lui est dévolue, se profile, puissante et dominatrice, sanglée dans
un uniforme militaire, la silhouette redoutée du hobereau prus-
sien qui, depuis vingt ans, conduit, au mieux des intérêts alle-
mands, les affaires de l'Europe: le prince de Bismarck est entré
dans le jeu oriental et, derrière lui, la force allemande, attirée
par l'Angleterre, va maintenant peser d'un poids lourd sur
les destins de l'Empire ottoman et des peuples balkaniques.
Pour lobservateur attentif aux grandes évolutions de la vie et de
la fortune des peuples, il n'est pas, peut-être, de spectacle plus
digne d'attention que le rôle et l'attitude du prince de Bismarck
pendant toute la crise orientale, de 1878 à 1879. Talleyrand au
Congrès de Vienne, Bismarck au Congrès de Berlin resteront,
pour les diplomates de Tavenir, des sujets de fructueuse médi-
tation. A ce moment, le chancelier a achevé son œuvre euro-
péenne; il est au faîte de la gloire et à l'apogée du génie; mais
il reste peu sensible aux apparences flatteuses d'un rôle décoratif;
sa politique est un chef-d'œuvre de réalisme sans aucun mélange
de cette vanité qur blesse si cruellement les plus faibles sans
profiter aux plus forts, ou de cette générosité sentimentale, peut-
être méritoire, mais si souvent fatale aux princes ou aux Etats
qui s'y laissent entraîner : c'est le système bismarckien dans toute
sa puissance en même temps que dans toute son élasticité. Le
chancelier en a lui-même, dans un chapitre de ses Pensées et
Souvenirs digne de figurer à côté des plus belles pages de Ma-
chiavel ou de notre Philippe de Comrnines, analysé les mobiles,
les ressorts et les fins. L'intérêt allemand, rien que l'intérêt
allemand, c'est tout ce que Bismarck veut voir dans la ques-
(1) Voyez, sur ce point, un article écrit ici môme par M. Julian Klaczko, un
Polonais, donc peu suspect de partialité envers la Russie, le !•' novembre 1878.
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296 BEVUE DES DEUX MONDES.
tion d'Orient, mais il Vy discerne, avec la prodigieuse acuité
de vue qui est la caractéristique de son génie comme de celui
du grand Frédéric, dans toute son ampleur, dans ses détails en
même temps que dans son ensemble, dans son présent comme
dans son avenir, et jusque dans ses contradictions. Dès 1875, le
chancelier prévoit des complications en Orient et s'y prépare:
l'histoire dira peut-être un jour si, en laissant se développer et
s envenimer Tincident de 1873 avec la France, il n'a pas cherché,
pour ainsi dire, à tâter le pouls à l'Europe, à mesurer la capacité
des hommes, la solidité des amitiés, la valeur efficace des ran-
cunes des vaincus et des jalousies des envieux. Il n'a plus, comme
avant 1870, à piloter le royaume de Prusse vers l'hégémonie
de l'Allemagne; il lui faut maintenant diriger à travers le
monde les destins victorieux du nouvel empire : chafrge plus
lourde, devoirs nouveaux et différens, dont il sent toute la res-
ponsabilité. S'il n'était que ministre du roi de Prusse, sa poli-
tique se contenterait de l'amitié séculaire de la Russie à laquelle
le lient solidement l'intérêt dynastique et la vieille complicité
nolonaise; il lui accorderait tout son concours diplomatique,
comme Frédéric-Guillaume l'avait fait durant la guerre de Cri-
mée ; mais il a bâti l'empire allemand et il lui faut veiller sur
son œuvre encore neuve; il sait mieux que personne grâce à
quel concours de circonstances il a pu venir à bout de ses des-
seins et il veut maintenir le même équilibre des forces et des
intérêts qui lui a permis de réaliser son œuvre ; il se souvient
de ses angoisses de Versailles quand^ tandis que le siège de Paris
s'éternisait, la Russie remit sur le tapis la question d'Orient et
lui fit appréhender un instant les surprises d'un congrès euro-
péen. L'amitié des trois empereurs ne saurait être maintenue que
si l'Autriche-Hongrie et la Russie s'entendent sur la politique
balkanique : déjà François-Joseph et Alexandre II, quand ils se
sont mis d'accord à Reichstadt, en juillet 1876, ont cherché à
faire bande à part, à tenir l'Allemagne en dehors de leurs affaires
et du secret de leurs conventions. Il faut encore concilier les
intérêts de la Russie et de l'Autriche avec ceux de la Grande-
Rretagne dont la neutralité bienveillante a permis de signer, en
tête à tête avec la France vaincue, le traité de Francfort. Offen-
ser la Russie, contrecarrer ses intérêts, ce serait ouvrir la porte
à une alliance franco-russe; et cette alliance, depuis les incidens
de 1875, n'apparaîtrait plus comme une impossibilité, n'étaient
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l'évolution de la question d'orient. 297
les relations affectueuses de Guillaume I®'" avec le Tsar son neveu.
Mais il convient, d'autre part, de ménager les intérêts de TAu-
triche, de les favoriser môme en Orient, et de la pousser à s'im-
miscer dans l'imbroglio balkanique, car un rapprochement entre
les vaincus de Sadowa et les vaincus de Sedan peut toujours
menacer l'Allemagne d'une guerre de revanche. Tous ces écueils,
Bismarck les voit, et, avec sa franchise coutumière, il les montre
au Reichstag, dans son discours^ du 19 février 1878; aussi ne
veut-il pas s'engager à fond dans les affaires d'Orient où il risque
de perdre des amitiés plus précieuses que tout ce qu'il y pour-
rait gagner. « Nous ne pouvons que donner des conseils gêné
raux ; suivant moi, la médiation ne consiste pas à fairç l'arbitre,
elle consiste à remplir l'office d'un honnête courtier, réussissant
à mener l'affaire à bonne fin. » Bismarck se garde de la tenta-
tion d'imposer sa loi à l'Europe, il se méfie des allures napo-
léoniennes; loin de faire parade de la puissance de l'Allemagne,
il dissimule, pour la faire mieux accepter, sa suprématie.
Empêcher les heurts trop violons, épargner les blessures pour
éviter les rancunes, donner, avec l'autorité de sa haute fonction,
des conseils et des indications, « ramasser le fil » si d'aventure les
interlocuteurs venaient à le laisser choir, c'est ainsi que Bismarck
comprend son propre rôle et celui de son pays.
Mais l'Empire allemand a, lui aussi, des intérêts en Orient :
on dirait qu'à mesure que les événemens l'obligent à s'occuper
des questions balkaniques, Bismarck prend conscience de ces
intérêts et cherche à les sauvegarder. Si peu enclin qu'il soit au
rêve lointain ou grandiose, il ne peut oublier l'histoire de la race
germanique et de son DraAg nach Osten, de sa poussée vers
rOrient. Il y a là plus qu'une tradition, un intérêt allemand très
précis : l'Allemagne prolifique et commerçante peut être tentée
un jour de chercher un débouché vers la Méditerranée pour les
produits de ses manufactures et le trop-plein de sa population.
En poussant l'Autriche dans la direction de Salonique, Bismarck
lui donnera satisfaction, s'assurera sa fidélité et en môme temps
travaillera dans l'intérêt du germanisme. Les cerveaux les plus
réalistes ne sont pas toujours ceux qui voient le moins loin et le
moins grand : Bismarck a dû songer, durant les séances du Con-
grès, à cette rivalité de la Russie et de l'Angleterre qui pourrait
un jour laisser libre, devant l'expansion germanique, un si beau
champ d'action. Il tient à ménager la Russie et à se montrer
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29S REVUE DES DEUX MONDES.
pour elle un parfait allié, mais il ne lui sacrifiera pas les inté-
rêts allemands ; d'ailleurs il n'a pardonné à Gortchakof ni son
intervention en 1875, dans les incidens franco-allemands, ni la
signature, avec Andrassy, sans le consentement et à l'insu de
Berlin, de la convention de Reichstadt; si maître de ses nerfs
qu'il soit, Bismarck a la rancune tenace et résiste difficilement,
quand il croit pouvoir le faire sans péril, au plaisir d'une ven-
geance. La force des choses, d'ailleurs, aurait eu raison même
des plus habiles précautions du chancelier. Le prestige de la
puissance et de la victoire, l'ascendant du génie donnaient, au
Congrès de Berlin, une telle prééminence au prince de Bismarck
que, si résolu qu'il soit à ne remplir que « l'office d'un honnête
courtier, » il devient l'arbitre de toutes les difficultés. Beacons-
field, qui a invoqué son arbitrage, recourt souvent à son auto-
rité, provoque ses interventions, lui laisse le premier rôle. Les
États secondaires de la péninsule se tournent vers lui : la Rou-
manie, traitée sans ménagemens par lés Russes, contrainte à leur
céder la Bessarabie en échange de la Dobroudja, menacée même
par eux si elle ne consent pas à garantir aux troupes russes qui
occupent la Bulgarie le passage à travers son territoire, mécon
tente d'ailleurs de l'Angleterre, qui voudrait l'obliger à continuer
à payer aux Turcs le tribut de vassalité, se tourne vers l'Alle-
magne. Entrée en campagne alliée de la Russie, la Roumanie
sort du Congrès amie de l'Allemagne; or, par sa position, elle
ferme aux Russes le chemin de Constantinople : qu'elle sorte de
l'orbite de Pétersbourg pour entrer dans celle de Berlin, c'est,
pour la Russie, un coup sensible. Il était naturel que le gou-
vernement russe rendît responsable^le tous ses déboires l'homme
et la puissance qui, au Congrès, avaient exercé une influence pré-
pondérante : même les conséquences de ses propres fautes, c'est
à l'Allemagne et à son chancelier qu'elle en fit porter la respon»
sabilité : les Russes, frustrés des fruits de leur victoire, plus
éloignés, après le Congrès, de réaliser leurs vues dans les Bal-
kans qu'ils ne l'étaient avant la guerre, s'en prirent moins à leurs
rivaux séculaires qu'à leurs amis traditionnels : le ressentiment
fut si vif que non seulement la presse eut toute liberté d'exciter
l'opinion contre l'Allemagne, mais que l'empereur Alexandre
lui-même écrivit à son oncle l'empereur Guillaume une lettre
autographe « qui contenait en deux endroits des menaces de
guerre formulées avec précision et selon les formes usitées dans
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l'évolution de la question d'oriknt. 299
le droit des gens (i). » Mis en demeure de choisir entre la
Russie et ses adversaires, Bismarck déclina Toption : Talliance
franco-russe, comme la Triple alliance, sortit du Congrès de
Berlin.
C'est ainsi que, par la logique de Thistoire, les conséquences
des faits dépassent souvent les prévisions même des esprits les
plus perspicaces. Le prince de Bismarck qui, naguère encore,
déclarait que les affaires d'Orient ne valaient pas le sacrifice de
«la solide charpente d'un grenadier poméranien » et qui se félici-
tait, dans son discours du 19 février, « d'être, vis-à-vis de l'Angle-
terre, dans l'heureuse situation de n'avoir avec elle aucun conflit
d'intérêts, si ce n'est des rivalités commerciales et de ces diffé-
rends passagers qui arrivent partout, » se trouva avoir préparé
l'Allemagne à jouer un grand xôle en Orient et à y devenir la
rivale de l'Angleterre . Le rôle de Bismarck au Congrès de Berlin
est à Torigine de la politique de l'empereur Guillaume II dans
TEmpire ottoman. Ainsi, c'est l'Angleterre elle-même qui, dans
les affaires turques, où jusqu'alors elle se trouvait seule en face
de la Russie, a introduit l'Allemagne qui n'allait pas tarder à
faire à son influence et à son commerce la plus redoutable con-
currence. La question d'Orient va se trouver dédoublée; en même
temps qu'à Constantinople, elle sera désormais à Salonique, but
de l'ambition austro-hongroise et aboutissement du Drang ger-
manique. En face de l'Autriche-Hongrie, maîtresse de la Bosnie
et de l'Herzégovine, autorisée à construire des routes militaires
et à entretenir des garnisons dans le sandjak de Novi-Bazar, la
Grande-Bulgarie de San Stefano aurait pu former une digue,
constituer un obstacle : ainsi ne l'avaient pas voulu lord Bea-
consfield et lord Salisbury; la crainte chimérique de voir la Bul-r
garie rester inféodée à la politique russe, leur avait fait ouvrir, de
leurs propres mains, la route de Salonique à l'influence austro-
hongroise et la porte de la mer Egée à la concurrence germa-
nique. La politique anglaise avait réussi à éloigner du canal de
Suez et des routes de l'Inde la puissance moscovite, mais c'avait
été pour en rapprocher la puissance allemande. Cavour et
l'Italie avaient été, en 1855, les bénéficiaires du Congrès de
Paris; Bismarck et l'AUemagûe étaient, en 1878, les bénéficiaires
du Congrès de Berlin.
(i) P€n9ée$ et Souvenirs de Bismarck* II, p. 259 et 360.
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300 REVUB DBS DEUX MONDES.
IV
Entre « Tintëgrité » préconisée par l'Angleterre et l'affran-
chissement désiré par la Russie, le traité de Berlin était une
transaction. Comme tel, tant parmi les populations orientales
qu'en Europe, il avait semé des germes de mécontentement et
laissé la porte ouverte à de prochaines complications. La pre-
mière crise qui survint fut celle de 1885 et il était naturel qu'elle
fût provoquée par les populations bulgares ; la réunion de la
Roumélie à la Bulgarie, la guerre serbo-bulgare, les incidens de
Grèce en sont les principaux épisodes ; nous nous garderons de
suivre aussi bien les détails compliqués de ces événemens que
les négociations obscures auxquelles ils ont donné lieu : le
Livre Jaune français qui les relate n'a pas moins de 727 pages I
Nous voudrions seulement montrer comment et pourquoi l'atti-
tude de plusieurs des grandes puissances et notamment celle de
l'Angleterre et de la Russie, en face de cette nouvelle phase de
la question d'Orient, sont déjà radicalement différentes de ce
qu'elles avaient été en 1877 et 1878.
Le Congrès de Berlin avait traité les populations balkaniques
comme une matière amorphe, où la volonté des puissances tail-
lait, divisait, au gré d'intérêts qui n'étaient pas ceux des indi-
gènes : il était dans la logique des choses qu'après le Congrès, les
États nouveaux qui en étaient issus cherchassent à adopter une
politique d'autant plus personnelle qu'ils étaient moins indépen-
dans, plus inachevés ou plus fragiles. Nous avons dit pourquoi
la Roumanie, devenue royaume, s'était aussitôt, par crainte de la
Russie, tournée vers l'Allemagne. Au contraire, le Monténégro,
très éloigné des Russes et de la route qui pourrait les mener à
Constantinople, pouvant se croire menacé d'absorption par son
puissant voisin autrichien, allait bientôt devenir, dans la pénin-
sule, « le seul ami » de la Russie. La Serbie redoutait une hégé-
monie autrichienne trop étroite, mais sa vie économique la liait
étroitement au débouché austro-hongrois : sa politique allait être
ballottée entre les deux influences. Quant à la Bulgarie, sa situa-
tion était la plus douloureuse : la guerre, engagée pour sa déli-
vrance, avait ressuscité la Grande-Bulgarie jusqu'à la mer Egée,
aux confins de l'Albanie et aux portes de Salonique ; mais le
traité de Berlin séparait en trois morceaux les populations bui-
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l'évolution de la question d orient. 3,01
gares ; il créait une principauté, la Bulgarie, une province privf-
légiée, la Roumélie ; enfin il replaçait sous Tautorité du Sultan
tous les pays macédoniens. L'Europe, au xix® siècle, a payé cher
la faute d'avoir voulu forcer certaines nationalités à rester divi-
sées en plusieurs tronçons : la volonté des peuples finit toujours
par faire éclater les traités. L'union avec la Roumélie devint,*
après le Congrès de Berlin, la pensée unique de tous les Bul-
gares; l'irritation causée par le traité fut si vive qu'elle rejaillit
sur la Russie ; il aurait fallu, pour que la Russie réussit à se faire
pardonner le bienfait de la délivrance dont les Bulgares lui
étaient redevables, que les officiers et les généraux, qu'elle avait
caisses dans le pays pour assurer son indépendance et organiser
son armée, eussent la main légère et souple ; au contraire, ils se-
montrèrent maladroits, mécontentèrent les populations et firent
naître chez elles la crainte de rester de siiriples satellites de la
grande Russie. Le prince Alexandre de Battenberg, neveu du
Tsar, fut lui-même obligé de suivre le mouvement et de marcher
avec le parti national : en 1883, la rupture entre la Russie et la
Bulgarie est complète. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 188S,
un comité à la tête duquel était le patriote Stranski proclamait, à
Philippopoli, l'union de la Roumélie et de la Bulgarie sous le
gouvernement du prince Alexandre qui accourait à Philippopoli
et prenait le titre de prince des deux Bulgaries.
Qu'allait faire l'Europe en présence d'une violation aussi au-
dacieuse du traité de Berlin? Sans doute l'Angleterre, où lord
Salisbury n'avait pas quitté le ministère, interviendrait au nom
de l'intégrité de l'Empire ottoman et de la sécurité de Constan-
tinople, compromise par la suppression de l'obstacle des Bal-
kans. Mais, depuis 1878, les conditions de l'équilibre politique
de l'Europe avaient été modifiées; du traité de Berlin étaient
sorties de nouvelles combinaisons de puissances. La Russie,
irritée contre l'Allemagne, « se recueillait » dans la paix et
dans le silence, tandis que le prince de Bismarck avait, dès le
mois d'août 1879, dans l'entrevue de Gastein avec le comte
Andrassy, jeté les bases de la Triple alliance et en avait imposé
l'approbation, malgré ses vives répugnances, à l'Empereur son
maître. L'alliance de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne était
destinée à assurer le respect des traités, du traité de Francfort,
mais aussi et surtout du traité de Berlin; l'Autriche n'acceptait
Vaillance défensive contre la France qu'en vue d'obtenir le con-
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302 REVUE DES DEUX MONDES.
cours de TEmpire allemand dans sa politique balkanique et son
appui au cas où sa marche vers Salonique provoquerait une
agression de la Russie. D'ailleurs le développement industriel et
commercial de FAUemagne et, à partir de 1884, son expansion
coloniale, commençaient à faire sentir leur influence sur la poli-
tique du cabinet de Berlin. Quant aux hommes d'État anglais,
ils n'avaient guère tardé à se rendre compte de Tillusion d'op-
tique qui leur avait fait redouter la création d ime Bulgarie in-
féodée à la Russie : le Drang germanique, commençait à les
préoccuper aussi vivement que le testament de Pierre le Grand*
L'attitude nouvelle que la diplomatie britannique allait prendre
dans la question rouméliote est peut-être le premier acte de la
rivalité qui met aujourd'hui aux prises, dans l'Empire ottoman,
l'influence allemande et l'influence anglaise.
La proclamation de l'union et l'acceptation immédiate du
prince de Battenberg plaçaient déjà l'Europe en présence d'un
fait accompli : avantage considérable lorsqu'il s'agit de faire
mouvoir une machine aussi lourde que le concert européen. La
Roumflie bénéficiait en outre de ce qui restait encore en Europe
du vieux sentiment de solidarité chrétienne et de l'idée moderne
du droit des nationalités à disposer d'elles-mêmes; l'opinion
publique, peu soucieuse des traités, se prononçait en faveur de
l'union, et plus d'un gouvernement, tout en rédigeant des circu-
laires sur la nécessité de respecter les décisions du Congrès de
Berlin, souhaitait qu'on trouvât un biais pour permettre l'union
des deux Bulgaries. Le Tsar, qui avait subi le Congrès de Berlin,
fut celui qui se prononça avec le plus d'énergie et d'insistance
pour le respect des traités et le retour au statu quo ante; il rap-.
pela les officiers russes qui restaient encore dans l'armée bulgare
et manifesta ouvertement son mécontentement. Alexandre III
cherchait dans cette attitude un moyen de faire regretter à la
Bulgarie son ingratitude, et de ne pas fortifier un État qui, créé
par la Russie, s'était jeté dans les bras de ses rivaux; il y trou-
vait, en même temps, une occasion de renouer avec la Turquie
des relations plus cordiales. « Le respect des droits de S. M, I.
le Sultan, » l'intégrité de ses Etats, tout ce qui faisait, de 1875
à 1878, le leit-motiv de la diplomatie anglaise, c'est en 1885, la
diplomatie russe qui s'en empare et qui en joue. Et par un
amusant chassé-croisé, w améliorer le sort des populations, exa-
miner leurs griefs, consulter les vœux des populations, » toutes
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l'évolution de la question d'orient. 303
les formules dont la diplomatie russe avait usé avant la guerre
de 1877, c'est sur les lèvres et sous la plume des représentons
de la Grande-Bretagne qu'il les faut chercher. A la conférence
des ambassadeurs à Constantinople, sir W. -White va jusqu'à
demander que l'on parle* le moins possible du traité de Berlin :
« il craindrait que l'expression : dans les limites du traité de
Berlin, ne fût pas comprise ou plutôt qu'elle fût comprise dans
un sens restrictif par les populations dont il s'agit d'améliorer
le sort (1). » Le représentant de la puissance qui avait signé le
traité de San Stefano avait beau jeu pour rappeler, devant l'en-
voyé britannique, un passé encore récent. M. de Nélidow, avec
le tact et la finesse d'un diplomate consoiùmé, sut donner à son
pays cette revanche académique.
La leçon des faits d'ailleurs portait plus loin que l'ironie des
diplomates. Dès qu'il fut certain que les puissances ne s'enten-
draient pas pour rétablir le statu quo en Roumélie, la Serbie
puis la Grèce s'agitèrent et réclamèrent des compensations : là
ce fut la guerre ; ici il fallut appliquer « le blocus pacifique, »
remède nouveau, inauguré sur les instances de l'Angleterre
contre la Grèce en émoi. L'Europe eut toutes les peines du
inonde à apaiser encore une fois, tant bien que mal, les troubles
des Balkans. Quant à la Bulgarie et à la Roumélie, malgré
l'opposition tenace du Tsar, le Sultan, sous la pression des puis-
sances occidentales, consentait à leur union sous le gouverne-
ment du prince Alexandre. Cet avantage que l'Angleterre sur-
tout et la France avaient contribué à faire obtenir aux Bulgares,
c'est l'influence austro-allemcLude qui allait, en définitive, en
profiter. Quand la colère du tsar Alexandre III eut forcé le
prince de Battenberg à abdiquer le trône de Bulgarie, ce fut
sous l'influence de l'Autriche et de l'Allemagne que la Sobraniô
élut, le 7 juillet 1887, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-
Gotha, officier dans l'armée austro-hongroise. Le chef du parti
anti-russe, Stambouloff, allait, jusqu'en 1895, gouverner la
Bulgarie. Aussi verra-t-on, — tant est profonde la répercussion
des questions orientales sur toute la politique générale, — tandis
que la Triplice accroît de plus en plus son influence à Constan-
tinople et dans tout l'Empire ottoman, le tsar Alexandre III
conclure alliance avec la République française et diriger l'acti-
vité russe du côté de la Perse et du Pacifique.
(1) Protocole du 28 novembre. — Liwe Jaune, p. 273.
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304 HEVUE DES DEUX MONDES,
« Non, il n'y nr pas de question arménienne. Il y a une grande
et redoutable question d'Orient, dont celle-là n'est qu'une des
faces multiples; et même, à vrai dire, il n'y a pas de question
d'Orient séparée de l'ensemble complexe des difficultés qui
pèsent sur l'Europe moderne. » Ainsi s'exprimait ici môme, le
1^ décembre 1895, M. Francis de Pressensé, et, en vérité, on ne
saurait mieux dire. Diplomatiquement ou politiquement, ou
encore historiquement parlant, la « question arménienne » est
le nom que Ton donAe à la crise de la question d'Orient qui,
de 1895 à' 1897, a troublé si gravement TEurope. Les événe-
mens d'Arménie sont d'ailleurs inséparables de ceux de Crète; ils
ne sauraient être étudiés isolément et, les uns comme les autres,
ils doivent être envisagés en fonction de la politique générale
de l'Europe, sous peine de rester inintelligibles. Depuis la
guerre russo-turque et le Congrès de Berlin, la crise arménienne
est la plus grave et la plus caractéristique qui ait mis en cam-
pagne la diplomatie ; sans en refaire ici l'histoire, nous voudrions
montrer comment la question se posait et quelle a été, en face
d'elle, l'attitude des grandes puissances.
La question arménienne est sortie de l'article 61 du traité de
Berlin ainsi conçu :
La Sublime Porte s'engage à réaliser, sans plus de retard, les amélio-
rations et les réformes qu'exigent les besoins locaux dans les provinces
habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Circas-
siens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesiu^es
prises à cet effet aux Puissances, qui en surrcilleront l'application.
Dans presque toutes les grandes conventions orientales on
retrouve un article de même nature que celui-ci; il est, pour
ainsi dire, de style. Mais de telles stipulations sont dépourvues
de sanctions pratiques et restent subordonnées à la bonne vo-
lonté du Sultan dont l'Europe a de bonnes raisons pour respec-
ter la souveraineté et l'indépendance. Ces clauses, si incertaine
qu'en reste l'exécution, ont cependant favorisé l'émancipation
des nationalités balkaniques, mais elles ont, d'autre part, poussé
le gouvernement turc à un système de rigueur et de compres-
sion destiné à étouffer, avant qu'elles se produisent, les protesta.
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L ÉVOLUTION t)E LA QUESTION D ORIENT. SOS
tions des races chrétiennes. La diplomatie européenne est ainsi
acculée à une étrange alternative. « Elle est forcée^ écrivait
en 1805 M. Francis de Pressensé, de pratiquer le culte du fait
accompli. Par là elle se donne Tapparence de pousser aux pires
excès en sens opposé : d'encourager tout ensemble les Turcs à
sauvegarder leur suprématie par tous les moyens, puisqu'une
fois perdue ils ne la retrouveront jamais, et les raïas à secouer
le joug par tous les moyens, puisqu'une fois affranchis, ils ne
seront plus réasservis. C'est immoral : c'est inévitable. » C'est
toute rhistoire de la question arménienne depuis 1895.
L'application de l'article 61 u l'Arménie rencontrait d'autant
plus de difficultés que, ainsi qu'on l'a souvent répété, il y a des
Arméniens, et en grand nombre, mais partout ils sont mélangés,
dans des proportions variables, à des élémens musulmans ; dans
aucun vilayet, ils ne constituent la majorité. A Constantinople,
où ils étaient nombreux, un bon nombre d'entre eux avaient
occupé d'importantes situations; surtout dans la période qui a
précédé les événemens tragiques de 1896, certains d'entre eux
tenaient, par leur fortune ou leur autorité sociale, une place
considérable dans la capitale. Le traité de San Stefano, qui
aurait libéré une bonne partie de l'Arménie, et surtout le traité
d'alliance anglo-turc du 4 juin 1878, suivi du traité de Berlin et
de l'occupation de Chypre par les Anglais, suscitèrent, dans
les classes supérieures du peuple arménien, un espoir qui n'allait
pas tarder à être déçu; il se forma un parti, bien plus nombreux
à Constantinople et en Europe qu'en Arménie môme, qui tra-
vailla à préparer l'émancipation nationale. Des comités armé-
niens révolutionnaires se constituèrent, surtout en Angleterre,
où ils trouvaient un asile et des encouragemens : leur but était
de forcer l'intervention des puissances en leur faveur en tra-
vaillant l'opinion publique européenne et en provoquant des
troubles en Arménie, à Constantinople et dans tout l'Empire.
Ces Arméniens cosmopolites, imbus des doctrines révolution-
naires de l'Europe, affiliés aux organisations secrètes, ne se
rendaient pas compte que leur zèle intempestif et violent
effraierait les gouvernemens, et que leurs infortunés compa-
Wotes seraient les premiers à pâtir de leurs attentats.
Depuis longtemps, la politique anglaise travaillait à se créer
des droits et une influence dans cette Arménie qui s'interpose
entre la poussée russe vers le Sud et les routes de l'Inde. Depuis
TOME XULV. — 1906. 20
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306 -.^ REVUB DES DEUX BLONDES.
la guerre de Crimée, une longue série, très instructive, dé
Livres Bleus, témoigne des efforts du cabinet de Londres pour
faire entrer l'Arménie dans la clientèle de la Grande-Bretagne;
à chacun des actes ou à chacune des publications par lesquelles
la France exerce ou consolide son protectorat sur les catho-
liques de Syrie et de Palestine, l'Angleterre répond par une dé-
marche en faveur des Arméniens; elle patronne en Arménie
des missions pl*otestantes ; elle y envoie des officiers, des voya-
geurs chargés de faire des enquêtes sur la situation du pay^.Au
traité de San Stefano, la Porte s'engageait « ài réaliser sans plus
de retard les améliorations et les réformes exigées par les be-
soins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens et à
garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens. »
Cette clause, d'où aurait pu sortir un droit d'intervention russe
en Arménie, est une de celles qui alarmèrent le plus le gouver-
nement de Londres. Le traité du 4 juin 1878 renversa la situa-
tion à son profit : en échange de l'alliance pour la défense des
territoires du Sultan en Asie, celui-ci « promet à l'Angleterre
d'introduire les réformes nécessaires (à être arrêtées plus tard
par les deux puissances) ayant trait à la bonne administration
et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime
Porte qui se trouvent sur les territoires en question... » Le
traité de Berlin annule celui de San Stefano, mais celui du
4 juin reste en vigueur : l'occupation de Chypre en est le signe
manifeste. En fait, malgré le texte de Berlin qui confie « aux
puissances » le droit de surveiller l'application des réformes,
« le règlement des questions arméniennes, constate Adolphe
d'Avril, tend à devenir une affaire anglaise. »
En 1895 et 1896, — années de la crise arménienne, — l'al-
liance franco-russe est dans toute la ferveur de sa nouveauté.
Elle modifie, en le consolidant, l'équilibre européen. La Russie
sort de son recueillement, la France de son isolement, pour
entrer dans une période d'action et d'expansion. La politique
russe, bloquée dans les Balkans par le traité de Berlin, se tourne
vers l'Extrême-Orient : l'ouverture prochaine du chemin de fer
transsibérien préoccupe l'Angleterre. La France achève, avec
méthode et continuité de vues, de constituer son empire colo-
nial; tranquille sur ses frontières européennes, elle prépare la
conquête de Madagascar, elle opère la réunion de ses possessions
africaines, elle résout, sans heurts et sans violences, mais sans
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l'évolution de la question d'orient. SOS
désavantages, ses litiges africains ou asiatiques avec l'Angle-
terre, Successivement, la question du Congo, celle du Siam,
celle de la Côte occidentale d'Afrique, la revision des traités
tunisiens, loyalement abordées, sont résolues dans hî^ esprit de
concorde et de concessions réciproques. Cette politique, toujours
calme, souvent heureuse, mais toujours discrète, n'est pas sans
causer à l'Angleterre quelques embarras ou quelque alarme.
Biieux peut-être que chez nous, la portée de la méthode de
M. Hanotaux et des cabinets modérés est comprise en Angle-
terre : on en pressent l'aboutissement et l'on devine que, tous les
litiges africains résolus., il en faudra venir, bon gré, mal gré, à
aborder la question égyptienne (1). C'est l'échéance que le cabr»
net britannique cherche, à tout prix, à reculer. Dès son retour
aux affaires, à l'automne 1895, c'est la préoccupation dominante'
de lord Salisbury. Contre une alliance franco-russe, la manœuvra
indiquée, classique, c'est de soulever la question qui a brouilIë[
Napoléon et Alexandre P', la question d'Orient : là seulement!
les deux pays peuvent avoir certains intérêts divergens, certaines
traditions opposées. En France, où tout un parti repousse la po-
litique d'alliance russe, une campagne adroitement conduite dans
la presse et dans l'opinion peut trouver des concours d'autant
plus ardens que, chez nous, les sentimens d'humanité et de
justice, lorsqu'ils sont mis en avt^nt, ne restent jamais sans écha.
Nous avons vu comment l'Angleterre, depuis la convention
de Chypre, tenait, pour ainsi dire, en réserve, la question arme*-
nienne et donnait asile aux comités arméniens. Aussi, dès que
des troubles graves furent signalés en Arménie, sa main y
fut-elle soupçonnée. Dès le 20 février 1894, M. Paiul Cambon,
dans une lettre au ministre des Affaires étrangères, M. Casimir-
Perier, expliquait la genèse et le développement des troubles
d'Arménie (2) envenimés par les maladroites rigueurs de la poli-
tique du Sultan; dans l'été de 1894, éclataient des conflits très
graves dans le Sassoun, entre Arméniens et Kurdes; bientôt le
ipouvement « préparé, dit-on, de longue main par la société de
Hentchak dont le siège est actuellement à Tiflis, après avoir été
à Londres et à Athènes (3), » s'étendait au vilayet de Bjilis ei^à
(1) Dans l'hiver 1895-1896, le ministère Brisson-Bourgeois-Berthelot lance en
Afrique l'expédition Marchand.
(2) Livre Jaune, n<» 6.
(3) M. Meyrier, vice-consul à Diarhékir, à M. Hanotaux, 5 octobre 1894. Livre
Jatme, n* 10.
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308 REVUE DES DEUX MONDES.
la région de Mouch. Les Turcs, dans la répression, commettaient
les pires excès. L'Angleterre, par l'application de l'article 61 du
traité de Berlin, demandait à ouvrir une enquête sur ces événe
mens; la France et la Russie joignaient leurs commissaires aux
siens. La question ne sortait pas encore du domaine local pour
entrer dans celui de la politique générale; mais voici qu'à la fin
du mois d'août 1895, lord Salisbury,.qui venait de succéder au
Forcign Office à lord Kimberley, prononçait à Douvres un grand
discours où il prophétisait que la justice de l'histoire ne tarde-
rait pas à amener la disparition de l'Empire turc. « Ne croyez
pas, ajoutait-il, que j'aie l'intention de jouer le rôle de chirur-
gien... mais le danger n'en existe pas moins et continuera d'exis-
ter. Il y a un centre de corruption d'où la maladie et la décom-
position peuvent gagner les parties saines de la communauté
européenne. » Et il concluait : « le temps des efforts n'est pas
passé, encore moins celui des préparatifs. » A plus de quarante
ans de distance, c'était, presque mot pour mot, les paroles de
Nicolas 1*"* à sir Hamilton Seymour, prélude de la guerre de Crimée I
Un tel langage, dans la bouche du Premier ministre conservateur,
venant après la campagne menée par Gladstone, M. Asquith, les
orateurs et les journaux libéraux, et après que le public anglais
avait pu, durant tout l'été, « s'adonner à l'un de ses sports pré-
férés, une croisade de philanthropie agressive qui sert les intérêts
'britanniques (1), » était le plus inquiétant des symptômes. Moins
d'un mois après, au moment où le projet de réforme présenté à
la Porte par les trois ambassadeurs d'Angleterre, de France et de
Russie, était à la veille d'aboutir, M. Cambon recevait, lé 28 sep-
tembre, du comité hentchakiste de Constantinople, une sorte d'ul-
timatum lui signifiant que les Arméniens avaient résolu de faire
une manifestation pacifique et que « l'intervention de la force
armée et de la police pour l'empêcher, pourrait avoir des consé-
quences regrettables doiit le comité repousse d avance toute la
responsabilité. » Le surlendemain, 30 septembre, la manifestation
avait lieu; elle aboutissait à des conflits qui duraient plusieurs
jours et faisaient, parmi les Arméniens, un grand nombre de vic-
times. Bientôt les troubles se répandaient dans tout l'Empire et,
L 31 octobre, M. Cambon signalait la gravité de la situation dans
une dépêche qui ne parvenait à Paris que le 6 novembre, au
(!) ^L'expression est de M. Francis de Pressensé, arlicle cite, p. 681.
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r T '
l'évolution de la question d'ori.ent. 309
moment où la chute du cabinet Ribot-Hanotaux allait appeler au
pouvoir MM. Brisson, Bourgeois et Berthelot. En présence d'une
situation aussi menaçante, de Paris, de Berlin, de Vienne, arrî-
vaient au Sultan de sages avis sur la nécessité d'être prudent et
de faire des réformes ; d'Angleterre au contraire parlaient des
discours de plus en plus provocateurs. Le 10 novembre, au ban^
quet du lord-maire, lord Salisbury faisait le procès du Sultan
et, dans un style tout imprégné de réminiscences bibliques, il
s'écriait qu'il était naturel « que l'injustice conduisît à leur perte
les plus élevés de la terre; » il encourageait à l'espoir les
peuples qui gémissent et il agitait sur la tête de l'oppresseur
les foudres de la colère divine. Le chef du Foreign Office par-
lait aussi de l'entente nécessaire de l'Europe, mais ses fréquentes
allusions à une catastrophe prochaine de l'Empire ottoman, ses
paroles si nettement en opposition avec celles qui venaient des
autres capitales, contredisaient ses déclarations et laissaient pres-
sentir que, conmie le Tsar en 1877, le gouvernement de la Reine
se préparait à« agir seul. » Tandis que l'opinion publique ma-
nifestait un enthousiasme indescriptible et réclamait des solu-
tions immédiates, le 19 novembre, lord Salisbury, après avwr
lu la lettre où le Sultan promettait de faire des réformes, pre-
nait un accent encore plus dur : « 11 faut expier de longues an-
nées d'erreur, s'écriait-il, et une loi cruelle veut que l'expiation
retombe sur ceux qui ont commis les fautes. » Un pareil lan-
gage, dans une telle bouche, ne pouvait manquer d'avoir dans
tout l'Empire ottoman le plus dangereux écho; partout, en
Macédoine, en Crète, les rapports des consuls signalaient l'agi-
tation qui précède d'ordinaire les grandes crises. « S'il se propo-
sait, écrivait excellemment M. Francis Charmes dans sa Chro-
nique du 1®' décembre, d'entretenir l'insurrection arménienne,
de lui envoyer un encouragement officiel et de provoquer, dans
d'autres parties de l'Empire, soit sur le continent, soit dans les
îles de la Méditerranée, des révoltes et des soulèvemens nou-
veaux, à coup sûr, lord Salisbury ne parlerait pas autrement. »
Contre les intentions que paraissait révéler le langage du
Premier ministre de la Reine, la seule contre-mine efficace était
une union étroite du concert européen qui garantirait au Sultan
l'intégrité de ses États, mais qui interviendrait énergiquement
auprès de lui pour obtenir la fin d'atrocités qui révoltaient les
consciences civilisées et la réalisation d'un programme de ré-
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StO RKVUE DES DEUX 310NDES.
foirmes dont les Arméniens bénéficieraient. Mais, tout en exerçant
Bnc pression sur le Sultan, il fallait éviter d'en venir à des me-
sures de coercition sous peine de voir s'ouvrir cette crise de la
question d'Orient que Ton tenait à éviter. Dix-huit vaisseaux
anglais, mouillés à Salonique, pouvaient en quelques heures en-
trer dans les Dardanelles, tandis qu'à Sébastopol l'escadre du Tsar
se tenait prête à appareiller et qu'à Odessa 80 000 Russes se
concentraient. On pouvait se croire à la veille d'une guerre de
Crimée où la France, si elle participait avec TAngleterre à
une intervention armée contre Gonstantinople , se trouverait
entraînée. Le péril était imminent au moment où le cabinet
Brisson-Berthelot envoya l'escadre de la Méditerranée à Smyme.
On s'en tira en demandant au Sultan un firman autorisant
chaque puissance à envoyer dans lefBosphore un second station-
naire; ainsi« on continuait à agir collectivement, et on évitait de
poser la question des détroits.
\ Gonstantinople, le désaccord latent des cabinets européens
et les attentats révolutionnaires des Arméniens, notamment
l'attaque de la Banque ottomane le 26 août 1896, paraljisaient
les gouvernemens en leur faisant craindre de paraître encou-
rager, en Turquie, des crimes contre lesquels ils faisaient,
chez eux, des lois d'exception, et donnaient beau jeu à Abd-ul-
Hamid pour se contenter de promesses vagues, ajourner toute
espèce de réformes et continuer les massacres. Ainsi plus les
révolutionnaires, arméniens s'acharnaient à faire sortir l'Europe
de son attitude passive, plus les moyens auxquels ils avaient
recours les empêchaient de réussir. Lord Salisbury à Londres,
M. P. Gambon à Gonstantinople, suggéraient de recourir à une
mise en demeure formelle, de fixer au Sultan un délai passé
lequel il faudrait avoir recours à des mesures coercitives ; mais,
à Paris et à Pétersbourg, on tenait avant tout à ne pas se laisser
acculer à des mesures auxquelles le cabinet de Berlin refuserait
vraisemblablement de participer et qui pourraient donner à la
politique anglaise l'occasion, qu'elle semblait chercher, d'une
intervention. L'attitude de lord Salisbury, au début de l'au
tomne 1896, vint justifier la prudente réserve des deux gouver-
nemens alliés. Le 25 septembre, le chef du Foreign Office se
mettait d'accord avec le comte Goluchowski, ministre des Affaires
étrangères d'Autriche-Hongrie, sur les moyens de réaliser deft
icrormes et la nécessité de recourir à des mesures d'exécution;
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l'évolution de la question d'orient. 311
puis, le 20 octobre, il lançait un mémorandum aux puissances,
dans lequel il semblait sonner le glas de TEmpire ottoman. Après
avoir affirmé l'échec de la politicpie d'intégrité et de réformes,
il concluait : « Il est devenu évident qu'à moins que ces grands
maux puissent être supprimés, la longanimité des puissances de
l'Europe ne parviendra pas à prolonger l'existence d'un État
que ses propres vices font tomber en ruine. » A ces déclara-
tions alarmantes, M. Hanotaux répondit par le discours du
3 novembre où, définissant les intérêts et les devoirs de la
France, il répudiait pour elle toute politique d'aventure; dans
une note du 12 décembre, il précisait le programme de la poli-
tique franco-russe et fixait les trois points qui devaient servir de
base, et en même temps de limite, aux négociations : maintien de
l'intégrité des États du Sultan, pas de condominium européen,
pas d'action isolée. En même temps il représentait fermement
à la Porte qu'il lui deviendrait impossible de la sauver de la
ruine dont l'Angleterre la menaçait si les massacres ne cessaient
pas et si des satisfactions réelles n'étaient pas données aux exi-
gences de l'Europe. Le 16 novembre, il faisait venir Munir-bey,
et lui déclarait qu'il donnait à M. Cambon l'ordre de quitter
Constantinople, s'il n'obtenait pas l'arrestation immédiate de
Mazhar-bey, assassin du Père Salvatore, la fermeture du tribunal
extraordinaire chargé de juger les Arméniens et l'ordre aux
autorités militaires de la Crète d'obtempérer aux réquisitions du
vali. En même temps que les puissances, alarmées des procédés
de l'Angleterre, se ralliaient autour du programme français, le
Sultan sentait la nécessité de tenir enfin compte de l'irritation
de l'opinion européenne ; il proclamait une amnistie, autorisait
l'élection d'un patriarche arménien, Mgr Ormanian, supprimait
le tribunal d'exception. Peu à peu les troubles s'apaisaient, les
massacres cessaient, les assassinats se faisaient plus rares. A coup
sûr la question arménienne subsistait, et subsiste encore, mais
la crise aiguë de la question d'Orient était passée. La politique
française avait réussi à conjurer le péril qui menaçait l'Europe,
à circonscrire l'incendie, et à prévenir toute complication inter-
nationale. La réconciliation du Tsar avec le prince de Bulgarie,
sous la condition du baptême orthodoxe du prince héritier
Boris, négociée à Paris, dans l'hiver 1896, sous les auspices
d'un haut personnage politique français, avait empêché les
troubles de s'étendre à la Macédoine et la Bulgarie d'entrer en
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312 REVUE DES DEUX MONDES.
branle. Ces résultats que, malgré les difficultés particulièrement
délicates de sa situation, — extérieure et intérieure, — la France
avai! obtenus, elle les devait à la formule « intégrité de
TEmpire ottoman, » qu'elle avait résolument adoptée, non
comme un expédient passager, mais comme Tune des assises
fondamentales de sa politique traditionnelle adaptée à ses be-
soins et à ses intérêts présens. Une Turquie forte, capable de
mettre en ligne une armée solide, pouvait devenir, dans cer-
taines éventualités que Tavenir semblait préparer, un facteur
important dans la politique générale. Là raison d'être ultime
de la politique franco-russe, dans la crise de 1895-1896, c'est
en Egypte qu'il faut aller la chercher. L'Angleterre avait tout
fait pour rompre le bon accord de la France et de la Russie;
elle avait échoué, et il se trouvait que c'était au contraire cette
union qui avait donné le ton au concert européen et réglé les
difficultés orientales. Mais le résultat auquel l'Angleterre n'avait
pu arriver par son action extérieure, l'opposition, en France
môme, allait l'obtenir partiellement en menant, contre le cabinet
Méline-Hanotaux, la plus violente campagne, et en affectant de
rendre la politique franco-russe responsable de massacres que
d'autres avaient provoqués, qu'elle n'avait pas qualité pour
punir, qu'elle a finalement arrêtés, et qu'elle a essayé d'empê-
cher dans toute la mesure où elle le pouvait, sans sacrifier sa
propre sécurité et sans jeter l'Europe dans les complications
redoutables d'une crise orientale. Cette campagq^e ne servit pas
la cause des Arméniens, mais elle réussit à ameuter une partie
de l'opinion française contre une politique qui faisait notre force
dans le monde, mais qui gênait la liberté de mouvemens de
l'Angleterre. Ainsi, indirectement, la politique britannique avait
en partie réussi : elle avait émoussé, dans^ une certaine mesure,
la puissance d'action de l'Alliance franco-russe, en aidant, ep
France, au déchaînement des passions politiques et à l'avène-
ment du parti radical.
L'Allemagne était, cette fois encore, cette fois surtout, la
principale bénéficiaire de la crise. Depuis le Congrès de Berlin,
elle jouissait à Constantinople d'une influence d'autant plus
forte que ses armées étaient plus éloignées et ses flottes moins
redoutables. Dans la crise arménienne son attitude fut nettement
favorable à la Turquie ; elle s'opposa, ou ne donna qu'une adhé-
sion platonique à toutes les mesures proposées, non seulement
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l'évolution be la question d'orient. 313
par l'Angleterre, mais encore par la France et la Russie^ pour
imposer au Sultan des réformes. Elle ne cessa» pas d'agir
« comme un membre libre du concert européen ; » elle ne prit
pour règle de sA conduite que son intérêt immédiat, et son atti-
tude contribua dans une large mesure à encourager la Porte
dans sa résistance aux conseils réitérés de la Russie et de la
France. Le Sultan, entre la Russie et TAutriclie, dont il redou-
tait le voisinage et les armes, TAngleterre, dont les intrigues eu
Arménie et les visées sur Gonstantinople Talarmaient, la France
souvent exigeante quand il s'agissait de ses protégés, le Sultan,
délibérément, choisit l'Allemagne qui, en échange de son puis-
sant appui diplomatique, ne lui demandait que des concession^
de chemins de fer, des commandes pour son industrie, des faci-
lités pour son commerce. Au moment où Ton se plaisait, dans
certains milieux, à croire son influence annihilée pour long-
temps à Gonstantinople, elle était en passe d'y devenir prépon-
dérante.
Les événcmens de Crète et de Grèce allaient, l'année suîvanle,
porter à son apogée le crédit de rAllcmagne à Gonstantinople.
\u moment où les soldats grecs du colonel Vassos débarquaient
en Crète pour venir en aide aux insurgés, Guillaume 11 signifiait
durement son mécontentement au roi Georges, son parent, pro-
posait de bloquer sans délai le Pirée et d'exiger le rappel du c -
loneL Entre une politique si rigoureuse ut les incartades pur
trop imprudentes de la Grèce, il y avait place pour une action
pacificatrice du concert européen. Le cabinet de Londres, effrayé
des conséquences de sa politique de l'année précédente et dôs
progrès de Tinfluence allemande, revenait à des maximes plus
prudentes. Quant à la France, elle était partagée entre ses sym-
pathies traditionnelles pour les Grecs et sa résolution de rester
fidèle à la politique d'intégrité ; dès le début de la crise, elle offrit
aux Grecs l'autonomie de la Crète sous lo gouvernement du
prince Georges, mais sous la suzeraineté de la Porte. Enlever au
Sultan tout droit de souveraineté sur la Crète, c'eût été la mettre
à la merci de l'influence de la puissance prépondérante sur les
mers et maîtresse de l'Egypte, comme l'avait prédit, en 1853,
Nicolas I''^ : ni la France ni la Russie n'y conscnlaient. « 11 n'y a
pas trois politiques en présence, écrivait à cette époque M. Fran-
cis Charmes, il n'y en a que deux : ou le concert européen avec
les obligations qu'il entraîne, avec les lenteurs qu'il impose, avec
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314 REVUE DES DEUX MONDES.
les difficultés qu'il accepte et qu'il essaie de résoudre, ou Tiso-
lement avec la rhétorique pour consolation ou pour amusement. »
On sait comment la Grèce ne se rendit pas au conseil des puis^
sances, et, pour son malheur, partit en guerre, et comment, grâce
à l'Europe, il ne lui en coûta que quelques cantons thessaliens,
tandis que la Crète, tout en restant partie intégrante de l'Empire
ottoman, était remise aux puissances qui, pour la gouverner, dé-
léguaient le prince Georges. Cette nouvelle crise portait à son
apogée l'influence de l'Allemagne à Constantinople : l'attitude
nettement turcophile de son gouvernement, les encouragemens
et les félicitations de l'Empereur à l'armée turque, l'opposition
djB sa diplomatie à toutes les mesures destinées à atténuer le
désastre des Grecs, faisaient de Guillaume II non seulement un
partisan radical de l'intégrité de la Turquie, mais encore, pour
le plus grand bénéfice de l'industrie et du commerce allemand,
l'ami et l'allié du sultan Abd-ul-Hamid. Son voyage à Constan-
tinople et en Palestine, en octobre 1898, fut la manifestation
éclatante de cette intimité nouvelle. L'ère germanique com-
mençait dans l'Empire ottoman.
VI
L'histoire d'une évolution qui n'est pas achevée ne comporte
pas, à proprement parler, de conclusion. Mais, des observations
précédentes, peut-être avons-nous le droit de tirer, pour la poli-
tique d'aujourd'hui et de demain, certaines indications sur les
conditions dans lesquelles, si une crise orientale venait à
s'ouvrir, les grandes puissances s'y trouveraient engagées.
I L'influence économique et politique de l'Allemagne à Con-
stantinople s'est affirmée de plus en plus en ces dernières années;
1 elle s'est manifestée, notamment à propos des affaires de Macé-
doine, dans un sens absolument conservateur de l'intégrité de
l'Empire ottoman, de la souveraineté du Sultan et de son auto-
rité de Commandeur des Croyans. En vain Abd-ul-Hamid a-t-il
parfois timidement essayé de faire contrepoids à Thégémonie
germanique, en reprenant lé jeu de bascule qui lui a si souvent
réussi : il ne saurait plus désormais, même s'il le voulait réso-
lument, échapper complètement à cette protection, un peu
lourde à la vérité, mais qui, pour lui, reste la plus profitable et,
pour le moment, la moins dangereuse de toutes celios qu'il avait
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l'évolution de la oï^bstion d'orient. 315
essayées jusqu'ici. Pour la Russie et même pour l'Autriche-
Hongrie, TEmpire ottoman était un obstacle à une marche vers
la mer Egée ou le golfe Persique; entre les mains de l'Angle-
terre, il était une barrière dressée entre les routes de l'Inde et
la poussée moscovite. Pour l'Allemagne, qui ne confine pas 4
ses frontières, il est l'allié nécessaire, le collaborateur sans lequel
elle ne saurait ni acquérir ni garder les débouchés commerciaux
de l'Orient et les routes de l'Asie. Pour l'Angleterre et la Russie,
il était « un moyen; » pour l'Allemagne, il est un but; c'est lui^
même qui est, pour l'expansion allemande, le champ d'expérience
dont elle manquait : l'intérêt certain, durable, de TAUemagne
est donc de conserver et d^accroltre la puissance turque et de se
servir d'elle pour étendre la sienne propre dans tout le domaine
de l'Islam. Galvaniser « l'homme malade, » fortifier son armée
pour s'en faire une auxiliaire dans ses desseins politiques, c'est
l'intérêt allemand et c'est la politique de l'Empereur. Ainsi sub-
siste l'Empire ottoman, en dépit de tant de prédictions, plu^
solide peut-être qu'il ne l'avait été d^uis longtemps, en tous cas^
plus musulman, plus turc.
Il est parfois périlleux, pour un malade qui a des héritiers,
de paraître reprendre vigueur et santé. L'homme malade turc,
assisté du médecin allemand, inquiète la Grande-Bretagne. Le
rôle qu'elle a tenu en 1878, a passé à rAllemagno : politique
d'intégrité, politique panislamique, elle a tout pris et c'est son
influence dans les Balkans et en Asie qui alarme aujourd'hui la
puissance qui a besoin des routes de l'Inde et qui jouit de Tusu-
fruit de l'Egypte. La formule de « l'intégrité de l'Empire otto-
man, » dont la politique franco-russe n'a pas eu le temps de faire
valoir tout le contenu, est maintenant passée dans le jeu de l'Aile-
magne, qui parait disposée à s'en servir. Pour parer à ce péril, le
seul qui menace aujourd'hui son hégémonie mondiale, l'Angle-
terre pourrait être tentée de hâter la désagrégation de TEmpire
ottoman. Par quels moyens, nous l'avons laissé pressentir rLms
un précédent article sur le conflit anglo- turc, et nous n'y revien-
drons pas. La Grande-Bretagne, depuis que, par l'épée du Japon
!et le concours de l'action révolutionnaire, elle a mis momenta-
inément hors de combat son vieil adversaire russe, n'a plus
besoin de l'écran turc pour arrêter la descente cosaque vers les
Dardanelles ou le golfe Persique; elle serait tentée plutôt de
Rechercher l'amitié du Tsar pour contrerbalancerj, à Constanti-.
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âl6 ÎIÈMJÉ DÈS DEUX MONDES.
nople, le trop rapîdo essor do Tinlluence germanique. Elle croît
pouvoir compter, pour seconder éventuellement ses desseins
dans l'Empire ottoman, sur le concours de Tltalie, dont les
espérances dans TAdriatiquc et en Tripolitaine s*accommode-
raient d^me crise orientale. Il est vraisemblable qu'elle cherche-
rait aussi à entraîner -à sa suite la France : la question de savoir
si nos traditions, nos intérêts en Orient et notre situation en
Europe nous engageraient à la suivre est trop délicate pour être
tranchée en quelques lignes: peut-être les observations que nous
avons pu faire, chemin faisant, aideront-elles le lecteur, sinon à
la résoudre, du moins à la poser dans ses vrais termes.
La Russie, pendant toute la période de son expansion en
Extrême-Orient, a gardé, en Orient, une attitude expectante et
réservée; eRe a signé, en 1897, une convention avec TAutriche-
Hongrie pour maintenir le statu quo dans les Balkans, refréner
les ambitions impatientes des nationalités de la péninsule et y
conserver Téquilibre nécessaire à la paix; en 1903, la bonne
entente des deux cabinets de Vienne et de Pétersbourg s'est
encore manifestée par l'adoption du programme de Muerzsteg
pour la pacification et les réformes en Macédoine. Ni à Vienne,
ni à Pétersbourg, on ne prend ombrage des progrès de Tin-
fluence allemande à Constantinople ; à Vienne, on espère être de
moitié dans la politique du Drang ; à PétersbourgTon compte
sûr le système de l'intégrité, jpratiqué par l'Allemagne, pour
empêcher une puissance européenne quelconque de mettre la
main sur les détroits, car, tant qu'ils demeureront aux mains
des Turcs, l'espérance de voir se réaliser un jour les aspira-
tions traditionnelles tant de fois déçues, reste, pour la Russie,
parmi les possibilités de l'avenir. L'Allemagne se trouve donc en
niesùre de profiter de sa grande influence dans l'Empire otto-
man pour y sauvegarder et au besoin pour y favoriser les inté-
rêts de la Russie et ceux de TAutriche, et pour tenter de renouai',
selofli, la tradition bismarckiennc, l'entonte dps trois empereurs.
Ainsi gravitent, aujourd'hui plus quejamais, autour de Constan-
tinople et de Salonique, toutes les combinaisons de la politique
européenne.
René Pinon.
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pp*^"
COMMENT AIMiT LES MISMES (MËTn
Les médecins ont beaucoup étudié les mystiques dans la
seconde moitié du dernier siècle et ils se sont contentés souvent
d'explications trop simples.
Sans s'arrêter sur les rares neurologistes qui n'ont vu dans
Vanalyse des états mystiques qu'une occasion de polémique
antireligieuse, on doit reconnaître que la plupart de ceux qui
ont abordé cette étude ont méconnu la complexité des faits en
admettant que la connaissance de Thystérie suffisait h les
éclaircir. Les jeûnes prolongés, les visions, les extases, les stig-
mates se rencontrant aussi bien dans les hôpitaux que dans les
couvens, ils ont pensé de très bonne foi qu'ils pouvaient consi-
dérer le mysticisme comme une manifestation particulière dé
ce mal. « Un mystique est un hystérique qui tient de son
éducation les idées religieuses qui orientent sa pensée et colo-
rent d'une môme teinte ses divers accidens mentaux, » tel est
le jugement sans appel qui semblait résulter des travaux de
Charcot et de son école.
Il y a beaucoup à dire cependant contre une conception de ce
genre (1), et Ton pcnirrait montrer sans peine que, chez bien
des mystiques, l'hystérie, loin de constituer une condition néces-
saire de la mysticité, n'intervient qu'à titre accessoire ou môme
n'intervient pas du tout. Ce qui est constant dans ces âmes, c'est
l'exaltation du sentiment religieux, Tangoissc du doute, la soif
(1) D'excellents argumens ont été donnés récemment contre celte concept- n
par M. Pierre Janet [Une Extatique, Paris, 1901) et M. Léo Gaubert {la Calaie/^.^ e
chez lu mystiques, ^avht idOZ),
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318 REVUE DES DEUX MONDES.
de la certitude, le désir de la sainteté; ce qui est variable, ce sont
les moyens, consciens ou non, dont elles disposent pour apaiser
leur angoisse et réaliser leurs désirs. Ce n'est pas évidemment par
cet état nerveux que Pascal est arrivé à la joie de la certitude, et,
si sainte Thérèse a été hystérique, on ne saurait prétendre que
son mysticisme d intelligeni et si personnel ait été passivement
conditionné par sa névrose; bien au contraire, elle a su mer-
veilleusement profiter de ses visions et de ses extases pour se
rapprocher de son Dieu, et c'est son hystérie qu'elle a soumise
à son mysticisme. D'ailleurs, à mesure qu'on lit sainte Thérèse,
saint Jean de la Croix, Ruysbroeck, M"' Guyon, on s'aperçoit
que le mysticisme, avec l'ascétisme physique et moral qui pré-
pare l'union divine, et l'extase qui la réalise, implique toute une
philosophie profonde de la vie ; et l'explication de cet état d'âme
par la simple névrose paraît non seulement inexacte, mais infini-
ment courte. En attendant que la critique médicale apporte
dans l'étude générale des phénomènes naystiques plus d'esprit
philosophique, je voudrais aborder un chapitre souvent traité,
celui de l'amour mystique, et ce me sera une occasion de mon-
trer, avec des textes, combien l'analyse est restée jusqu'ici insuf-
fisante par rapport aux sentimens très complexes et très délicats
qu'elle avait la prétention de pénétrer.
I
On a pu avec raison définir le mysticisme « l'amour exclusif
de Dieu. »
Non seulement les grands mystiques aiment Dieu conmie
toutes les âmes religieuses, mais ils aspirent sans cesse à l'aimer
davantage et, partant, à n'aimer que lui. Tous les instincts, tous
les désirs qui n'ont pas Dieu pour objet, leur apparaissent conmie
des ennemis de leur âme, et c'est pour assurer jalousement le
triomphe de l'amour divin sur toute inclination naturelle qu'ils
se soumettent à cette discipline physique et morale qu'on appelle
Tascétisme.
Par le jeûne, ils espèrent soustraire leur esprit à la domina-
tion de la matière et s'affranchir d'un besoin qui rive toute créa-
tm'e à la terre ; par les souffrances et les privations physiques, ils
veulent tuer l'instinct du plaisir sous toutes ses formes, rendre
lem* corps insensible aux excitations légères du goût, de la vue
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COMBÏENT AIMENT LES MYSTIQUES CHRÉTIENS, 319
OU de Touïe, aussi bien qu'aux excitations violentes de la chair;
par les mortifications morales et les humiliations, ils veulent
étouffer les sentimens égoïstes et en particulier le plus dange-
reux de tous, le sentiment de Torgueil.
Ainsi, à mesure qu'ils coupent leurs chaînes, ils s'élèvent
vers le Dieu qu'ils aiment et deviennent plus capables de l'aimer,
puisque, suivant la forte expression de Ruysbroeck : « libre et
puissant par l'ascétisme, le mystique porte son âme dans sa main
et la donne à qui il veut. »
Il ne suffit pas cependant de libérer son âme, il faut encore
lui donner le moyen d'éprouver dans sa plénitude cette affeetion
dont elle a soif. Aussi le mystique s'entraîne-t-il, par des atti-
tudes et par des gestes, à réaliser d'abord dans son être physique
l'expression de Tamour de Dieu; il reste des heures entières
agenouillé ou prosterné devant la croix, il tient ses yeux et ses
mains levés vers le ciel.
Saint François de Sales n'a-t-il pas écrit que « dans les mo-
mens de sécheresse, il convient quelquefois de piquer son cœur
par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure (1)?
Pascal n'a-t-il pas conseillé : « Abêtissez-vous, » et les psycho-
logues modernes n'ont-ils pas souvent répété qu'exprimer un
sentiment, c'est déjà partiellement le ressentir?
Et tandis que le corps se maintient de la sorte en état de grâce,
tandis qu'il aspire tout entier à l'amour divin, voici la raison
qui par la méditation va se convaincre que cet amour est seul
légitime et seul digne d'être éprouvé. Le même saint François
nous dit que dans la méditation « l'espi-it tire à soi les motifs
d'amour et les savoure (2) ; » et sainte Thérèse médite sur les
plaintes de Fâme séparée de Dieu, sur la douleur de Cdme qui
désire Dieu, sur l'excessive bonté de Dieii^ sur co qui peut con-
$oler une âme de son exil; les titres ont beau changer, le thème
Be change guère, et les méditations provoquent ainsi l'adhésion
rationnelle de l'âme à ce sentiment que le corps désire et attend.
Mais ce n'est pas encore assez ; l'amour, comme tous les sen-
timens, ne peut vivre sans des images qui le soutiennent, et, pour
émouvoir fortement la sensibilité, ces images doivent être fixes
La contemplation, d'après saint François de Sales, consiste à
immobiliser sa pensée sur certaines images et choses capables
(1) Introduction à la Vie dévole, II, ch. ix.
(2) Traité de l'Amour de Dieu^ liy. VI, ch. ii.
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320 REVUE DES DEUX MONDES.
de provoquer le sentiment que l'on cherche (1). Pour contem-
pler, le mystique devra donc choisir une image e< la fixer, et s'y
perdre en s'abandonnant sans mesure aux senti mens d'amour, de
tendresse et de reconnaissance qu'il éprouve devant elle. Quel-
quefois, dans cette contemplation, il se donnera éperdument, jus-
qu'à perdre la notion de lui-même, et il aura l'illusion qu'il se
confond avec son Dieu ; d'autres fois, il sera plus conscient et
plus calme; mais il n'en éprouvera pas moins la joie de ne plus
s'appartenir, il aimera son Dieu de tout de son cœur, de toute
son âme et de toute sa pensée. Quelle est la nature de son
amour?
La conception qui prévaut encore parmi les médecins et
môme parmi les psychologues, c'est que l'amour mystique, mal-
gré l'ascétisme physique et moral qui le rend possible, malgré
la méditation et la contemplation religieuses qui le créent, ne
diffère pas^ dans sa racine, de l'amour humain le plus sensuel.
Sans doute Tobjet est Dieu, mais ce n'est pas par son objet qu'un
sentiment se distingue réellement d'un autre ; c'est par les émo-
tions secondaires dont il se compose, par les organes qu'il affecte;
et, considéré sous cet aspect, l'amour de Dieu apparaît comme
une transformation à peine déguisée de l'amour des créatures.
Ce sont les mêmes expressions physiques ou verbales, les mêmes
ardeurs et les mêmes satisfactions.
Les faits ne manquent pas, semble-t-il, pour appuyer la thèse;
ouvrez un mystique au hf^sard et voyez comme il parle : il s'ex-
prime avec le langage de l'amour le plus passionné ; il fait les
mômes protestations qu'un amant, il a les mêmes souffrances et
les mêmes jpies. « Je vous envoie mon cœur pour le donner à
notre tout amour, » écrit la mère Agnès de Langeac à M. Ollier,
« dites hardiment à notre tout aimant que je l'aime ou que je
meure (2). » « 0 hion vrai Dieu, l'époux de mon âme, et toute
la joie de mon cœur, » s'écrie sainte Rose de Lima, « j'ai soif de
vous aimer, ma joie et mon salut, comme vous vous aimez vous-
même. Oh oui! que je sois brûlée, détruite, cmsumée par v